Mélite
(Édition Marty-Laveaux 1910)
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ACTE III.


――――――


SCÈNE PREMIÈRE.


PHILANDRE.



Tu l’as gagné, Mélite ; il ne m’est pas possible 180
D’être à tant de faveurs plus longtemps insensible.
Tes lettres où sans fard tu dépeins ton esprit,
Tes lettres où ton cœur est si bien par écrit,
Ont charmé tous mes sens par leurs douces promesses 181.
Leur attente vaut mieux, Cloris, que tes caresses.
Ah ! Mélite, pardon ! je t’offense à nommer
Celle qui m’empêcha si longtemps de t’aimer.
Souvenirs importuns d’une amante laissée,
Qui venez malgré moi remettre en ma pensée
Un portrait que j’en veux tellement effacer 182
Que le sommeil ait peine à me le retracer,
Hâtez-vous de sortir sans plus troubler ma joie,
Et retournant trouver celle qui vous envoie,
Dites-lui de ma part pour la dernière fois
Qu’elle est en liberté de faire un autre choix ;
Que ma fidélité n’entretient plus ma flamme,
Ou que s’il m’en demeure encore un peu dans l’âme,
Je souhaite en faveur de ce reste de foi
Qu’elle puisse gagner au change autant que moi 183.
Dites-lui que Mélite, ainsi qu’une Déesse,
Est de tous nos désirs souveraine maîtresse,
Dispose de nos cœurs, force nos volontés,
Et que par son pouvoir nos destins surmontés
Se tiennent trop heureux de prendre l’ordre d’elle ;
Enfin que tous mes vœux…


――――――


SCÈNE II.


TIRCIS, PHILANDRE.



TIRCIS.


Enfin que tous mes vœux…_Philandre !


PHILANDRE.


Enfin que tous mes vœux… Philandre !_Qui m’appelle ?


TIRCIS.


Tircis, dont le bonheur au plus haut point monté
Ne peut être parfait sans te l’avoir conté.


PHILANDRE.


Tu me fais trop d’honneur par cette confidence 184.


TIRCIS.


J’userois envers toi d’une sotte prudence.
Si je faisois dessein de te dissimuler
Ce qu’aussi bien mes yeux ne sauroient te celer.


PHILANDRE.


En effet, si l’on peut te juger au visage,
Si l’on peut par tes yeux lire dans ton courage 185,
Ce qu’ils montrent de joie à tel point me surprend,
Que je n’en puis trouver de sujet assez grand :
Rien n’atteint, ce me semble, aux signes qu’ils en donnent.


TIRCIS.


Que fera le sujet, si les signes t’étonnent ?
Mon bonheur est plus grand qu’on ne peut soupçonner ;
C’est quand tu l’auras su qu’il faudra t’étonner.


PHILANDRE.


Je ne le saurai pas sans marque plus expresse.


TIRCIS.


Possesseur, autant vaut…


PHILANDRE.


Possesseur, autant vaut…_De quoi ?


TIRCIS.


Possesseur, autant vaut… De quoi ?_D’une maîtresse.
Belle, honnête, jolie, et dont l’esprit charmant 186
De son seul entretien peut ravir un amant :
En un mot, de Mélite.


PHILANDRE.


En un mot, de Mélite._Il est vrai qu’elle est belle ;
Tu n’as pas mal choisi ; mais…


TIRCIS.


Tu n’as pas mal choisi ; mais…_Quoi, mais ?


PHILANDRE.


Tu n’as pas mal choisi ; mais… Quoi, mais ?_T’aime-t-elle ?


TIRCIS.


Cela n’est plus en doute.


PHILANDRE.


Cela n’est plus en doute._Et de cœur ?


TIRCIS.


Cela n’est plus en doute. Et de cœur ?_Et de cœur,
Je t’en réponds.


PHILANDRE.


Je t’en réponds._Souvent un visage moqueur
N’a que le beau semblant d’une mine hypocrite.


TIRCIS.


Je ne crains rien de tel du côté de Mélite 187.


PHILANDRE.


Écoute, j’en ai vu de toutes les façons :
J’en ai vu qui sembloient n’être que des glaçons,
Dont le feu, retenu par une adroite feinte 188,
S’allumoit d’autant plus qu’il souffroit de contrainte ;
J’en ai vu, mais beaucoup, qui sous le faux appas
Des preuves d’un amour qui ne les touchoit pas,
Prenoient du passe-temps d’une folle jeunesse
Qui se laisse affiner à 189 ces traits de souplesse,
Et pratiquoient sous main d’autres affections ;
Mais j’en ai vu fort peu de qui les passions
Fussent d’intelligence avec tout le visage 190.


