imprimerie de la Vérité (Ip. 116-117).

LA VÉRITÉ EN RIANT


LES PRÉCÉDENTS
14 juillet 1881


L’homme et le mouton sont les seuls animaux qui suivent les précédents. Du moins, je n’en connais pas d’autres.

Quand j’étais jeune, et que je travaillais sur une terre, cette manie qu’ont les moutons de suivre les précédents m’a causé plus d’un tourment. Je conduisais le troupeau d’un champ à l’autre. Le chemin était droit, sans obstacle. Tout à coup, sans raison apparente, un mouton saute la clôture. Et les autres, jusqu’au dernier, la sautent également, au risque de se casser le cou dans le fossé.

Je ne connaissais pas alors mes semblables, et j’appelais cela rondement de la bêtise. Aujourd’hui, je suis devenu sage, et je sais que cela se nomme l’amour du précédent, amour que les hommes partagent avec les moutons.

On accuse souvent nos cultivateurs d’être routiniers, c’est-à-dire de suivre l’exemple de leurs pères. Mais, après tout, quelle différence y a-t-il entre l’habitant qui cultive mal, parce qu’il a vu son père mal cultiver, et le législateur qui vote une sottise, ou le ministre qui consacre une injustice, parce que cette sottise a été votée et cette in justice commise sous le règne de Sa Majesté Georges III ? L’habitant, le législateur et le ministre suivent les précédents, voilà tout.

Il y a, cependant, cette différence : l’habitant se l’ait dire des injures par les journaux, tandis que ceux-ci décernent au député et au ministre le titre de « docteur en droit constitutionnel. »

Il y a une autre différence : en imitant l’exemple de son père, l’habitant ne fait du tort qu’à lui-même ; au lieu que les gouvernements, en suivant les précédents que leur fournissent les sots et les pervers du temps passé peuvent mener le pays à la ruine.

Notre ligne de conduite est toute tracée par Injustice et le bon sens, et il semble que rien au monde ne serait plus facile que de la suivre. Mais il y a quelque part un « précédent » qu’il faut déterrer avant d’agir. Souvent ce précédent nous conduit pardessus une clôture ou un fossé, quelquefois dans un abîme. N’importe ; quelqu’un a passé par là et il faut le suivre. Sautons !

Oh ! mes pauvres moutons ! si j’avais su autrefois ce que je sais aujourd’hui, vos gambades ne m’auraient pas tant impatienté !