imprimerie de la Vérité (Ip. 315-319).

LA SITUATION ACTUELLE

13 mai 1882

Il y a actuellement dans la province de Québec trois partis bien distincts : le parti libéral, le parti libéral-conservateur, le parti conservateur ; c’est-à-dire les rouges, les bleus, et… quelle couleur donnerons-nous au parti conservateur pour le distinguer du parti bleu ou libéral-conservateur ? Car, il paraît être de rigueur, dans notre pays, de désigner les partis politiques par différentes couleurs. Disons donc que les conservateurs s’appellent les blancs. Ce nom n’est pas plus ridicule et a autant de sens que bleu et rouge.

Nous ne ferons pas ici une longue dissertation sur l’origine de ces trois partis. Disons en quelques mots que le parti rouge s’est formé de 1837 à 1848, sous Papineau. Avant cette première date il n’y avait pas de division parmi les Canadiens-français. Lors des troubles de 1837-38, un grand nombre de nos compatriotes, le clergé en tête, condamnèrent les moyens employés par Papineau et ses amis pour faire cesser les criants abus dont tous se plaignaient. Après le départ de Papineau, il y eut de nouveau union à peu près complète entre les Canadiens-français. Tous, d’un commun accord, se mirent à réparer les ruines causées par les pénibles événements de 37, à tirer le meilleur parti possible de la position qui était faite au Canada français.

Papineau revint de France imbu, plus que jamais, des idées révolutionnaires du temps. Il fit école, malheureusement. Le véritable parti rouge, ou libéral, date de 1848. Depuis cette époque, il a subi quelques transformations, il a changé plusieurs fois de programme, il a même voulu changer de nom, il y a une dizaine d’années, mais au fond, il resta à peu près ce qu’il était dès 1848. Bien qu’ils n’affichent plus certaines doctrines très dangereuses prônées jadis, les chefs actuels du parti libéral n’ont jamais répudié ces doctrines, et ce n’est pas les calomnier que d’affirmer qu’ils attendent le moment favorable pour chercher de nouveau à les faire prévaloir.

Dans ces derniers temps nous avons été témoin de la lutte acharnée qu’ils ont entreprise contre les droits du clergé.

En 1848 se forma, en même temps que le parti libéral, le parti conservateur qui lutta pendant longtemps contre les tendances funestes des chefs libéraux.

Peut-être dans le principe le parti conservateur fût-il uni et animé d’un même esprit. Nous en doutons cependant. Nous croyons qu’en scrutant les commencements du parti conservateur on y trouverait l’esprit gallican à côté de l’esprit catholique. Mais pendant assez longtemps l’élément franchement catholique du parti conservateur a plus ou moins dominé l’élément gallican. Mais ce dernier élément était un germe de maladie mortelle que le parti conservateur portait dans son sein. Il aurait fallu, dès le commencement, arracher ce germe fatal. On ne l’a pas fait.

Depuis une douzaine d’années que nous suivons les affaires politiques de la province, nous voyons cette lutte engagée entre les deux éléments du parti conservateur, et ce qui arrive aujourd’hui était facile à prévoir dès 1810.

L’élément gallican du parti conservateur s’est peu à peu identifié, quant aux idées, avec le parti libéral. Cela ne fait pas de doute pour l’observateur impartial. Les gens de cette école professent, au fond, les mêmes doctrines politico-religieuses que les chefs libéraux ; en matière d’éducation, ils ont les mêmes tendances qu’eux ; comme eux, ils affectionnent les innovations dans nos institutions politiques. Aussi, les entendons-nous se donner à chaque instant le nom de libéral-conservateur, et les voyons-nous repousser et ostraciser l’élément vraiment conservateur, disons le mot, franchement catholique.

La scission entre les libéraux-conservateurs et les conservateurs est aujourd’hui complète. La vente du chemin de fer n’est nullement la cause de cette rupture ; c’est un simple accident qui a précipité le dénouement, voilà tout.

Les libéraux-conservateurs et les libéraux sont divisés sur cette question de vente, mais ce n’est là qu’un autre accident. Ayant au fond les mêmes idées et les mêmes tendances, libéraux-conservateurs et libéraux — nous parlons des chefs, bien entendu — finiront par s’unir. Cela tardera peut-être un peu, mais cela viendra bien certainement.