TIRCIS.


Et de ce petit nombre est celle qui m’engage :
De sa possession je me tiens aussi seur 191
Que tu te peux tenir de celle de ma sœur.


PHILANDRE.


Donc, si ton espérance à la fin n’est déçue 192.
Ces deux amours auront une pareille issue.


TIRCIS.


Si cela n’arrivoit, je me tromperois fort.


PHILANDRE.


Pour te faire plaisir j’en veux être d’accord.
Cependant apprends-moi comment elle te traite,
Et qui te fait juger son ardeur si parfaite 193.


TIRCIS.


Une parfaite ardeur a trop de truchements
Par qui se faire entendre aux esprits des amants :
Un coup d’œil, un soupir 194


PHILANDRE.


Un coup d’œil, un soupir…_Ces faveurs ridicules 195
Ne servent qu’à duper des âmes trop crédules.
N’as-tu rien que cela ?


TIRCIS.


N’as-tu rien que cela ?_Sa parole et sa foi.


PHILANDRE.


Encor c’est quelque chose. Achève et conte-moi
Les petites douceurs, les aimables tendresses 196
Qu’elle se plaît à joindre à de telles promesses.
Quelques lettres du moins te daignent confirmer
Ce vœu qu’entre tes mains elle a fait de t’aimer ?


TIRCIS.


Recherche qui voudra ces menus badinages,
Qui n’en sont pas toujours de fort sûrs témoignages ;
Je n’ai que sa parole, et ne veux que sa foi.


PHILANDRE.


Je connois donc quelqu’un plus avancé que toi 197.


TIRCIS.


J’entends qui tu veux dire, et pour ne te rien feindre.
Ce rival est bien moins à redouter qu’à plaindre.
Éraste, qu’ont banni ses dédains rigoureux…


PHILANDRE.


Je parle de quelque autre un peu moins malheureux.


TIRCIS.


Je ne connois que lui qui soupire pour elle.


PHILANDRE.


Je ne te tiendrai point plus longtemps en cervelle 198 :
Pendant qu’elle t’amuse avec ses beaux discours,
Un rival inconnu possède ses amours,
Et la dissimulée, au mépris de ta flamme,
Par lettres chaque jour lui fait don de son âme.


TIRCIS.


De telles trahisons lui sont trop en horreur.


PHILANDRE.


Je te veux par pitié tirer de cette erreur.
Tantôt, sans y penser, j’ai trouvé cette lettre ;
Tiens, vois ce que tu peux désormais t’en promettre.


lettre supposée de mélite à philandre.

Je commence à m’estimer quelque chose, puisque je vous plais ; et mon miroir m’offense tous les jours, ne me représentant pas assez belle, comme je m’imagine qu’il faut être pour mériter votre affection. Aussi je veux bien que vous sachiez que Mélite ne croit la posséder que par faveur199, ou comme une récompense extraordinaire d’un excès d’amour, dont elle tâche de suppléer au défaut des grâces que le ciel lui a refusées.


PHILANDRE.


Maintenant qu’en dis-tu ? n’est-ce pas t’affronter 200 ?


TIRCIS.


Cette lettre en tes mains ne peut m’épouvanter.


PHILANDRE.


La raison ?


TIRCIS.


La raison ?_Le porteur a su combien je t’aime,
Et par galanterie il t’a pris pour moi-même 201,
Comme aussi ce n’est qu’un de deux parfaits amis.


PHILANDRE.


Voilà bien te flatter plus qu’il ne t’est permis,
Et pour ton intérêt aimer à te méprendre 202.


TIRCIS.


On t’en aura donné quelque autre pour me rendre,
Afin qu’encore un coup je sois ainsi déçu.


PHILANDRE.


Oui, j’ai quelque billet que tantôt j’ai reçu 203,
Et puisqu’il est pour toi…


TIRCIS.


Et puisqu’il est pour toi…_Que ta longueur me tue !
Dépêche.


PHILANDRE.


Dépêche._Le voilà que je te restitue.


autre lettre supposée de mélite à philandre.

Vous n’avez plus affaire qu’à Tircis ; je le souffre encore, afin que par sa hantise je remarque plus exactement ses défauts et les fasse mieux goûter à ma mère. Après cela Philandre et Mélite auront tout loisir de rire ensemble des belles imaginations dont le frère et la sœur ont repu leurs espérances.


PHILANDRE.


