Mélanges historiques/06/16

XVI

RÈGLEMENT DE COMPTE. — RECENSEMENT DE 1765. — COMPAGNIE PÉLISSIER. — LATERRIÈRE, AGENT, PUIS INSPECTEUR. — INVASION AMÉRICAINE, 1775. — LES FORGES, PÉLISSIER, LATERRIÈRE. — PÉLISSIER PREND LA FUITE. — COMBAT DES TROIS-RIVIÈRES. — LATERRIÈRE EN CHARGE DES FORGES, 1764-1776.

Le 24 mars 1764, messire Perrault, chanoine et grand-vicaire, visite les Forges, écrit un acte en date de septembre 1763 et un autre de mars 1764, puis paraphe les registres de 1760-62, et clôture la tenue de ces archives pour les Forges. Ce prêtre était frère de Jacques et des autres Perrault déjà mentionnés dans le présent ouvrage.

Le 4 septembre 1764 Gilles Pommereau, trésorier et payeur des Forges depuis 1743, paraît avoir réglé ses comptes entre les mains des autorités britanniques, ce qui complétait la prise de possession en vertu du traité de paix de 1763.

Gilles Pommereau, que je crois être né à Montréal, était dans les affaires depuis longtemps. Le 30 avril 1729, M. de Silly arrivant de France pour remplacer M. d’Aigremont, décédé, dans la sous-intendance du Canada, écrivait que l’on faisait rapport de Montréal au sujet du sieur Pommereau qui s’était engagé à fournir deux mille minots de blé pour la garnison du lieu et qui ne pourra pas remplir son contrat. Ce personnage paraît avoir vécu assez longtemps aux Trois-Rivières.

Voici un recensement de 1765 qui a sa place dans la présente étude :

Saint-
Maurice
Cap-de-la-
Madeleine
Trois-
Rivières
Pointe-
du-Lac
Yamachiche
Maisons  55  29 118  32 134
Familles  55  30 126  33 140
Population 273 170 644 182 636
Chevaux  89  53 100  39 177
Bœufs  29  15 111  32 153
Jeune bétail  67  71  78  35 370
Vaches 107 105 231  74 280
Moutons 115  30  78   2 197
Cochons 184 116 276  81 481


Christophe Pélissier, né en 1730 et non pas en 1709 comme l’a dit Laterrière, était de la paroisse Saint-Pierre, ville de Lyon. C’était un homme de bureau (écrivain) employé à Québec où il s’était marié en 1758, avec Marthe Beaudoin, née en 1740, Canadienne. Elle mourut en 1763 laissant quatre enfants[1].

Le 9 mars 1767, Christophe Pélissier qui se proposait de louer les Forges, dressa un inventaire des propriétés et de l’outillage. Le 11 avril suivant le notaire Panet prend connaissance des papiers de la succession Cugnet en vue de faire une étude des anciennes affaires des Forges. Le gouverneur Carleton voyant l’état de décadence de ces usines s’occupait de leur redonner de la vie parce que le Canada en devait retirer de notables avantages si l’exploitation en était dirigée avec attention et sagesse.

Le 1er juin 1767, François Masère, procureur général, ayant examiné les papiers des Forges depuis leur origine, soumet au gouverneur en chef Guy Carleton, un rapport dans lequel il y a le projet suivant : le roi louera à Christophe Pélissier, marchand de Québec, Alexandre Dumas, marchand de Québec, Thomas Dunn, de Québec, membre du Conseil exécutif, Benjamin Price, de Montréal, membre du Conseil exécutif, Colin Drummond, de Québec, Dumas Saint-Martin, juge de paix de Montréal, George Alsop, marchand de Québec, James Johnston, marchand de Québec, et Brook Watson, marchand de Londres, le terrain où sont les ateliers des Forges et les terres adjacentes bornées comme suit : au nord par la rivière Saint-Maurice, au sud par les terres (banlieue) de M. de Tonnancour, à l’est par les limites de la seigneurie de Saint-Maurice, à l’ouest par une ligne parallèle à la ligne joignant les deux extrémités ouest de la dite seigneurie de Saint-Maurice à la distance de trois lieues d’elle[2] avec privilège d’exploiter les mines de toutes sortes, excepté celles d’or et d’argent, et, sur cette étendue, d’y couper du bois et y faire les barrages de cours d’eau pour les fins de la dite exploitation, et d’utiliser aussi les mines des seigneuries d’Yamachiche et du Cap-de-la-Madeleine, comme le porte le bail accordé le 22 avril 1737 à la compagnie Cugnet, et autres mines qui seraient dans le voisinage (et qui, en vertu des ordonnances du roi de France, doivent être déclarées à la couronne) pourvu qu’on indemnise les propriétaires de ces terrains de tout dommage qui serait causé — le tout à raison de la faible somme annuelle de £18-15-0 sterling, payable par quartiers, en considération des grandes dépenses que la nouvelle compagnie devra faire pour relever les Forges. Le bail aura une durée de seize ans et sera révocable par la couronne dès qu’il sera dû un an de loyer[3].