Nous espérons que les événements actuels, et d’autres événements plus graves qui ne manqueront pas de se produire avant longtemps, ouvriront les yeux aux hommes de bonne foi qui jusqu’ici ont suivi les chefs libéraux-conservateurs ou libéraux, et les convaincront que le salut du pays ne peut être assuré que par un retour sincère aux principes d’ordre social que nous enseigne l’Église.

En terminant cet article, nous croyons devoir faire quelques extraits de la presse libérale-conservatrice. On verra que nos confrères, bien qu’ils se placent à un point de vue tout opposé à celui où nous nous plaçons, arrivent cependant aux mêmes conclusions que nous, savoir, qu’il y a actuellement trois partis distincts, les libéraux, les libéraux-conservateurs et les conservateurs, mais qu’au fond les deux premiers partis sont identiques.

On lisait dans l’Événement du 20 mars dernier :

M. Joly, qui invariablement a mis son veto sur tout projet d’entente avec les éléments modérés du parti conservateur, qui a fait sur ce point les déclarations les plus nettes et les plus fermes, cède tout-à-coup au courant qu’il a combattu lorsqu’il avait si peu de chose à faire pour lui obéir. Il cède même complètement ; ce n’est plus assez pour lui d’accepter une alliance honorable ; il rêve pour lui-même et son parti l’effacement. Il s’offre lui-même, il offre son parti, non pas aux conservateurs-libéraux, mais aux conservateurs purs, et pour bien montrer qu’il est sincère dans sa foi nouvelle, c’est vers le diocèse des Trois-Rivières qu’il porte ses pas. On lui entr’ouvrait un sanctuaire fleuri, c’est à la Trappe qu’il veut s’enfermer.

… L’avenir que nous amènerait l’agitation actuelle, si elle était victorieuse, est visible pour tous. C’est le conservatisme pur qui triompherait, le conservatisme sans le moindre alliage de libéralisme, le conservatisme que M. Letellier avait frappé le 2 mars…

L’opinion libérale est plus clairvoyante que ceux qui prétendent la guider ; elle va au fond des choses. Entre trois régimes, l’un ouvert à tous, basé sur la conciliation, qui est le régime actuel, l’autre, celui qui lui succéderait, fermé à tous ceux qui n’ont pas grandi dans le sanctuaire, et le troisième, le sien, qui s’efface, elle ne saurait donner ses préférences à celui des trois qui s’éloigne le plus de ses aspirations constantes…

Il (le peuple) sait bien, il sent bien que, de tout ces hommes qui s’agitent devant lui, ou qui planent dans un nuage au-dessus de sa tête, celui qui est le plus à lui, tête, cœur et bras, c’est M. Chapleau.

Écoutons maintenant un autre organe libéral-conservateur. Dans d’autres termes, il nous donnera le même enseignement. On lit dans le Quotidien du 22 mars :

La victoire du deux décembre dernier a eu un double résultat. Elle a anéanti les libéraux et fait comprendre à la faction des ultra-conservateurs qu’il ne faisait pas bien de s’attaquer au gouvernement. La défaite a été plus humiliante pour les mécontents que pour les adversaires déclarés.

Le 27 avril, le même journal, parlant de la lutte contre le gouvernement, disait :

Que résultera-t-il de toute cette agitation produite par des conservateurs dissidents ? Plusieurs d’entre eux assurent, à qui veut les entendre, qu’ils ne diffèrent d opinion avec le gouvernement que sur la politique du chemin de fer, Un coup cette question vidée, ils se rallieront sous le drapeau de la majorité. Nous en connaissons de cette catégorie, c’est le petit nombre…

Mais, pour la grande partie des meneurs, cette question du chemin de fer n’a été qu’un prétexte. Il y a longtemps qu’on voulait faire scission.

Maintenant que ce parti connaît ses forces, ou plutôt sa faiblesse, va-t-il continuer la lutte qu’il a engagée ? Va-t-il continuer de s’unir à l’opposition libérale ? Cette union factice ne peut durer longtemps. Les idées, les principes des deux groupes sont trop différents pour que le bon ménage puisse vivre éternellement !