Médée/Édition Garnier/Médée

Œuvres complètes de VoltaireGarnierTome 31 : Mélanges (X) ; Commentaires sur Corneille (I) (p. 185-202).

ACTE PREMIER.


Scène I.


Vers 7. Quoi! Médée est donc morte, ami? — Non, elle vit;
  Mais un objet plus beau la chasse de mon lit, etc.

Je ne ferai sur ce début qu’une seule remarque, qui pourra servir pour plusieurs autres occasions. On voit assez que c’est là le style de la comédie ; on n’écrivait point alors autrement les tragédies. Les bornes qui distinguent la familiarité bourgeoise et la noble simplicité n’étaient point encore posées. Corneille fut le premier qui eut de l'élévation dans le style comme dans les sentiments. On en voit déjà plusieurs exemples dans cette pièce. Il y a de la justice à lui tenir compte du sublime qu’on y trouve quelquefois, et à n’accuser que son siècle de ce style comique, négligé et vicieux, qui déshonorait la scène tragique. Je n’insiste point sur la meilleure saison, sur les mille et mille malheurs, sur le Jason sans conscience, sur Creuse possédée autant vaut, sur une flamme accommodée au bien des affaires. C’était le malheureux style d’une nation qui ne savait pas encore parler. Et cela même fait voir quelle obligation nous avons au grand Corneille de s’être tiré, dans ses beaux morceaux, de cette fange où son siècle l’avait plongé, et d’avoir seul appris à ses contemporains l’art si longtemps inconnu de bien penser et de bien s’exprimer.

Vers 35. Et depuis, à Colchos, que fit votre Jason,
  Que cajoler Médée et gagner la toison ?

On doit dire ici un mot de cette fameuse toison d’or. La Colchide, pays de Médée, est la Mingrélie, pays barbare, toujours habité par des barbares, où l’on pouvait faire un commerce de fourrures assez avantageux. Les Grecs entreprirent ce voyage par le Pont-Euxin, qui est très-périlleux ; et ce péril donna de la célébrité à l’entreprise : c’est là l’origine de toutes ces fables absurdes qui eurent cours dans l’Occident. Il n’y avait alors d’autre histoire que des fables.


Vers 43. Et j’ai trouvé l’adresse, en lui faisant la cour,
  De relever mon sort sur les ailes d’Amour.

Ce vers est un exemple de ce mauvais goût qui régnait alors chez toutes les nations de l’Europe, Les métaphores outrées, les comparaisons fausses, étaient les seuls ornements qu’on employât; on croyait avoir surpassé Virgile et le Tasse quand on faisait voler un sort sur les ailes de l’Amour. Dryden comparait Antoine à un aigle qui portait sur ses ailes un roitelet, lequel alors s’élevait au-dessus de l’aigle; et ce roitelet, c’était l’empereur Auguste. Les beautés vraies étaient partout ignorées. On a reproché depuis à quelques auteurs de courir après l’esprit. En effet, c’est un défaut insupportable de chercher des épigrammes quand il faut donner de la sensibilité à ses personnages; il est ridicule de montrer ainsi l’auteur quand le héros seul doit paraître au naturel ; mais ce défaut puéril était bien plus commun du temps de Corneille que du notre. La pièce de Clitandre, qui précéda Médée, est remplie de pointes; un amant qui a été blessé en défendant sa maîtresse, apostrophe ses blessures, et leur dit[1]:

  Blessures, hâtez-vous d'élargir vos canaux.
  Ah! pour l’être trop peu, blessures trop cruelles,
  De peur de m’obliger vous n’êtes point mortelles.

Tel était le malheureux goût de ce temps-là.

Vers 73. Les sœurs crient miracle.

J’ai remarqué que parmi les étrangers qui s’exercent quelquefois à faire des vers français, et parmi plusieurs provinciaux qui commencent, il s’en trouve toujours qui font crient, plient, croient, etc., de deux syllabes. Ces mots n’en valent jamais qu’une seule, et ne peuvent être employés qu’à la fin d’un vers. Corneille fit souvent cette faute dans ses premières pièces; et c’est ce qui établit ce mauvais usage dans nos provinces.

Vers 87. Et l’amour paternel, qui fait agir leurs bras,
  Croiroit commettre un crime à n’en commettre pas.

Ce morceau est imité du septième livre des Métamorphoses[2].

  His, ut quæque pia est, hortatibus impia prima est;
  Et, ne sit scelerata, facit scelus : haud tamen ictus
  Ulla suos spectare potest, oculosque redectunt.

Remarquez que Corneille fut le premier qui sut transporter sur la scène française les beautés des auteurs grecs et latins.

Vers 158.  .  .  .  .  .  .  Adieu; l’amour vous presse,
  Et je serois marry qu’un soin officieux
  Vous fit perdre pour moi des temps si précieux.
Le lecteur judicieux s’aperçoit, sans doute, combien la plupart des expressions sont impropres ou familières dans cette scène. Nous demandons grâce pour cette première tragédie. Nous tâcherons de ne faire des réflexions utiles que sur les pièces qui le sont elles-mêmes par les grands exemples qu’on y trouve de tous les genres de beautés.