Le bail véritable, conforme à ce qui précède, est du 9 juin 1767, cependant il passe sous silence le droit de s’étendre dans les seigneuries du Cap, d’Yamachiche et d’ailleurs, limitant l’exploitation aux fiefs Saint-Maurice et Saint-Étienne.

Dumas faisait un gros commerce, mais ses affaires commencèrent à décliner lorsque la monnaie de carte française tomba à zéro et, en 1769, il ferma boutique en face d’une dette de £33,000 sterling.

Pierre de Sales Laterrière, né en 1747 dans le diocèse d’Alby, Languedoc, était arrivé au Canada l’automne de 1766 et s’y trouvait en compagnie de gens connaissant sa famille et même avec quelques-uns il y avait de la parenté. Alexandre Dumas le prit à son emploi dès son arrivée. Laterrière avait étudié la médecine à Paris, et quoique très jeune, sans diplôme, il pratiquait avec un art surprenant comme du reste il l’a fait durant une quarantaine d’années.

Il y eut en 1771 une réforme dans la compagnie des Forges, mais rien de radical. Alexandre Dumas, qui semble avoir pris l’ascendant sur Pélissier, engagea Laterrière à titre d’agent des actionnaires. Voici le texte de Laterrière : « Dumas et un autre de mes amis qui étaient de la compagnie qui se forma pour rétablir les Forges, et avaient même été choisis pour en diriger les travaux, connaissant mon honnêteté, me pressèrent d’abandonner encore la médecine pour être le commissaire de la compagnie à Québec. Les revenus clairs et nets de cette nouvelle charge pouvaient monter à trois cents louis par an. Je suis logé à loyer dans une maison appartenant à Monsieur Amiot, en face du marché de la basse-ville, où je reçois et vends les produits de mes cyclopes ; j’expédie pour Londres les fers en gueusets ; je pourvois aux besoins des associés, enfin j’exécute leurs ordres de point en point. On est très content de moi. Les habitants des campagnes, les citoyens et forgerons des villes, en raison des fers, m’eurent bientôt achalandé et fait connaître. Ma profession médicale m’aidait un peu encore. »[4].

Masère écrivait en 1771 que la compagnie avait dépensé plus de £4,500 sterling dans les Forges, lesquelles, en 1767, étaient dans une condition déplorable. On y avait fait une grande quantité de très bon fer, au grand bénéfice du pays, mais payant à peine les dépenses encourues. Il ne dit en aucune façon que la compagnie Pélissier ait subi des changements de 1767 à 1771.

Le 28 février 1775, Laterrière part de Québec pour les forges Saint-Maurice où il est appelé comme inspecteur pour la compagnie Pélissier. « Je touchais, dit-il, cent-vingt-cinq louis de salaire et j’avais, en outre, un intérêt d’un neuvième dans le bénéfice total, de sorte que le tout ensemble pouvait valoir, quatre à six cents louis. » Cela représentait bien trois fois la valeur de l’argent de 1920. Il laissait à Québec son magasin et bureau, à un nommé Guenond, marchand, que Pélissier acceptait. Laterrière continue :

« Arrivé aux Forges, je rendis compte de ma gestion au directeur et pris possession de ma nouvelle charge d’inspecteur, avec permission d’exercer la médecine pour assister les travailleurs des ateliers et même les amis du voisinage qui voudraient m’employer. Je ne tardai pas à établir doublement ma réputation, surtout comme médecin. »

Pélissier se maria en seconde noces à Bécancour, le 8 mars 1775, avec Catherine-Josette, née à Québec en 1755, fille d’Ignace-François Delzenne, né en 1717 dans la ville de Lille, Flandres française, diocèse de Tournay, et qui s’était marié à Montréal en 1748 avec Catherine Janson dit Lapalme, Canadienne. Ce ménage avait alors six ou sept enfants. Laterrière dit de Pélissier : « C’était un homme honnête et libéral, pensant fort juste, mais grand partisan de John Wilkes et de son système de liberté, partant influencé comme les trois quarts des habitants nés sujets anglais, en faveur des Anglo-Américains révoltés. »

