Médée/Édition Garnier/Épître dédicatoire

Médée/Édition Garnier
Œuvres complètes de VoltaireGarnierTome 31 : Mélanges (X) ; Commentaires sur Corneille (I) (p. 184-185).

ÉPITRE DÉDICATOIRE
DE CORNEILLE À MONSIEUR P. T. N. G.

Je vous donne Médée, toute méchante qu’elle est, etc.

Je n’ai pu découvrir qui est ce monsieur P. T. N. G. à qui Corneille dédie Médée. Mais il est assez utile de voir que l’auteur condamne lui-même son ouvrage.

Cette dédicace fut faite plusieurs années après la représentation. Il était alors assez grand pour avouer qu’il ne l’avait pas toujours été.

Dans la portraiture, il n’est pas question si un visage est beau, mais s’il ressemble.

Portraiture est un mot suranné, et c’est dommage : il est nécessaire ; portraiture signifie l’art de faire ressembler; on emploie aujourd’hui portrait pour exprimer l’art et la chose. Portraire est encore un mot nécessaire que nous avons abandonné.

Et dans la poésie, il ne faut pas considérer si les mœurs sont vertueuses, mais si elles sont pareilles à celles de la personne qu’elle introduit.

Il faut surtout qu’elles soient intéressantes : c’est là le premier devoir. Des jeunes gens, dont le goût n’était point encore formé, et qui n’avaient qu’une connaissance confuse du théâtre et de l’art des vers, se sont souvent étonnés du peu de succès de la tragédie d’Atrée. Ils ont cru que la délicatesse de nos dames s’effrayait trop de voir présenter à Thyeste une coupe remplie du sang de son fils. Ils se sont trompés. Ce sang, qu'on ne voyait pas, ne pouvait effaroucher les yeux ; et l’action de Cléopâtre, dans Rodogune, est plus criminelle et plus atroce que celle d’Atrée. Cependant on la voit avec un plaisir mêlé d’horreur. Le grand défaut d’Atrèe est qu’on ne peut s’intéresser à la vengeance raffinée d’une injure faite il y a vingt ans. On peut exercer une vengeance exécrable dans les premiers mouvements d’une juste colère; mais élever le fils d’un adultère sous le nom de son propre fils pour le faire manger en ragoût à son véritable père, quand cet enfant sera majeur, ce n’est là qu’une horreur absurde; et quand cette horreur est mise en vers obscurs, chevillés et barbares, il est impossible aux gens de goût de la supporter. Nous ne pouvons trop souvent faire cette remarque[1].

J’espère qu’elles vous satisferont encore aucunement sur le papier.

Aucunement, vieux mot qui signifie en quelque sorte, en partie, et qui valait mieux que ces périphrases.

  1. Au moment où Voltaire publia cette note qu’il ajouta en 1774, il avait fait la remarque dont il y parle, dans son Éloge de Crébillon (voyez les Mélanges, année 1762) ; il l’a reproduite dans une remarque sur la scène iii de l’acte II d’Héraclius, et dans le Fragment d’une lettre qui fait la préface de ses Pelopides.