Te voilà tout rêveur, cher ami ; par ta foi,
Crois-tu que ce billet s’adresse encore à toi 204 ?


TIRCIS.


Traître ! c’est donc ainsi que ma sœur méprisée
Sert à ton changement d’un sujet de risée ?
C’est ainsi qu’à sa foi Mélite osant manquer 205,
D’un parjure si noir ne fait que se moquer ?
C’est ainsi que sans honte à mes yeux tu subornes 206
Un amour qui pour moi devoit être sans bornes ?
Suis-moi tout de ce pas, que l’épée à la main 207
Un si cruel affront se répare soudain :
Il faut que pour tous deux ta tête me réponde.


PHILANDRE.


Si pour te voir trompé tu te déplais au monde,
Cherche en ce désespoir qui t’en veuille arracher ;
Quant à moi, ton trépas me coûteroit trop cher 208.


TIRCIS.


Quoi ! tu crains le duel ?


PHILANDRE.


Quoi ! tu crains le duel ?_Non ; mais j’en crains la suite,
Où la mort du vaincu met le vainqueur en fuite,
Et du plus beau succès le dangereux éclat
Nous fait perdre l’objet et le prix du combat.


TIRCIS.


Tant de raisonnement et si peu de courage
Sont de tes lâchetés le digne témoignage.
Viens, ou dis que ton sang n’oseroit s’exposer.


PHILANDRE.


Mon sang n’est plus à moi ; je n’en puis disposer.
Mais puisque ta douleur de mes raisons s’irrite,
J’en prendrai dès ce soir le congé de Mélite.
Adieu.


――――――


SCÈNE III.


TIRCIS



Adieu._Tu fuis, perfide, et ta légèreté,
T’ayant fait criminel, te met en sûreté !
Reviens, reviens défendre une place usurpée :
Celle qui te chérit vaut bien un coup d’épée.
Fais voir que l’infidèle, en se donnant à toi,
A fait choix d’un amant qui valoit mieux que moi ;
Soutiens son jugement, et sauve ainsi de blâme
Celle qui pour la tienne a négligé ma flamme.
Crois-tu qu’on la mérite à force de courir ?
Peux-tu m’abandonner ses faveurs sans mourir 209 ?
Ô lettres, ô faveurs indignement placées,
À ma discrétion honteusement laissées !
Ô gages qu’il néglige ainsi que superflus !
Je ne sais qui de nous vous diffamez le plus 210 ;
Je ne sais qui des trois doit rougir davantage ;
Car vous nous apprenez qu’elle est une volage,
Son amant un parjure, et moi sans jugement,
De n’avoir rien prévu de leur déguisement.
Mais il le falloit bien, que cette âme infidèle,
Changeant d’affection, prît un traître comme elle,
Et que le digne amant qu’elle a su rechercher
À sa déloyauté n’eût rien à reprocher.
Cependant j’en croyois cette fausse apparence
Dont elle repaissoit ma frivole espérance ;
J’en croyois ses regards, qui tous remplis d’amour,
Étoient de la partie en un si lâche tour.
Ô ciel ! vit-on jamais tant de supercherie,
Que tout l’extérieur ne fût que tromperie ?
Non, non, il n’en est rien : une telle beauté
Ne fut jamais sujette à la déloyauté.
Foibles et seuls témoins du malheur qui me touche,
Vous êtes trop hardis de démentir sa bouche.
Mélite me chérit, elle me l’a juré :
Son oracle reçu, je m’en tiens assuré 211.
Que dites-vous là contre ? êtes-vous plus croyables ?
Caractères trompeurs, vous me contez des fables,
Vous voulez me trahir ; mais vos efforts sont vains 212 :
Sa parole a laissé son cœur entre mes mains.
À ce doux souvenir ma flamme se rallume ;
Je ne sais plus qui croire ou d’elle ou de sa plume :
L’un et l’autre en effet n’ont rien que de léger ;
Mais du plus ou du moins je n’en puis que juger.
Loin, loin, doutes flatteurs que mon feu me suggère 213 !
Je vois trop clairement qu’elle est la plus légère 214 ;
La foi que j’en reçus s’en est allée en l’air 215.
Et ces traits de sa plume osent encor parler 216,
Et laissent en mes mains une honteuse image,
Où son cœur peint au vif remplit le mien de rage.
Oui, j’enrage, je meurs, et tous mes sens troublés 217
D’un excès de douleur se trouvent accablés 218 ;
Un si cruel tourment me gêne et me déchire,
Que je ne puis plus vivre avec un tel martyre 219 :
Mais cachons-en la honte, et nous donnons du moins
Ce faux soulagement, en mourant sans témoins,
Que mon trépas secret empêche l’infidèle
D’avoir la vanité que je sois mort pour elle.