Laterrière était pour le gouvernement monarchique absolu. Pélissier voulait une administration reposant sur la volonté populaire et dépendant de celle-ci, en d’autres termes : notre régime actuel. John Wilkes était, de 1757 à 1775, le grand agitateur de ces idées en Angleterre et il ne perdit guère de terrain par la suite. Colonel de milice, pamphlétaire, journaliste remarquable, viveur, homme du monde, dépensant beaucoup d’argent, membre des Communes, de la Société Royale, maire de Londres, homme délié, charmeur, courageux, pas démagogue, tombant sous les coups du parti autoritaire, se relevant plus redoutable, il avait pour admirateur la majorité du peuple anglais et tous les philosophes et encyclopédistes de France. Cet homme a ouvert le chemin qui menait aux réformes de 1829-1850. Il va de soi que Pélissier était de tout cœur du côté des colonies anglaises qui se remuaient dans le voisinage du Canada. Ce qui est curieux, non pas en raison de leurs principes de libertés politiques, mais uniquement pour faire pièce à l’Angleterre. Il en résulta que Pélissier se compromit et que Laterrière alla beaucoup moins loin. Nous verrons cela dans quelques instants.

Les Américains, en marche sur Québec, étant arrivés aux Trois-Rivières, l’automne de 1775, Pélissier s’entendit avec eux et on l’a accusé d’avoir fourni des poêles, des canons, des boulets et autres articles à l’armée de Montgomery qui hiverna sur les plaines d’Abraham. Jusqu’à quel point Laterrière a-t-il participé à ces productions et à ces envois ? Là n’est pas la question puisqu’il était en sous-ordre, mais on le considéra par la suite comme impliqué dans ces opérations.

D’autres troupes américaines arrivèrent aux Trois-Rivières en février 1776. Laterrière dit : « Pélissier n’assista aux assemblées et conseils des nouveaux venus qu’à l’arrivée du général Wooster aux Trois-Rivières en quartier d’hiver. Ces nouveaux venus lui ayant connu de grands talents, l’engagèrent à aller faire une visite au général Montgomery, à la maison d’Holland, proche de Québec. Depuis ce moment, il fut reconnu et dénoncé par les espions du général Carleton comme acquis aux Américains et, par conséquent, comme un dangereux ennemi de la Grande-Bretagne.

« Vers le mois de mai 1776, le gouverneur Carleton envoya aux Forges le capitaine Law pour faire faire des rames, ou plutôt pour espionner. Je le reçus fort poliment. Il passa deux mois avec nous. L’homme était bon et fort obligeant. Les rapports qu’il fit furent favorables. »

Ceci devait avoir lieu durant mars et avril. Au mois de mai Laterrière était prisonnier à Québec. De plus, en mai, Carleton n’aurait pas eu besoin d’envoyer un homme « espionner » les Forges, mais au mois de mars c’était nécessaire puisque cette propriété du gouvernement passait pour être au service de l’ennemi. Laterrière ajoute ceci naïvement « Les officiers des Cyclopes, tels que moi inspecteur, Picard, le teneur de livres, Voligny le contremaître, quoique bons sujets et fort innocents, nous fûmes dénoncés, parce que l’on supposait naturellement que nous buvions le même poison de la rébellion à la même tasse. »

Le notaire Badeaux, des Trois-Rivières, note à la date du 8 mars 1776 que Pélissier envoie au commandant américain deux milliers de fer pour faire des pioches à l’usage du siège de Québec, et il ajoute que le 18 du même mois, les Irlandais de la garnison américaine font une sérénade à Delzenne. Ensuite, le 30 mars, il parle des sympathies que Pélissier manifeste en faveur des Américains. Le 14 avril, Pélissier et Delzenne soupent avec le général Arnold et autres personnages. Le 15, Arnold dîne aux Forges. Le 17, Pelissier est nommé par les Américains colonel-général des milices. Le 18, Pélissier reçoit des lettres des militaires américains. Le 29, il confère avec le général Thomas aux Trois-Rivières.

Laterrière dit que Pélissier, politiquement, se tenait sur la réserve, mais que, à l’arrivée du général Wooster aux Trois-Rivières, le 28 mars, il se lia avec lui.

