Mélite/Acte 4/Scène 1

Mélite
(Édition Marty-Laveaux 1910)
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SCÈNE PREMIÈRE.


MÉLITE, La Nourrice.



LA NOURRICE.


Cette obstination à faire la secrète
M’accuse injustement d’être trop peu discrète 247.


MÉLITE.


Ton importunité n’est pas à supporter :
Ce que je ne sais point, te le puis-je conter ?


LA NOURRICE.


Les visites d’Éraste un peu moins assidues
Témoignent quelque ennui de ses peines perdues,
Et ce qu’on voit par là de refroidissement
Ne fait que trop juger son mécontentement.
Tu m’en veux cependant cacher tout le mystère ;
Mais je pourrois enfin en croire ma colère,
Et pour punition te priver des avis
Qu’a jusqu’ici ton cœur si doucement suivis.


MÉLITE.


C’est à moi de trembler après cette menace,
Et tout autre du moins trembleroit en ma place.


LA NOURRICE.


Ne raillons point : le fruit qui t’en est demeuré
(Je parle sans reproche, et tout considéré)
Vaut bien… Mais revenons à notre humeur chagrine :
Apprends-moi ce que c’est.


MÉLITE.


Apprends-moi ce que c’est._Veux-tu que je devine ?
Dégoûté d’un esprit si grossier que le mien,
Il cherche ailleurs peut-être un meilleur entretien.


LA NOURRICE.


Ce n’est pas bien ainsi qu’un amant perd l’envie
D’une chose deux ans ardemment poursuivie :
D’assurance un mépris l’oblige à se piquer ;
Mais ce n’est pas un trait qu’il faille pratiquer.
Une fille qui voit et que voit la jeunesse
Ne s’y doit gouverner qu’avec beaucoup d’adresse ;
Le dédain lui messied, ou quand elle s’en sert,
Que ce soit pour reprendre un amant qu’elle perd.
Une heure de froideur, à propos ménagée,
Peut rembraser une âme à demi dégagée 248,
Qu’un traitement trop doux dispense à 249 des mépris
D’un bien dont cet orgueil fait mieux savoir le prix 250.
Hors ce cas, il lui faut complaire à tout le monde,
Faire qu’aux vœux de tous l’apparence réponde 251,
Et sans embarrasser son cœur de leurs amours,
Leur faire bonne mine, et souffrir leurs discours 252.
Qu’à part ils pensent tous avoir la préférence,
Et paroissent ensemble entrer en concurrence 253 ;
Que tout l’extérieur de son visage égal
Ne rende aucun jaloux du bonheur d’un rival ;
Que ses yeux partagés leur donnent de quoi craindre,
Sans donner à pas un aucun lieu de se plaindre ;
Qu’ils vivent tous d’espoir jusqu’au choix d’un mari,
Mais qu’aucun cependant ne soit le plus chéri,
Et qu’elle cède enfin, puisqu’il faut qu’elle cède 254,
A qui paiera le mieux le bien qu’elle possède.
Si tu n’eusses jamais quitté cette leçon,
Ton Éraste avec toi vivroit d’autre façon.


MÉLITE.


Ce n’est pas son humeur de souffrir ce partage :
Il croit que mes regards soient son propre héritage,
Et prend ceux que je donne à tout autre qu’à lui
Pour autant de larcins faits sur le bien d’autrui.


LA NOURRICE.


J’entends à demi-mot ; achève, et m’expédie
Promptement le motif de cette maladie 255.


MÉLITE.


Si tu m’avois, Nourrice, entendue à demi,
Tu saurois que Tircis…


LA NOURRICE.


Tu saurois que Tircis…_Quoi ? son meilleur ami !
N’a-ce pas été lui qui te l’a fait connoître ?


MÉLITE.


Il voudroit que le jour en fût encore à naître ;
Et si d’auprès de moi je l’avois écarté 256,
Tu verrois tout à l’heure Éraste à mon côté.


LA NOURRICE.


J’ai regret que tu sois leur pomme de discorde ;
Mais puisque leur humeur ensemble ne s’accorde,
Éraste n’est pas homme à laisser échapper ;
Un semblable pigeon ne se peut rattraper :
Il a deux fois le bien de l’autre, et davantage.


MÉLITE.


Le bien ne touche point un généreux courage.


LA NOURRICE.


Tout le monde l’adore, et tâche d’en jouir.


MÉLITE.


Il suit un faux éclat qui ne peut m’éblouir.


LA NOURRICE.


Auprès de sa splendeur toute autre est fort petite 257.


MÉLITE.


Tu le places 258 au rang qui n’est dû qu’au mérite.


LA NOURRICE.


On a trop de mérite étant riche à ce point.


MÉLITE.


Les biens en donnent-ils à ceux qui n’en ont point ?


LA NOURRICE.


Oui, ce n’est que par là qu’on est considérable.


MÉLITE.


