Mélite/Acte 3/Scène 6

Mélite
(Édition Marty-Laveaux 1910)
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SCÈNE VI.


PHILANDRE, CLORIS.



CLORIS.


Quoi, tu passes, Philandre, et sans me regarder ?


PHILANDRE.


Pardonne-moi, de grâce : une affaire importune
M’empêche de jouir de ma bonne fortune,
Et son empressement, qui porte ailleurs mes pas,
Me remplissoit l’esprit jusqu’à ne te voir pas.


CLORIS.


J’ai donc souvent le don d’aimer plus qu’on ne m’aime :
Je ne pense qu’à toi, j’en parlois en moi-même.


PHILANDRE.


Me veux-tu quelque chose ?


CLORIS.


Me veux-tu quelque chose ?_Il t’ennuie avec moi ;
Mais comme de tes feux j’ai pour garant ta foi,
Je ne m’alarme point. N’étoit ce qui le presse,
Ta flamme un peu plus loin eût porté la tendresse,
Et je t’aurois fait voir quelques vers de Tircis
Pour le charmant objet de ses nouveaux soucis.
Je viens de les surprendre, et j’y pourrois encore 241
Joindre quelques billets de l’objet qu’il adore ;
Mais tu n’as pas le temps. Toutefois, si tu veux 242
Perdre un domi-quart d’heure à les lire nous deux…


PHILANDRE.


Voyons donc ce que c’est, sans plus longue demeure ;
Ma curiosité pour ce demi-quart d’heure
S’osera dispenser.


CLORIS.


S’osera dispenser._Aussi tu me promets,
Quand tu les auras lus, de n’en parler jamais ;
Autrement, ne crois pas…


PHILANDRE, reconnoissant les lettres 243.


Autrement, ne crois pas…_Cela s’en va sans dire :
Donne, donne-les-moi, tu ne les saurois lire :
Et nous aurions ainsi besoin de trop de temps.


CLORIS, les resserrant 244.


Philandre, tu n’es pas encore où tu prétends ;
Quelques 245 hautes faveurs que ton mérite obtienne,
Elles sont aussi bien en ma main qu’en la tienne :
Je les garderai mieux, tu peux en assurer
La belle qui pour toi daigne se parjurer 246.


PHILANDRE.


Un homme doit souffrir d’une fille en colère ;
Mais je sais comme il faut les ravoir de ton frère :
Tout exprès je le cherche, et son sang, ou le mien…


CLORIS.


Quoi ! Philandre est vaillant, et je n’en savois rien !
Tes coups sont dangereux quand tu ne veux pas feindre ;
Mais ils ont le bonheur de se faire peu craindre,
Et mon frère, qui sait comme il s’en faut guérir,
Quand tu l’aurois tué, pourroit n’en pas mourir.


PHILANDRE.


L’effet en fera foi, s’il en a le courage.
Adieu : j’en perds le temps à parler davantage.
Tremble.


CLORIS.


Tremble.J’en ai grand lieu, connoissant ta vertu :
Pourvu qu’il y consente, il sera bien battu.


Scène V

Acte III, scène VI

Acte IV


241. Var. Je les viens de surprendre, et j’y pourrois encore. (1660)

242. Var. Mais tu n’as pas loisir. Toutefois si tu veux. (1660-64)

243. Var. Il reconnoit les lettres. (1663, en marge) ae

244. Var. Elle les resserre. (1663, en marge.)

245. Telle est l’orthographe de ce mot dans toutes les éditions publiées du vivant de Corneille. Voyez le Lexique.

246. Un des personnages de la Veuve (acte III, sc. III) parle de la comédie de Mélite et mentionne
Le discours de Cloris quand Philandre la quitte.


ae. Voyez plus loin, p. 252 et 253, quelle est la variante de ce jeu de scène dans l’édition de 1633, et celle du jeu de scène suivant dans les éditions de 1644-57.