Mélite/Acte 3/Scène 2

Mélite
(Édition Marty-Laveaux 1910)
◄   Scène I Acte III Scène III   ►


SCÈNE II.


TIRCIS, PHILANDRE.



TIRCIS.


Enfin que tous mes vœux…_Philandre !


PHILANDRE.


Enfin que tous mes vœux… Philandre !_Qui m’appelle ?


TIRCIS.


Tircis, dont le bonheur au plus haut point monté
Ne peut être parfait sans te l’avoir conté.


PHILANDRE.


Tu me fais trop d’honneur par cette confidence 184.


TIRCIS.


J’userois envers toi d’une sotte prudence.
Si je faisois dessein de te dissimuler
Ce qu’aussi bien mes yeux ne sauroient te celer.


PHILANDRE.


En effet, si l’on peut te juger au visage,
Si l’on peut par tes yeux lire dans ton courage 185,
Ce qu’ils montrent de joie à tel point me surprend,
Que je n’en puis trouver de sujet assez grand :
Rien n’atteint, ce me semble, aux signes qu’ils en donnent.


TIRCIS.


Que fera le sujet, si les signes t’étonnent ?
Mon bonheur est plus grand qu’on ne peut soupçonner ;
C’est quand tu l’auras su qu’il faudra t’étonner.


PHILANDRE.


Je ne le saurai pas sans marque plus expresse.


TIRCIS.


Possesseur, autant vaut…


PHILANDRE.


Possesseur, autant vaut…_De quoi ?


TIRCIS.


Possesseur, autant vaut… De quoi ?_D’une maîtresse.
Belle, honnête, jolie, et dont l’esprit charmant 186
De son seul entretien peut ravir un amant :
En un mot, de Mélite.


PHILANDRE.


En un mot, de Mélite._Il est vrai qu’elle est belle ;
Tu n’as pas mal choisi ; mais…


TIRCIS.


Tu n’as pas mal choisi ; mais…_Quoi, mais ?


PHILANDRE.


Tu n’as pas mal choisi ; mais… Quoi, mais ?_T’aime-t-elle ?


TIRCIS.


Cela n’est plus en doute.


PHILANDRE.


Cela n’est plus en doute._Et de cœur ?


TIRCIS.


Cela n’est plus en doute. Et de cœur ?_Et de cœur,
Je t’en réponds.


PHILANDRE.


Je t’en réponds._Souvent un visage moqueur
N’a que le beau semblant d’une mine hypocrite.


TIRCIS.


Je ne crains rien de tel du côté de Mélite 187.


PHILANDRE.


Écoute, j’en ai vu de toutes les façons :
J’en ai vu qui sembloient n’être que des glaçons,
Dont le feu, retenu par une adroite feinte 188,
S’allumoit d’autant plus qu’il souffroit de contrainte ;
J’en ai vu, mais beaucoup, qui sous le faux appas
Des preuves d’un amour qui ne les touchoit pas,
Prenoient du passe-temps d’une folle jeunesse
Qui se laisse affiner à 189 ces traits de souplesse,
Et pratiquoient sous main d’autres affections ;
Mais j’en ai vu fort peu de qui les passions
Fussent d’intelligence avec tout le visage 190.


TIRCIS.


Et de ce petit nombre est celle qui m’engage :
De sa possession je me tiens aussi seur 191
Que tu te peux tenir de celle de ma sœur.


PHILANDRE.


Donc, si ton espérance à la fin n’est déçue 192.
Ces deux amours auront une pareille issue.


TIRCIS.


Si cela n’arrivoit, je me tromperois fort.


PHILANDRE.


Pour te faire plaisir j’en veux être d’accord.
Cependant apprends-moi comment elle te traite,
Et qui te fait juger son ardeur si parfaite 193.


TIRCIS.


Une parfaite ardeur a trop de truchements
Par qui se faire entendre aux esprits des amants :
Un coup d’œil, un soupir 194


PHILANDRE.


Un coup d’œil, un soupir…_Ces faveurs ridicules 195
Ne servent qu’à duper des âmes trop crédules.
N’as-tu rien que cela ?


TIRCIS.


N’as-tu rien que cela ?_Sa parole et sa foi.


PHILANDRE.


Encor c’est quelque chose. Achève et conte-moi
Les petites douceurs, les aimables tendresses 196
Qu’elle se plaît à joindre à de telles promesses.
Quelques lettres du moins te daignent confirmer
Ce vœu qu’entre tes mains elle a fait de t’aimer ?


TIRCIS.


Recherche qui voudra ces menus badinages,
Qui n’en sont pas toujours de fort sûrs témoignages ;
Je n’ai que sa parole, et ne veux que sa foi.