Mais ce n’est que par là qu’on devient méprisable :
Un homme dont les biens font toutes les vertus
Ne peut être estimé que des cœurs abattus.


LA NOURRICE.


Est-il quelques défauts que les biens ne réparent ?


MÉLITE.


Mais plutôt en est-il où les biens ne préparent ?
Étant riche, on méprise assez communément
Des belles qualités le solide ornement,
Et d’un luxe honteux la richesse suivie 259
Souvent par l’abondance aux vices nous convie.


LA NOURRICE.


Enfin je reconnois…


MÉLITE.


Enfin je reconnois…_Qu’avec tout ce grand bien 260
Un jaloux sur mon cœur n’obtiendra jamais rien.


LA NOURRICE.


Et que d’un cajoleur la nouvelle conquête
T’imprime, à mon regret, ces erreurs dans la tête.
Si ta mère le sait…


MÉLITE.


Si ta mère le sait…_Laisse-moi ces soucis,
Et rentre, que je parle à la sœur de Tircis 261.


LA NOURRICE.


Peut-être elle t’en veut dire quelque nouvelle.


MÉLITE.


Ta curiosité te met trop en cervelle 262.
Rentre sans t’informer de ce qu’elle prétend ;
Un meilleur entretien avec elle m’attend.


Acte III

Acte IV, scène I

Scène II


247. Var. [M’accuse injustement d’être trop peu discrète.]
mél. Vraiment tu me poursuis avec trop de rigueur :
Que te puis-je conter, n’ayant rien sur le cœur ?
la nourr. Un chacun fait à l’œil des remarques aisées,
Qu’Éraste, abandonnant ses premières brisées,
Pour te mieux témoigner son refroidissement.
Cherche sa guérison dans un bannissement.
Tu m’en veux cependant ôter la connoissance ;
Mais si jamais sur toi j’eus aucune puissance,
Par ce que tous les jours en tes affections
Tu reçois de profit de mes instructions af.
Apprends-moi ce que c’est, mél. Et que sais-je, Nourrice,
Des fantasques ressorts qui meuvent son caprice ?
Ennuyé d’un esprit si grossier que le mien,
[Il cherche ailleurs peut-être un meilleur entretien.] (1633-57)

248. Var. Rembrase assez souvent une âme dégagée. (1633-57)

249. Dispenser à… accorder la dispense, la permission nécessaire pour faire quelque chose, autoriser à…

250. Var. D’un bien dont un dédain fait mieux savoir le prix. (1633-57)

251. Var. Faire qu’aux vœux de tous son visage réponde. (1633-57)

252. Var. Leur faire bonne mine, et souffrir leur discours. (1633, 44 et 52-57)
Var. Leur montrer bonne mine, et souffrir leur discours. (1648)

253. Var. [Et paroissent ensemble entrer en concurrence :]
Ainsi lorsque plusieurs te parlent à la fois,
En répondant à l’un, serre à l’autre les doigts,
Et si l’un te dérobe un baiser par surprise,
Qu’à l’autre incontinent il soit en belle prise ;
Que l’un et l’autre juge, à ton visage égal,
Que tu caches ta flamme aux yeux de son rival.
Partage bien les tiens, et surtout sache feindre,
De sorte que pas un n’ait sujet de se plaindre. (1633-57)

254. Var. Tiens bon, et cède enfin, puisqu’il faut que tu cèdes,
À qui paiera le mieux le bien que tu possèdes. (1633-57).

255. Var. [Promptement le motif de cette maladie.]
mél. Tirsis est ce motif. la nourr. Ce jeune cavalier!
Son ami plus intime et son plus familier !
[N’a-ce pas été lui qui te l’a fait connoître ?] (1633-57)

256. Var. Et si dans ce jourd’hui je l’avois écarté,
Tu verrois dès demain Éraste à mon côté.
la nourr. J’ai regret que tu sois la pomme de discorde. (1633-57)

257. Var. Auprès de sa splendeur toute autre est trop petite, (1633-57)

258. On lit dans l’édition de 1633 : tu te places, pour tu le places ; mais c’est évidemment une faute d’impression.

259. L’édition de 1633 porte, mais ce doit être aussi une faute :
Et d’un riche honteux la richesse suivie.

260. Var. Enfin je reconnois…_Qu’avecque tout son bien
Un jaloux dessus moi n’obtiendra jamais rien. (1633-60)

261. Var. [Et rentre, que je parle à la sœur de Tirsis :]
Je la vois qui de loin me fait signe et m’appelle.
[la nourr. Peut-être elle t’en veut dire quelque nouvelle.]
mél. [Rentre, sans t’informer de ce qu’elle prétend.] (1633-57)

262. Mettre en cervelle, inquiéter. Voyez plus haut, p. 192, note 2.


af. Dans l’édition de 1667, probablement par erreur :
Parce que tous les jours, en tes affections,
Tu reçois du profit de mes instructions.