Scène II.


Vers 4. Depuis que mon esprit est capable de flamme,
  Jamais un trouble égal n’a confondu mon âme.

Cette scène, où Jason débute par dire que son esprit est capable de flamme, est entièrement inutile. Et ces scènes, qui ne sont que de liaison, jettent un peu de froid dans nos meilleures tragédies, qui ne sont point soutenues par le grand appareil du théâtre grec, par la magnificence des chœurs, et qui ne sont que des dialogues sur des planches.


Scène III.


Vers 19. Vous le saurez après, je ne veux rien pour rien.

On sent assez que ce vers est plus fait pour la farce que pour la tragédie. Mais nous n’insistons pas sur les fautes de style et de langage.


Scène IV.


Vers 4. Souverains protecteurs des lois de l’hyménée,
  Dieux, garants de la foi que Jason m’a donnée, etc.

Voici des vers qui annoncent Corneille. Ce monologue est tout entier imité de celui de Sénèque le Tragique[3]:

Dii conjugales, tuque genialis tori
Lucina custos...

Rien n’est plus difficile que de traduire les vers latins et grecs en vers français rimes. On est presque toujours obligé de dire en deux lignes ce que les anciens ont dit en une. Il y a très-peu de rimes dans le style noble, comme je le remarque ailleurs[4]; et nous avons même beaucoup de mots auxquels on ne peut rimer : aussi le poète est rarement le maître de ses expressions. J’ose affirmer qu’il n’est point de langue dans laquelle la versification ait plus d’entraves.

Vers 6. Et m’aidez à venger cette commune injure,

n’appartient qu’à Corneille. Racine a imité ce vers dans Phèdre[5]:

  Déesse, venge-toi ; nos causes sont pareilles.

Mais, dans Corneille, il n’est qu’une beauté de poésie; dans Racine, il est une beauté de sentiment. Ce monologue pourrait aujourd’hui paraître une amplification, une déclamation de rhétorique : il est pourtant bien moins chargé de ce défaut que la scène de Sénèque.

Vers 31. Me peut-il bien quitter après tant de bienfaits?
  M’ose-t-il bien quitter après tant de forfaits? etc.

Ces vers sont dignes de la vraie tragédie, et Corneille n’en a guère fait de plus beaux. Si, au lieu d’être noyés dans un long monologue inutile, ils étaient placés dans un dialogue vif et touchant, ils feraient le plus grand effet.

Ces monologues furent très-longtemps à la mode. Les comédiens les faisaient ronfler avec une emphase ridicule; ils les exigeaient des auteurs qui leur vendaient leurs pièces, et une comédienne qui n’aurait point eu de monologue dans son rôle n’aurait pas voulu réciter. Voilà comme le théâtre, relevé par Corneille, commença parmi nous. Des farceurs ampoulés représentaient, dans des jeux de paume, ces mascarades rimées qu’ils achetaient dix écus : les Athéniens en usaient autrement.

Vers 37. Lui font-ils présumer mon audace épuisée?

Le vers de Sénèque[6],

  Adeone crédit omne consumptum nefas?

paraît bien plus fort.

Vers 61. Soleil, qui vois l’affront qu’on va faire à ta race.
  Donne-moi tes chevaux à conduire en ta place.
Cette prière au Soleil, son père, est encore toute de Sénèque, et devait faire plus d’effet sur les peuples qui mettaient le soleil au rang des dieux que sur nous, qui n’admettons pas cette mythologie.

Scène V.


Vers 11. Quoi! madame, est-ce ainsi qu’il faut dissimuler?
  Et faut-il perdre ainsi des menaces en l’air?

J’ai déjà dit[7] que je ne ferais aucune remarque sur le style de cette tragédie, qui est vicieux presque d’un bout à l’autre. J’observerai seulement ici, à propos de ces rimes dissimuler et en l’air, qu’alors on prononçait dissimulair pour rimer à l’air. J’ajouterai qu’on a été longtemps dans le préjugé que la rime doit être pour les yeux. C’est pour cette raison qu’on faisait rimer cher à bûcher. Il est indubitable que la rime n’a été inventée que pour l’oreille. C’est le retour des mêmes sons, ou des sons à peu près semblables qu’on demande, et non pas le retour des mêmes lettres. On fait rimer abhorre, qui a deux rr, avec encore, qui n’en a qu’une : par la même raison terre peut rimer à père; mais je me hâte ne peut rimer avec je me flatte, parce que flatte est bref, et hâte est long[8].

Vers 41. Cette lâche ennemie a peur des grands courages, etc.

Cela est imité de Sénèque, et enchérit encore sur le mauvais goût de l’original : Fortuna fortes metuit, ignavos premit[9]. Corneille appelle la Fortune lâche. Toutes les tragédies qui précédèrent sa Médée sont remplies d’exemples de ce faux bel-esprit. Ces puérilités furent si longtemps en vogue que l’abbé Cotin, du temps même de Boileau et de Molière, donna à la fièvre l’épithète d’ingrate; cette ingrate de fièvre qui attaquait insolemment le beau corps de Mlle  de Guise, où elle était si bien logée.