PHILANDRE.


Je connois donc quelqu’un plus avancé que toi 197.


TIRCIS.


J’entends qui tu veux dire, et pour ne te rien feindre.
Ce rival est bien moins à redouter qu’à plaindre.
Éraste, qu’ont banni ses dédains rigoureux…


PHILANDRE.


Je parle de quelque autre un peu moins malheureux.


TIRCIS.


Je ne connois que lui qui soupire pour elle.


PHILANDRE.


Je ne te tiendrai point plus longtemps en cervelle 198 :
Pendant qu’elle t’amuse avec ses beaux discours,
Un rival inconnu possède ses amours,
Et la dissimulée, au mépris de ta flamme,
Par lettres chaque jour lui fait don de son âme.


TIRCIS.


De telles trahisons lui sont trop en horreur.


PHILANDRE.


Je te veux par pitié tirer de cette erreur.
Tantôt, sans y penser, j’ai trouvé cette lettre ;
Tiens, vois ce que tu peux désormais t’en promettre.


lettre supposée de mélite à philandre.

Je commence à m’estimer quelque chose, puisque je vous plais ; et mon miroir m’offense tous les jours, ne me représentant pas assez belle, comme je m’imagine qu’il faut être pour mériter votre affection. Aussi je veux bien que vous sachiez que Mélite ne croit la posséder que par faveur199, ou comme une récompense extraordinaire d’un excès d’amour, dont elle tâche de suppléer au défaut des grâces que le ciel lui a refusées.


PHILANDRE.


Maintenant qu’en dis-tu ? n’est-ce pas t’affronter 200 ?


TIRCIS.


Cette lettre en tes mains ne peut m’épouvanter.


PHILANDRE.


La raison ?


TIRCIS.


La raison ?_Le porteur a su combien je t’aime,
Et par galanterie il t’a pris pour moi-même 201,
Comme aussi ce n’est qu’un de deux parfaits amis.


PHILANDRE.


Voilà bien te flatter plus qu’il ne t’est permis,
Et pour ton intérêt aimer à te méprendre 202.


TIRCIS.


On t’en aura donné quelque autre pour me rendre,
Afin qu’encore un coup je sois ainsi déçu.


PHILANDRE.


Oui, j’ai quelque billet que tantôt j’ai reçu 203,
Et puisqu’il est pour toi…


TIRCIS.


Et puisqu’il est pour toi…_Que ta longueur me tue !
Dépêche.


PHILANDRE.


Dépêche._Le voilà que je te restitue.


autre lettre supposée de mélite à philandre.

Vous n’avez plus affaire qu’à Tircis ; je le souffre encore, afin que par sa hantise je remarque plus exactement ses défauts et les fasse mieux goûter à ma mère. Après cela Philandre et Mélite auront tout loisir de rire ensemble des belles imaginations dont le frère et la sœur ont repu leurs espérances.


PHILANDRE.


Te voilà tout rêveur, cher ami ; par ta foi,
Crois-tu que ce billet s’adresse encore à toi 204 ?


TIRCIS.


Traître ! c’est donc ainsi que ma sœur méprisée
Sert à ton changement d’un sujet de risée ?
C’est ainsi qu’à sa foi Mélite osant manquer 205,
D’un parjure si noir ne fait que se moquer ?
C’est ainsi que sans honte à mes yeux tu subornes 206
Un amour qui pour moi devoit être sans bornes ?
Suis-moi tout de ce pas, que l’épée à la main 207
Un si cruel affront se répare soudain :
Il faut que pour tous deux ta tête me réponde.


PHILANDRE.


Si pour te voir trompé tu te déplais au monde,
Cherche en ce désespoir qui t’en veuille arracher ;
Quant à moi, ton trépas me coûteroit trop cher 208.


TIRCIS.


Quoi ! tu crains le duel ?


PHILANDRE.


Quoi ! tu crains le duel ?_Non ; mais j’en crains la suite,
Où la mort du vaincu met le vainqueur en fuite,
Et du plus beau succès le dangereux éclat
Nous fait perdre l’objet et le prix du combat.


TIRCIS.


Tant de raisonnement et si peu de courage
Sont de tes lâchetés le digne témoignage.
Viens, ou dis que ton sang n’oseroit s’exposer.


PHILANDRE.


Mon sang n’est plus à moi ; je n’en puis disposer.
Mais puisque ta douleur de mes raisons s’irrite,
J’en prendrai dès ce soir le congé de Mélite.
Adieu.