――――――


SCÈNE IV.


TIRCIS, CLORIS.



CLORIS.


Mon frère, en ma faveur retourne sur tes pas.
Dis-moi la vérité : tu ne me cherchois pas ?
Eh quoi ! tu fais semblant de ne me pas connoître ?
O Dieux ! en quel état te vois-je ici paroitre !
Tu pâlis tout à coup, et tes louches regards
S’élancent incertains presque de toutes parts !
Tu manques à la fois de couleur et d’haleine 220 !
Ton pied mal affermi ne te soutient qu’à peine !
Quel accident nouveau te trouble ainsi les sens 221 ?


TIRCIS.


Puisque tu veux savoir le mal que je ressens,
Avant que d’assouvir l’inexorable envie
De mon sort rigoureux qui demande ma vie,
Je vais l’assassiner d’un fatal entretien,
Et te dire en deux mots mon malheur et le tien.
En nos chastes amours de tous deux on se moque 222 :
Philandre… Ah ! la douleur m’étouffe et me suffoque.
Adieu, ma sœur, adieu ; je ne puis plus parler 223 :
Lis, et si tu le peux, tâche à te consoler 224.


CLORIS.


Ne m’échappe donc pas.


TIRCIS.


Ne m’échappe donc pas._Ma sœur, je te supplie…


CLORIS.


Quoi ! que je t’abandonne à ta mélancolie ?
Voyons auparavant ce qui te fait mourir 225,
Et nous aviserons à te laisser courir.


TIRCIS.


Hélas ! quelle injustice !


CLORIS, après avoir lu les lettres qu’il lui a données 226.


Hélas ! quelle injustice !_Est-ce là tout, fantasque ?
Quoi ! si la déloyale enfin lève le masque,
Oses-tu te fâcher d’être désabusé ?
Apprends qu’il le faut être en amour plus rusé ;
Apprends que les discours des filles bien sensées 227
Découvrent rarement le fond de leurs pensées,
Et que les yeux aidant à ce déguisement,
Notre sexe a le don de tromper finement.
Apprends aussi de moi que ta raison s’égare,
Que Mélite n’est pas une pièce si rare,
Qu’elle soit seule ici qui vaille la servir 228 ;
Assez d’autres objets y sauront te ravir 229.
Ne t’inquiète point pour une écervelée
Qui n’a d’ambition que d’être cajolée,
Et rend à plaindre ceux qui flattant ses beautés 230
Ont assez de malheur pour en être écoutés.
Damon lui plut jadis, Aristandre, et Géronte 231 ;
Éraste après deux ans n’y voit pas mieux son conte 232 ;
Elle t’a trouvé bon seulement pour huit jours ;
Philandre est aujourd’hui l’objet de ses amours,
Et peut-être déjà (tant elle aime le change 233 !)
Quelque autre nouveauté le supplante et nous venge.
Ce n’est qu’une coquette avec tous ses attraits 234 ;
Sa langue avec son cœur ne s’accorde jamais ;
Les infidélités font ses jeux ordinaires ;
Et ses plus doux appas sont tellement vulgaires,
Qu’en elle homme d’esprit n’admira jamais rien
Que le sujet pourquoi tu lui voulois du bien.


TIRCIS.


Penses-tu m’arrêter par ce torrent d’injures 235 ?
Que ce soient vérités, que ce soient impostures,
Tu redoubles mes maux, au lieu de les guérir.
Adieu : rien que la mort ne peut me secourir.


――――――


SCÈNE V.


CLORIS.