Le 1er mai, dit Badeaux, Pélissier fait couler des bombes aux Forges[5] « de 13, 9 et 7 pouces ».

Vers le 5 mai Laterrière, muni d’un billet de Pélissier, partit pour Québec, allant chercher des marchandises et des provisions nécessaires aux Forges. Rendu à Deschambault il rencontra les troupes américaines qui retraitaient vers Batiscan et plus haut. Ayant montré au général Wooster l’écrit de Pélissier, on le laissa continuer son chemin. Wooster, devançant ses hommes, arriva aux Trois-Rivières le 7 et ses troupes ne passèrent dans cette ville que du 9 au 15 mai. Une fois à Québec, Laterrière fut arrêté parce que, dit-il, il avait obtenu passage à la faveur de la recommandation de Pélissier, mais nous savons que notre homme était considéré suspect depuis des semaines déjà. Laterrière dit qu’il fut retenu un mois sur un navire après quoi on le mit à terre près de Deschambauit et il retourna aux Forges. Sa captivité n’avait durée que trois petites semaines.

Parlant des propos que l’on tenait sur son compte, Laterrière écrit :

« — Ne l’avons-nous pas vu venir effrontément à Québec après la levée du blocus ?

— Oui, mais il fut bien servi en arrivant à la porte du Palais, à cheval : il fut arrêté et conduit à la grand’garde. Comme il passait sur la Place d’Armes, le général Maclean lui cria : Eh ! bien, vous êtes de ces messieurs des Forges… Très charmé de vous voir. Il y a des gants et des souliers à la nouvelle mode de préparés ici pour vous. En attendant, allez à la grand’garde… Nous voudrions bien tenir ici Pélissier avec vous. »

Le 15 mai, écrit Badeaux, Pélissier va à Sorel voir les Américains. Aux Trois-Rivières leurs troupes étaient stationnaires. Le 18, Pélissier revenait de son voyage et, le 21, donnait de sages avis aux Bostonnais.

Vers le 1er juin, Laterrière revenant de sa courte captivité, rencontra Pélissier aux Trois-Rivières. Il lui rendit compte de ses aventures, ce qui ne devait leur inspirer confiance ni à l’un ni à l’autre. « Les Américains étant tous rassemblés aux Trois-Rivières, y tinrent jusqu’à l’arrivée de la flotte anglaise et voyant l’impossibilité de résister ils s’enfuirent à Sorel et les Bretons reprirent possession des Trois-Rivières et s’y fortifièrent, voici pourquoi. » Avant que de continuer avec le texte de Laterrière, disons que les Américains s’écoulèrent du côté de Sorel dans les premiers jours de juin mais que bientôt on apprit aux Trois-Rivières qu’ils se proposaient de revenir pour attaquer les troupes anglaises, mais ni la flotte, ni les troupes n’étaient arrivées de Québec. C’est la milice commandée par Joseph de Niverville qui creusa une longue tranchée entre la ville et la commune pour barrer le chemin aux envahisseurs. Le 7 juin, Pélissier s’enfuit parce que, remarque Laterrière, ayant eu avis du grand-vicaire Saint-Onge que le gouverneur ne serait pas charmé de le rencontrer nulle part, « il en avait été si fort épouvanté qu’il était monté en canot et s’était fait mener par deux hommes secrètement à Sorel… Il n’avait qu’à demeurer tranquille chez lui et à ne pas se montrer ; il ne lui aurait rien été fait. Il aima mieux tout abandonner, prendre plusieurs mille louis qu’il avait en masse, deux mille louis d’avances en fers, poêles et autres articles faits aux Américains, et nous laisser à notre mauvais sort. Il se retira d’abord à Sorel, puis à Saint-Jean et à Carillon, sur les lignes. À cette dernière place, il fit le rôle d’ingénieur longtemps, mais à la fin, ne pouvant pas s’y entendre avec l’ingénieur en chef, il s’en fut au Congrès, qui lui paya les deux mille livres, et passa ensuite en France, à Lyon, où il avait sa famille et d’où il revint avec le général Haldimand, lorsque le général Carleton fut relevé. »

Assurément, Laterrière ne savait pas, le 7 juin 1776, que la politique de Carleton était réglée d’avance à l’égard de ceux qui avaient aidé les Américains — ce qui veut dire que ces personnes ne seraient pas inquiétées — mais, écrivant vingt-cinq ans plus tard, il pouvait affirmer que Pélissier s’était effrayé à tort. On voit, de plus, par ce que Laterrière dit dans les lignes précédentes que Pélissier travaillait résolument avec les Américains. Voyons maintenant la suite de son récit.