Scène I

Acte III, scène II

Scène III


184. Var. Tu me fais trop d’honneur en cette confidence. (1633-60)

185. Var. [Si l’on peut par tes yeux lire dans ton courage,]
Je ne croirai jamais qu’à force de rêver
Au sujet de ta joie, on le puisse trouver :
[Rien n’atteint, ce me semble, aux signes qu’ils en donnent.] (1633-57)

186. Var. belle, honnête, gentille, et dont l’esprit charmant (1633-57)

187. Var. Je ne crains pas cela du côté de Mélite. (1633-57)

188. Var. Dont le feu, gourmandé par une adroite feinte. (1633)

189. Qui se laisse prendre à… tromper par…

190. Var. Fussent d’intelligence avecque le visage. (1633-60)

191. Peut-être cette prononciation était-elle en usage lorsque la pièce fut représentée pour la première fois, mais elle était certainement abandonnée lorsque Corneille publiait les dernières éditions de son théâtre. Voyez le Lexique.

192. Var. Doncques, si ta raison ne se trouve déçue. (1633-57)

193. Var. Et qui te fait juger son amour si parfaite.
tirs. Une parfaite amour a trop de truchements. (1633-57)

194. Var. Un clin d’œil, un soupir… (1633)

195. Var. Un coup d’œil, un soupir…_Ces choses ridicules
Ne servent qu’à piper des âmes trop crédules. (1633-57)

196. Var. Les douceurs que la belle, à tout autre w farouche,
T’a laissé dérober sur ses yeux, sur sa bouche,
Sur sa gorge, où, que sais-je ? tirs. Ah ! ne présume pas
Que ma témérité profane ses appas,
Et quand bien j’aurois eu tant d’heur, ou d’insolence.
Ce secret, étouffé dans la nuit du silence,
N’échapperoit jamais à ma discrétion.
phil. Quelques lettres du moins pleines d’affection
Témoignent son ardeur? tirs. Ces foibles témoignages
D’une vraie amitié sont d’inutiles gages ;
Je n’en veux et n’en ai point d’autre que sa foi x.
phil. Je sais donc bien quelqu’un plus avancé que toi.
tirs. Plus avancé que moi ? j’entends qui tu veux dire,
Mais il n’a garde d’être en état de me nuire :
Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’Éraste a son congé.
phil. Celui dont je te parle est bien mieux partagé.
tirs. Je ne sache que lui qui soupire pour elle. (1633-57)

197. Var. J’en connois donc quelqu’un plus avancé que toi. (1663)

198. Tenir en cervelle, inquiéter, tenir dans l’inquiétude. Voyez le Lexique.

199. Var. Aussi la pauvre Mélite ne la croit posséder que par faveur. (1633-57)

200. Affronter, tromper avec audace.

201. Var. Et par un gentil trait il t’a pris pour moi-même,
D’autant que ce n’est qu’un de deux parfaits amis. (1633-57)

202. Var. Et pour ton intérêt dextrement te méprendre. (1633-57)

203. Var. C’est par là qu’il t’en plaît ? oui-da ; j’en ai reçu
Encore une, qu’il faut que je te restitue.
tirs. Dépêche, ta longueur importune me tue. (1633-57)

204. Var. Crois tu que celle-là s’adresse encore à toi ? (1633-57)

205. Var. Qu’à tes suasions Mélite osant manquer
À ce qu’elle a promis, ne s’en fait que moquer ?
Qu’oubliant tes serments, déloyal tu subornes
[Un amour qui pour moi devoit être sans bornes ?] (1633-57)

206. Suborner, séduire, appliqué ainsi aux passions, aux sentiments, est fréquent dans Corneille. Voyez le Lexique.

207. Var. Avise à te défendre ; un affront si cruel
Ne peut se réparer à moins que d’un duel :
[Il faut que pour tous deux ta tête me réponde.] (1633-57)

208. Var. [Quant à moi, ton trépas me coûteroit trop cher :]
Il me faudroit après, par une prompte fuite,
Éloigner trop longtemps les beaux yeux de Mélite.
tirs. Ce discours de bouffon ne me satisfait pas :
Nous sommes seuls ici ; dépêchons, pourpoint bas y.
phil. Vivons plutôt amis, et parlons d’autre chose.
tirs. Tu n’oserois, je pense, phil. Il est tout vrai, je n’ose
Ni mon sang ni ma vie en péril exposer.
Ils ne sont plus à moi : je n’en puis disposer.
Adieu : celle qui veut qu’à présent je la serve
Mérite que pour elle ainsi je me conserve.

SCÈNE III.

TIRSIS.

Quoi! tu t’enfuis, perfide, et ta légèreté. (1633-57)


w. On lit dans toutes les éditions indiquées : toute autre, pour tout autre.

x. Je n’en veux et n’en ai point d’autres que sa foi. (1644-57)

y. Voyez p. 161, note 4.