Mon frère… Il s’est sauvé ; son désespoir l’emporte :
Me préserve le ciel d’en user de la sorte !
Un volage me quitte, et je le quitte aussi :
Je l’obligerois trop de m’en mettre en souci.
Pour perdre des amants, celles qui s’en affligent
Donnent trop d’avantage à ceux qui les négligent ;
Il n’est lors que la joie : elle nous venge mieux,
Et la fît-on à faux éclater par les yeux,
C’est montrer par bravade à leur vaine inconstance 236
Qu’elle est pour nous toucher de trop peu d’importance.
Que Philandre à son gré rende ses vœux contents ;
S’il attend que j’en pleure, il attendra longtemps.
Son cœur est un trésor dont j’aime qu’il dispose ;
Le larcin qu’il m’en fait me vole peu de chose,
Et l’amour qui pour lui m’éprit si follement
M’avoit fait bonne part de son aveuglement.
On enchérit pourtant sur ma faute passée :
Dans la même folie une autre embarrassée 237
Le rend encor parjure, et sans âme, et sans foi,
Pour se donner l’honneur de faillir après moi.
Je meure, s’il n’est vrai que la moitié du monde 238
Sur l’exemple d’autrui se conduit et se fonde.
À cause qu’il parut quelque temps m’enflammer,
La pauvre fille a cru qu’il valoit bien l’aimer,
Et sur cette croyance elle en a pris envie :
Lui pût-elle durer jusqu’au bout de sa vie !
Si Mélite a failli me l’ayant débauché,
Dieux, par là seulement punissez son péché !
Elle verra bientôt que sa digne conquête 239
N’est pas une aventure à me rompre la tête.
Un si plaisant malheur m’en console à l’instant.
Ah! si mon fou de frère en pouvoit faire autant 240,
Que j’en aurois de joie, et que j’en ferois gloire !
Si je puis le rejoindre et qu’il me veuille croire,
Nous leur ferons bien voir que leur change indiscret
Ne vaut pas un soupir, ne vaut pas un regret.
Je me veux toutefois en venger par malice,
Me divertir une heure à m’en faire justice :
Ces lettres fourniront assez d’occasion
D’un peu de défiance et de division.
Si je prends bien mon temps, j’aurai pleine matière
À les jouer tous deux d’une belle manière.
En voici déjà l’un qui craint de m’aborder.


――――――


SCÈNE VI.


PHILANDRE, CLORIS.



CLORIS.


Quoi, tu passes, Philandre, et sans me regarder ?


PHILANDRE.


Pardonne-moi, de grâce : une affaire importune
M’empêche de jouir de ma bonne fortune,
Et son empressement, qui porte ailleurs mes pas,
Me remplissoit l’esprit jusqu’à ne te voir pas.


CLORIS.


J’ai donc souvent le don d’aimer plus qu’on ne m’aime :
Je ne pense qu’à toi, j’en parlois en moi-même.


PHILANDRE.


Me veux-tu quelque chose ?


CLORIS.


Me veux-tu quelque chose ?_Il t’ennuie avec moi ;
Mais comme de tes feux j’ai pour garant ta foi,
Je ne m’alarme point. N’étoit ce qui le presse,
Ta flamme un peu plus loin eût porté la tendresse,
Et je t’aurois fait voir quelques vers de Tircis
Pour le charmant objet de ses nouveaux soucis.
Je viens de les surprendre, et j’y pourrois encore 241
Joindre quelques billets de l’objet qu’il adore ;
Mais tu n’as pas le temps. Toutefois, si tu veux 242
Perdre un domi-quart d’heure à les lire nous deux…


PHILANDRE.


Voyons donc ce que c’est, sans plus longue demeure ;
Ma curiosité pour ce demi-quart d’heure
S’osera dispenser.


CLORIS.


S’osera dispenser._Aussi tu me promets,
Quand tu les auras lus, de n’en parler jamais ;
Autrement, ne crois pas…


PHILANDRE, reconnoissant les lettres 243.


Autrement, ne crois pas…_Cela s’en va sans dire :
Donne, donne-les-moi, tu ne les saurois lire :
Et nous aurions ainsi besoin de trop de temps.


CLORIS, les resserrant 244.


Philandre, tu n’es pas encore où tu prétends ;
Quelques 245 hautes faveurs que ton mérite obtienne,
Elles sont aussi bien en ma main qu’en la tienne :
Je les garderai mieux, tu peux en assurer
La belle qui pour toi daigne se parjurer 246.


PHILANDRE.


Un homme doit souffrir d’une fille en colère ;
Mais je sais comme il faut les ravoir de ton frère :
Tout exprès je le cherche, et son sang, ou le mien…


CLORIS.


Quoi ! Philandre est vaillant, et je n’en savois rien !
Tes coups sont dangereux quand tu ne veux pas feindre ;
Mais ils ont le bonheur de se faire peu craindre,
Et mon frère, qui sait comme il s’en faut guérir,
Quand tu l’aurois tué, pourroit n’en pas mourir.


PHILANDRE.


L’effet en fera foi, s’il en a le courage.
Adieu : j’en perds le temps à parler davantage.
Tremble.


CLORIS.


Tremble.J’en ai grand lieu, connoissant ta vertu :
Pourvu qu’il y consente, il sera bien battu.