« Larose, habitant de Machiche, qui avait joint les Bostonnais, leur avait fourré dans la tête qu’en cernant les britanniques par l’angle des bois et les Forges, à leur insu, ils pourraient à coup sûr les détruire ou les perdre. Ils donnèrent aveuglement dans le panneau. Ce corps de 4,000 Bostonnais partit de la Pointe-du-Lac, conduit par Larose et comme assuré du succès. Le général anglais connaissait leur dessein et les attendait de pied ferme et bien retranché, surtout à la Croix-Migeon, hauteur qui commande toute la ville et ses environs. Effectivement, ils arrivèrent un matin, mal conduits et les uns après les autres, de telle façon qu’ils furent battus, tués ou pris presque tous ; il s’en sauva un certain nombre dans les bois des Forges ; plusieurs s’y perdirent et y moururent car, pendant l’été, mes chercheurs de minerai en découvrirent de petits groupes, morts et pourris. Le lendemain de cette action, Son Excellence m’envoya l’ordre de faire battre le bois par mon monde, pour les ramasser et les traiter le plus humainement possible. Lorsque cet ordre m’arriva, j’en faisais mener, dans dix voitures, soixante qui s’étaient rendus d’eux-mêmes. Le lendemain, mes chercheurs et chasseurs en trouvèrent soixante-dix. Je fis donner à manger à ces prisonniers et les envoyai aux Trois-Rivières. Son Excellence le général Carleton, approuva ma conduite, et le général américain Smith me remercia de mon humanité. Eh ! voilà comme dans tous les temps, j’ai cherché à être utile à mes semblables et à faire mon devoir. »

La croix Migeon était sur la hauteur du coteau qui domine la commune. On y avait placé de l’artillerie dès l’arrivée des premières troupes anglaises et en même temps des sloops de guerre s’étaient embossés sur le fleuve vis-à-vis de la commune pour enfiler par leurs boulets tout l’avant de la grande tranchée qui courait du pied de la croix Migeon jusque vers le fleuve. Cette tranchée était défendue par les volontaires de Niverville et elle attendait en face d’elle les Américains qui venaient à travers la commune, se tenant un peu éloignés du fleuve et par conséquent, très exposés au feu du coteau et de la tranchée. Le conducteur des Américains était un nommé Gauthier, de la Pointe-du-Lac, qui eut l’adresse de faire incliner la marche du côté de Sainte-Marguerite, de manière à faire perdre du temps et à permettre aussi aux artilleurs de découvrir cette troupe qui déboucha sous la gueule des canons. Quant à Larose, il a son histoire durant toute la période de l’invasion américaine.

Carleton et un renfort de troupes survinrent comme le combat finissait. Il n’est fait mention d’aucun soldat anglais ou milicien tué ou blessé. Laterrière dit encore :

« Lorsque je vis Son Excellence, elle me demanda :

— Pélissier est donc parti ?

— Oui, mon gouverneur.

— Qu’est-ce qui l’a fait quitter ainsi sa famille et les Forges ?

— Autant que je puis le savoir, c’est un billet du grand-vicaire Saint-Onge, à qui il paraissait que Votre Excellence avait ordonné de l’avertir de ne pas se trouver sur son passage.

— Cela ne voulait pas dire de tout abandonner pour aller rejoindre ouvertement l’ennemi. S’il était resté paisiblement chez lui et m’avait écrit un mot de justification, cela aurait suffi.

— Il craignait la malice des faux délateurs, dont il connaît le venin.

— Tout cela ne lui eût pas ôté un cheveu, et je suis fâché de sa folie. Eh ! quel mal vous arrive-t-il à vous, et aux autres officiers des forges ?

— Aucun, mon général. Nous sommes prêts à vous obéir à votre premier ordre.

— Continuez de soutenir cet atelier dans toute son activité pour les besoins et le bien de la province, de l’État, c’est là tout ce que j’exige à présent de vous.

« Je le remerciai et le priai de vouloir continuer à nous protéger. Avant de partir de la ville des Trois-Rivières, ce général et tout son état-major nous honorèrent d’une visite des Forges, et je n’en reçus que des compliments. »

Le témoin oculaire[6] dit que Carleton visita les Forges en juillet, mais ce gouverneur arrivé aux Trois-Rivières le soir du 8 juin[7] était rendu à Varennes le 15, à Montréal le 20, puis jusqu’à la fin d’octobre il s’est tenu au lac Champlain. Il a dû visiter les Forges le 10 juin, aussitôt après son entrevue avec Laterrière.

