imprimerie de la Vérité (Ip. 15-18).

D’UN EXTRÊME À L’AUTRE


27 octobre 1881


Nous ne pouvons nous empêcher de croire que certains journaux bleus de Montréal vont d’un extrême à l’autre. La Minerve, surtout, se distingue par ses tergiversations.

Autrefois, certaines feuilles, dites conservatrices, avaient le grand tort, le tort impardonnable de trop identifier leur cause avec celle de l’Église, et peut-être que la Minerve n’est pas la moins coupable sous ce rapport. D’après ces journaux on ne pouvait différer d’opinion avec certains hommes politiques sans être entaché de libéralisme catholique. Les écrivains qui tenaient ce langage étaient sans doute sincères, ils croyaient peut-être qu’on ne pouvait pas être profondément catholique, qu’on ne pouvait pas servir l’Église sans admirer, louer et applaudir tout ce qui se faisait dans les rangs du parti bleu. Nous ne discutons pas leurs motifs, mais nous devons dire qu’ils étaient dans une grande erreur et qu’ils ont nui considérablement à la cause qu’ils prétendaient servir.

Aujourd’hui, ces mêmes journalistes, ou leurs héritiers et ayant cause, voyant qu’ils ont fait tort, non à l’Église, car elle peut résister à de bien plus graves abus, mais à leurs propres affaires, se jettent tout à coup à l’excès opposé, et tiennent un langage qui cadre assez mal avec leur conduite passée, mais qui n’en est pas moins un langage qui sonne faux. Ils vont d’un extrême à l’autre. Après avoir insinué pendant des années que l’Église cesserait d’exister si le parti bleu venait à disparaître, les voilà maintenant qui parlent absolument comme parlaient naguère les libéraux. C’est au point que la Minerve vient de publier un article que la Patrie reproduit avec complaisance.

Voici quelques extraits de l’écrit de la Minerve qui feront mieux saisir la nouvelle doctrine que prêche la vieille déesse :

« Et il en est des hommes politiques comme des simples fidèles ; ils ont à s’occuper généralement d’intérêts matériels, et par exception seulement d’intérêts spirituels. Des actes de religion, dans la vie ordinaire des parlements et des gouvernements, surtout, dans un pays comme le nôtre, sont aussi rares que dans la vie des laïques, où tout en étant les plus importants, ils ne prennent cependant qu’un temps très restreint de la journée, dont les affaires et le travail absorbent la plus grande partie.

« Dans notre pays, Dieu merci, le gouvernement et l’Église entendent assez bien leur devoir, chacun de leur côté, sous ce rapport, quoi qu’en disent ceux qui voudraient confondre les rôles et introduire l’élément laïque dans le sanctuaire et dans la chaire. L’Église veille et travaille dans sa sphère, pendant que l’État travaille dans la sienne ; et si jamais celui-ci venait à mériter quelque reproche, celui d’être trop matérialiste, par exemple, le reproche devra venir d’autre part que des prélats laïques qui voudraient transformer nos Chambres en consistoires.

« Ce qui fait notre tort, ce n’est pas le manque d’hommes qui s’occupent de religion, mais au contraire le trop grand nombre de ceux qui s’en mêlent sans avoir titre pour cela.

« N’est-il pas souverainement ridicule de vouloir faire un crime au gouvernement local de ce qu’il travaille à vouloir développer les ressources de la province, à l’enrichir — comme si la religion condamnait la richesse en elle-même — et de le dénoncer parce qu’il s’occupe avec ardeur de chemins de fer, de mines, d’agriculture, d’industrie, d’exploitations de toutes sortes. Et à quoi donc veut-on qu’il s’occupe si ce n’est il cela ? »

Il y a beaucoup de vrai dans tout cela, comme il y avait beaucoup de vrai dans les reproches que les libéraux faisaient à certaines feuilles bleues d’identifier trop leur cause avec la cause de l’Église. Mais ces lignes renferment aussi beaucoup de choses très dangereuses, surtout dans la forme où elles sont présentées. L’article de la Minerve ne déparerait pas les colonnes du journal catholique libéral le plus prononcé ; c’est un mélange inextricable de vrai et de faux. Après avoir lu cet écrit on reste sous l’impression que les gouvernements n’ont qu’à faire bouillir la marmite pour que tout aille bien, que les questions d’affaires purement matérielles sont les seules importantes, que c’est dans l’économie politique et non ailleurs que les hommes publics doivent puiser leurs inspirations.

Prenez, par exemple, la comparaison que la Minerve établit entre les hommes politiques et les simples fidèles ; sans être absolument fausse, elle est souverainement choquante. Tout le monde sait que les « simples fidèles » passent la plus grande partie de leur temps à gérer leurs affaires temporelles, à assurer l’existence de leurs familles ; ils ne peuvent être constamment en prières et en méditation. Mais parce qu’ils sont obligés, par une triste nécessité, de consacrer la plus grande partie de leur temps à gagner leur pain, ils ne doivent pas oublier qu’il n’y a, après tout, qu’une « seule chose nécessaire : le salut. » Ramasser les richesses ne doit pas être leur but, mais un simple moyen d’atteindre leur fin dernière. Ceux qui perdent de vue cette vérité, ceux qui se laissent entièrement absorber par les soins matériels, ne sont pas dans la bonne voie.

Il en est de même des hommes publics. Sans doute on ne leur demande pas d’être versés dans la théologie, ni de faire des sermons ; sans doute, ils doivent s’occuper presque continuellement des intérêts matériels du pays, mais ils ne doivent pas oublier, pas plus que les « simples fidèles, » qu’acquérir la richesse ne doit pas être l’unique but des peuples chrétiens. La société civile a été instituée par Dieu pour permettre aux individus, non-seulement de mieux vivre ici-bas, mais aussi de mieux atteindre leur fin dernière.

La Minerve dit qu’il suffit que les hommes publics soient disposés, lorsque les lois touchent à la morale ou aux principes religieux, « à rendre à Dieu ce qui est à Dieu. » Soit. Mais est-ce que nos hommes publics sont toujours ainsi disposés ? Si la Minerve veut bien rassembler un peu ses souvenirs et mettre de côté un instant l’esprit de parti, elle sera forcée de répondre négativement à cette question.

Pour notre part, nous admettons volontiers tout ce qu’il y a de vrai dans cet article de la Minerve, c’est-à-dire que les laïques n’ont pas mission de conduire l’Église, ni de monter en chaire ; nous ne voulons pas, non plus, que nos Chambres soient transformées en consistoires, et nous désirons beaucoup que les ministres s’occupent activement des affaires matérielles du pays, plutôt que leurs propres affaires à eux. Mais la manière dont tout cela est présenté par la Minerve est, encore une fois, souverainement choquante. L’article du grand organe bleu ne sent pas bon, ne sent pas meilleur que plusieurs écrits de la Patrie, de l’Événement, du Journal de Québec et tutti quanti.

Ne pas identifier l’Église avec un parti politique, ne pas exploiter la religion au profit d’une coterie, ne pas porter des condamnations là où l’Église n’en porte pas ; mais ne pas chercher ailleurs que dans les enseignements de l’Église les principes qui doivent nous guider, ne pas se laisser absorber par les soins matériels au point de négliger les choses d’un ordre supérieur, voilà la vraie ligne de conduite à suivre, quoi qu’en ait dit la Minerve autrefois et quoi qu’elle en dise aujourd’hui.

Ceux qui veulent suivre cette ligne de conduite, et ils sont plus nombreux qu’on ne le pense peut-être, doivent se rallier, se rapprocher, s’entendre. L’avenir est à-eux.