Acte II

Acte III

Acte IV


180. Var. Tu l’as gagné, Mélite ; il ne m’est plus possible
D’être à tant de faveurs désormais insensible. (1633-57)

181. Var. Ont charmé tous mes sens de leurs douces promesses. (1633-60)

182. Var. Un portrait que je veux tellement effacer. (1660)

183. Var. [Qu’elle puisse gagner au change autant que moi.]
Dites-lui de ma part que depuis que le monde
Du milieu fin chaos lira sa forme ronde.
C’est la première fois que ces vieux ennemis,
Le change et la raison, sont devenus amis ;
[Dites-lui que Mélite, ainsi qu’une Déesse.] (1633)

184. Var. Tu me fais trop d’honneur en cette confidence. (1633-60)

185. Var. [Si l’on peut par tes yeux lire dans ton courage,]
Je ne croirai jamais qu’à force de rêver
Au sujet de ta joie, on le puisse trouver :
[Rien n’atteint, ce me semble, aux signes qu’ils en donnent.] (1633-57)

186. Var. belle, honnête, gentille, et dont l’esprit charmant (1633-57)

187. Var. Je ne crains pas cela du côté de Mélite. (1633-57)

188. Var. Dont le feu, gourmandé par une adroite feinte. (1633)

189. Qui se laisse prendre à… tromper par…

190. Var. Fussent d’intelligence avecque le visage. (1633-60)

191. Peut-être cette prononciation était-elle en usage lorsque la pièce fut représentée pour la première fois, mais elle était certainement abandonnée lorsque Corneille publiait les dernières éditions de son théâtre. Voyez le Lexique.

192. Var. Doncques, si ta raison ne se trouve déçue. (1633-57)

193. Var. Et qui te fait juger son amour si parfaite.
tirs. Une parfaite amour a trop de truchements. (1633-57)

194. Var. Un clin d’œil, un soupir… (1633)

195. Var. Un coup d’œil, un soupir…_Ces choses ridicules
Ne servent qu’à piper des âmes trop crédules. (1633-57)

196. Var. Les douceurs que la belle, à tout autre w farouche,
T’a laissé dérober sur ses yeux, sur sa bouche,
Sur sa gorge, où, que sais-je ? tirs. Ah ! ne présume pas
Que ma témérité profane ses appas,
Et quand bien j’aurois eu tant d’heur, ou d’insolence.
Ce secret, étouffé dans la nuit du silence,
N’échapperoit jamais à ma discrétion.
phil. Quelques lettres du moins pleines d’affection
Témoignent son ardeur? tirs. Ces foibles témoignages
D’une vraie amitié sont d’inutiles gages ;
Je n’en veux et n’en ai point d’autre que sa foi x.
phil. Je sais donc bien quelqu’un plus avancé que toi.
tirs. Plus avancé que moi ? j’entends qui tu veux dire,
Mais il n’a garde d’être en état de me nuire :
Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’Éraste a son congé.
phil. Celui dont je te parle est bien mieux partagé.
tirs. Je ne sache que lui qui soupire pour elle. (1633-57)

197. Var. J’en connois donc quelqu’un plus avancé que toi. (1663)

198. Tenir en cervelle, inquiéter, tenir dans l’inquiétude. Voyez le Lexique.

199. Var. Aussi la pauvre Mélite ne la croit posséder que par faveur. (1633-57)

200. Affronter, tromper avec audace.

201. Var. Et par un gentil trait il t’a pris pour moi-même,
D’autant que ce n’est qu’un de deux parfaits amis. (1633-57)

202. Var. Et pour ton intérêt dextrement te méprendre. (1633-57)

203. Var. C’est par là qu’il t’en plaît ? oui-da ; j’en ai reçu
Encore une, qu’il faut que je te restitue.
tirs. Dépêche, ta longueur importune me tue. (1633-57)

204. Var. Crois tu que celle-là s’adresse encore à toi ? (1633-57)

205. Var. Qu’à tes suasions Mélite osant manquer
À ce qu’elle a promis, ne s’en fait que moquer ?
Qu’oubliant tes serments, déloyal tu subornes
[Un amour qui pour moi devoit être sans bornes ?] (1633-57)

206. Suborner, séduire, appliqué ainsi aux passions, aux sentiments, est fréquent dans Corneille. Voyez le Lexique.

207. Var. Avise à te défendre ; un affront si cruel
Ne peut se réparer à moins que d’un duel :
[Il faut que pour tous deux ta tête me réponde.] (1633-57)

208. Var. [Quant à moi, ton trépas me coûteroit trop cher :]
Il me faudroit après, par une prompte fuite,
Éloigner trop longtemps les beaux yeux de Mélite.
tirs. Ce discours de bouffon ne me satisfait pas :
Nous sommes seuls ici ; dépêchons, pourpoint bas y.
phil. Vivons plutôt amis, et parlons d’autre chose.
tirs. Tu n’oserois, je pense, phil. Il est tout vrai, je n’ose
Ni mon sang ni ma vie en péril exposer.
Ils ne sont plus à moi : je n’en puis disposer.
Adieu : celle qui veut qu’à présent je la serve
Mérite que pour elle ainsi je me conserve.