Voilà Laterrière à la tête des Forges, nommé par le gouverneur qui n’avait nullement l’intention de déranger la compagnie dont Pélissier avait eu la direction. Si, comme le dit Laterrière, Pélissier avait été réservé jusqu’au 28 mars 1776, il commit une sottise en promettant du matériel de guerre à une armée qui se préparait à lever le siège de Québec. Je crois plutôt que Laterrière s’arrange pour nous faire penser qu’il n’eut connaissance de rien avant les derniers jours de mars. Aussitôt après, on alluma les hauts-foumeaux, comme il le raconte. La présence du capitaine Law aux Forges coïncide (en mars) avec ce que dit Laterrière au sujet des fournitures aux Américains. Évidemment Carleton en savait quelque chose. Et Laterrière n’était pas assez aveugle pour ne rien voir de ce qui se passait devant lui aux Forges.

Le 17 octobre 1776, la Gazette de Québec refuse, dit-elle, de publier une lettre datée des forges Saint-Maurice le 10 octobre, parce que cette lettre est maladroite en ce qu’elle tend à excuser des hommes politiques avant qu’on ne les ait accusés tout haut. En ce moment Laterrière était probablement à Québec. Il dit : « L’automne, étant allé à Québec pour les affaires de l’établissement, je reçus du capitaine Law un excellent accueil, ainsi que du Dr Foot, à qui il me présenta. Son Excellence me parut charmé de la visite que je lui fis. Un fort préjugé cependant existait toujours dans le public, à savoir que j’avais été, comme Pélissier, influencé par les républicains bostonnais, et ce faux préjugé a toujours fourni à mes jaloux ennemis des moyens de me nuire auprès des différents gouverneurs. Ces derniers ne m’ont pas exactement fait du mal, mais je n’en ai jamais pu obtenir ni bien ni faveur. Ma conscience étant pure, n’ayant trahi ni voulu trahir d’aucune façon un gouvernement qui me protégeait, je n’étais guère ému de la mauvaise mine que d’aucuns me faisaient pour mieux faire leur chemin… Mes approvisionnements faits à Québec, je remontai aux Forges pour y songer à effectuer, avec toute l’activité possible, les préparatifs de 1776 à 1777, partout deux fois plus considérables puisque les Forges devaient être vendues. » Ces dernières paroles ne sauraient se rapporter à l’automne de 1776 puisque c’est durant l’automne de 1777 qu’il fut question de vendre ou d’affermer les Forges. Déjà, au printemps de 1777, il était arrivé une procuration de Pélissier pour disposer de cet établissement, mais non pas en 1776. Selon le texte de Laterrière on peut croire aussi que la procuration n’arriva qu’au printemps de 1778 et cette date me semble la bonne.


  1. Mgr Tanguay, Dictionnaire généalogique, vol. VI, p. 274
  2. Ceci embrasse Saint-Étienne.
  3. Commissions of Quebec, p. 220 ; soumission du rapport, p. 211 : projet, de bail, p. 226. Le document imprimé omet le nom « Pélissier ».
  4. Mémoires, Québec, 1873. Toutes les citations ici reproduites de Laterrière sont tirées du même livre.

    Avant la nomination de Laterrière comme agent des Forges à Québec, il y avait en cette ville un nommé Jacques Terroux, marchand, qui achetait directement des Forges du fer et des poêles qu’il revendait. Aux Trois-Rivières, Haldimand avait loué d’un nommé F. Lévesque un hangar ou magasin pour l’emmagasinage des poêles et autres articles, de 1762 à 1765.

  5. J.-B. Badeaux, Journal de l’invasion du Canada par les Américains en 1775 ; les forgerons dirent que les bombes ne pourraient pas éclater (faute d’avoir l’outillage voulu à leur parfaite fabrication) et qu’elles ne seront prêtes que cinq semaines plus tard. Ce 1er mai il y eut « une bonne bordée de neige », ajoute Badeaux.

    Plusieurs de ces boulets qui étaient enfouis dans le sol furent trouvés il y a une trentaine d’années à une assez grande profondeur dans la côte où se déverse le gros ruisseau « qui ne gèle jamais durant l’hiver », près du moulin. Le musée du Séminaire des Trois-Rivières en possède deux de moyen calibre.

  6. Sanguinet.
  7. Le soir même du combat