SCÈNE III.

TIRSIS.

Quoi! tu t’enfuis, perfide, et ta légèreté. (1633-57)

209. Var. [Peux-tu m’abandonner ses faveurs sans mourir ?]
Si de les plus garder ton peu d esprit se lasse,
Viens me dire du moins ce qu’il faut que j’en fasse.
Ne t’en veux-tu servir qu’à me désabuser ?
N’ont-elles point d’effet qui soit plus à priser ?
[Ô lettres, ô faveurs indignement placées.] (1633)

210. Var. Je ne sais qui des trois vous diffamez le plus,
De moi, de ce perfide, ou bien de sa maîtresse ;
Car vous nous apprenez qu’elle est une traîtresse,
Son amant un poltron, et moi sans jugement,
De n’avoir rien prévu de son déguisement.
Mais que par ses transports ma raison est surprise !
Pour ce manque de cœur qu’à tort je le méprise !
(Hélas ! à mes dépens je le puis bien savoir)
Quand on a vu Mélite on n’en peut plus avoir z.
Fuis donc, homme sans cœur, va dire à ta volage
Combien sur ton rival ta fuite a d’avantage,
Et que ton pied léger ne laisse à ma valeur
Que les vains mouvements d’une juste douleur.
Ce lâche naturel qu’elle fait reconnoître
Ne t’aimera pas moins étant poltron que traître.
Traître et poltron ! voilà les belles qualités
Qui retiennent les sens de Mélite enchantés.
Aussi le falloit-il que cette âme infidèle,
[Changeant d’affection, prît un traître comme elle,]
Et la jeune rusée a bien su rechercher aa
Un qui n’eût sur ce point rien à lui reprocher,
Cependant que, leurré d’une fausse apparence,
Je repaissois de vent ma frivole espérance.
Mais je le méritois, et ma facilité
Tentoit trop puissamment son infidélité ab.
Je croyois à ses yeux, à sa mine embrasée ac,
À ces petits larcins pris d’une force aisée.
Hélas ! et se peut-il que ces marques d’amour
Fussent de la partie en un si lâche tour ?
Auroit-on jamais vu tant de supercherie.
Que tout l’extérieur ne fût que piperie ?
[Non, non, il n’en est rien : une telle beauté.] (1633-57)

211. Var. Son oracle reçu, je m’en tins assuré. (1633)

212. Var. Vous voulez me trahir, vous voulez m’abuser :
J’ai sa parole en gage et de plus un baiser. (1633-57)

213. Var. C’est en vain que mon feu ces doutes me suggère. (1633-57)

214. Var. Je vois très-clairement qu’elle est la plus légère. (1648-57)

215. Var. Les serments que j’en ai s’en vont au vent jetés.
Et ces traits de sa plume ici me sont restés,
Qui dépeignant au vif son perfide courage,
Remplissent de bonheur Philandre, et moi de rage, (1633-57)

216. Var. Et ces traits de sa plume, osant encor parler,
Laissent entre mes mains une honteuse image. (1660)

217. Var. Oui, j’enrage, je crève, et tous mes sens troublés. (1633)

218. Var. D’un excès de douleur succombent accablés. (1633-60)

219. Var. [Que je ne puis plus vivre avec un tel martyre :]
Aussi ma prompte mort le va bientôt finir ;
Déjà mon cœur outré ne cherchant qu’à bannir
Cet amour qui l’a fait si lourdement méprendre,
Pour lui donner passage, est tout prêt de se fendre ad ;
Mon âme par dépit tâche d’abandonner
Un corps que sa raison sut si mal gouverner.
Mes yeux, jusqu’à présent couverts de mille nues,
S’en vont les distiller en larmes continues.
Larmes qui donneront pour juste châtiment
À leur aveugle erreur un autre aveuglement ;
Et mes pieds, qui savoient sans eux, sans leur conduite,
Comme insensiblement me porter chez Mélite,
Me porteront sans eux en quelque lieu désert,
En quelque lieu sauvage à peine découvert,
Où ma main, d’un poignard, achèvera le reste,
Où pour suivre l’arrêt de mon destin funeste,
Je répandrai mon sang, et j’aurai pour le moins
Ce foible et vain soulas en mourant sans témoins.
Que mon trépas secret fera que l’infidèle
Ne pourra se vanter que je sois mort pour elle. (1633-57)

220. Var. Tu manques à la fois de poumon et d’haleine. (1633-60)

221. Var. Quel accident nouveau te brouille ainsi les sens ? (1633-57)

222. Var. En nos chastes amours de nous deux on se moque. (1633-60)

223. Var. Adieu, ma sœur, adieu : je ne peux plus parler. (1663)

224. Var. Lis, puis, si tu le peux, tâche à te consoler. (1633-57)

225. Var. Non, non, quand j’aurai su ce qui te fait mourir,
Si bon me semble alors, je te lairrai courir. (1633-57)

226. Var. Elle lit les lettres que Tirsis lui avoit donnés. (1633, en marge. — Elle lit les lettres qu’il lui a données. (1663, en marge.)

227. Var. Apprends que les discours des filles mieux sensées (1633-60)

228. Qui vaille la servir, qui vaille qu’on la serve.

229. Var. Tant d’autres te sauront en sa place ravir,
Avec trop plus d’attraits que cette écervelée. (1633-57)

230. Var. Par les premiers venus qui flattant ses beautés. (1633-57)

231. Var. Ainsi Damon lui plut, Aristandre, et Géronte ;
Éraste après deux ans n’en a pas meilleur conte. (1633-57)

232. Voyez ci-dessus, p. 150, la note relative à la première variante

233. Var. Et peut-être demain (tant elle aime le change !). (1633-57)

234. Var. Ce n’est qu’une coquette, une tête à l’évent.
Dont la langue et le cœur s’accordent peu souvent,
À qui les trahisons deviennent ordinaires,
Et dont tous les appas sont tellement vulgaires. (1633-57)

235. Var. Penses-tu, m’amusant avecque des sottises,
Par tes détractions rompre mes entreprises ?
Non, non, ces traits de langue épandus vainement
Ne m’arrêteroient pas encore un seul moment. (1633-57)

236. Var. C’est toujours témoigner que leur vaine inconstance
Est pour nous émouvoir de trop peu d’importance.
Aussi ne veux-je pas le retenir d’aller,
Et si d’autres que moi ne le vont rappeler,
Il usera ses jours à courtiser Mélite ;
Outre que l’infidèle a si peu de mérite,
Que l’amour qui pour lui m’éprit si follement. (1633-57)

237. Var. Dans la même sottise une autre embarrassée. (1633-57)

238. Var. Je meure, s’il n’est vrai que la plupart du monde. (1633)

239. Var. Elle verra bientôt, quoi qu’elle se propose,
Qu’elle n’a pas gagné, ni moi perdu grand chose.
Ma perte me console, et m’égaye à l’instant. (1633-57)

240. Voyez au Complément des variantes, p. 251.

241. Var. Je les viens de surprendre, et j’y pourrois encore. (1660)

242. Var. Mais tu n’as pas loisir. Toutefois si tu veux. (1660-64)

243. Var. Il reconnoit les lettres. (1663, en marge) ae

244. Var. Elle les resserre. (1663, en marge.)

245. Telle est l’orthographe de ce mot dans toutes les éditions publiées du vivant de Corneille. Voyez le Lexique.

246. Un des personnages de la Veuve (acte III, sc. III) parle de la comédie de Mélite et mentionne
Le discours de Cloris quand Philandre la quitte.


w. On lit dans toutes les éditions indiquées : toute autre, pour tout autre.

x. Je n’en veux et n’en ai point d’autres que sa foi. (1644-57)

y. Voyez p. 161, note 4.

z. Ces quatre vers : « Mais que par, etc., » ne sont que dans l’édition de 1633.

aa. Et cette humeur légère a bien su rechercher. (1644-57)

ab. Ces quatre vers : « Cependant que, leurré, etc., » ne sont que dans l’édition de 1633.

ac. Cependant je croyois à sa mine embrasée. (1644-57)

ad. Ces quatre vers : « Aussi ma prompte mort, etc., » ne sont que dans l’édition de 1633.

ae. Voyez plus loin, p. 252 et 253, quelle est la variante de ce jeu de scène dans l’édition de 1633, et celle du jeu de scène suivant dans les éditions de 1644-57.