Vers 48. Dans un si grand revers que vous reste-t-il? — Moi.
  Moi, dis-je, et c’est assez.

Ce moi est célèbre. C’est le Medea superest de Sénèque[10]; ce qui suit est encore une traduction de Sénèque; mais dans l’original et dans la traduction ces vers affaiblissent la grande idée que donne moi, dis-je, et c’est assez. Tout ce qui explique un grand sentiment l’énerve. On demande si le Medea superest est sublime? Je répondrai à cette question que ce serait en effet un sentiment sublime si ce moi exprimait de la grandeur de courage. Par exemple si, lorsque Horatius Coclès défendit seul un pont contre une armée, on lui eût demandé : Que vous reste-t-il? et qu’il eût répondu : Moi, c’eût été du véritable sublime ; mais ici il ne signifie que le pouvoir de la magie, et, puisque Médée dispose des éléments, il n’est pas étonnant qu’elle puisse seule et sans autre secours se venger de tous ses ennemis.


ACTE DEUXIÈME.


Scène II.


Vers 12. Ah! l’innocence même, et la même candeur! etc.

C’est dans la scène de Sénèque qui a servi de modèle à celle-ci qu’on trouve ce beau vers[11]:

Si judicas, cognosce; si regnas, jube.
N’es-tu que roi ? commande. Es-tu juge? examine.

C’est dommage que Corneille n’ait pas traduit ce vers : il l’aurait bien mieux rendu.

« Ah! l’innocence même, et la même candeur! »

Quæ causa pellat innocens mulier rogat.

Cette ironie est, comme on voit, de Sénèque[12]. La figure de l’ironie tient presque toujours du comique, car l’ironie n’est autre chose qu’une raillerie. L’éloquence souffre cette figure en prose. Démosthène et Cicéron l’emploient quelquefois. Homère et Virgile n’ont pas dédaigné même de s’en servir dans l’épopée ; mais dans la tragédie il faut l’employer sobrement : il faut qu’elle soit nécessaire ; il faut que le personnage se trouve dans des circonstances où il ne puisse s’expliquer autrement, où il soit obligé de cacher sa douleur, et de feindre d’applaudir à ce qu’il déteste.

Racine fait parler ironiquement Axiane à Taxile, quand elle lui dit :

  .  .  .  .  .  Approche, puissant roi,
  Grand monarque de l’Inde, on parle ici de toi[13].

Il met aussi quelques ironies dans la bouche d’Hermione; mais, dans ses autres tragédies, il ne se sert plus de cette figure. Remarquez, en général, que l’ironie ne convient point aux passions : elle ne peut aller au cœur, elle sèche les larmes. Il y a une autre espèce d’ironie qui est un retour sur soi-même, et qui exprime parfaitement l’excès du malheur. C’est ainsi qu’Oreste dit dans l’Andromaque :

  Oui, je te loue, ô ciel ! de ta persévérance.

C’est ainsi que Guatimozin disait au milieu des flammes : Et moi, suis-je sur un lit de roses? Cette figure est très-noble et très-tragique dans Oreste, et dans Guatimozin elle est sublime. Observez que toutes les scènes semblables à celle-ci sont toujours froides; il convient rarement au tragique de parler longtemps du passé. Ce poème est natum rebus agendis[14]; ce doit être une action[15].

Vers 83. Vous voulez qu’on l’honore, et que, de deux complices,
  L’un ait votre couronne, et l’autre des supplices.
Ille crucem sceleris pretium tulit, hic diadema[16].
Vers 133.  .  .  .  .  .  Soldats, remettez-la chez elle.

Si Médée est une magicienne aussi puissante qu’on le dit, et que Créon même le croit, comment ne craint-il pas de l’offenser, et comment même peut-il disposer d’elle? C’est là une étrange contradiction que l’antiquité grecque s’est permise. Les illusions de l’antiquité ont été adoptées par nous: les juges ont osé juger des sorciers; mais il s’était répandu une opinion aussi ridicule que celle de la magie même, et qui lui servait de correctif, c’était que les magiciens perdaient tout leur pouvoir dès qu’ils étaient entre les mains de la justice. L’Arioste, et le Tasse son heureux imitateur, prirent un tour plus heureux : ils feignirent que les enchantements pouvaient être détruits par d’autres enchantements; cela seul mettait de la vraisemblance dans ces fables, qui, par elles-mêmes, n’en ont aucune. Arioste, tout fécond qu’il était, avait appris cet art d’Homère ; il est vrai que son Alcine est prodigieusement supérieure à la Circé de l’Odyssée ; mais enfin Homère est le premier qui paraît avoir imaginé des préservatifs contre le pouvoir de la magie, et qui par là mit quelque raison dans des choses qui n’en avaient pas.


Scène III.


Vers 5. Et le sacré respect de ma condition
  En a-t-il arraché quelque soumission?

Il est bien ici question du sacré respect qu’on doit à la condition de ce Créon, qui, d’ailleurs, joue dans cette pièce un rôle trop froid !


Scène IV.


Vers 3. Nous n’avons désormais que craindre de sa part.

Nous n’avons que craindre est un barbarisme. Cette pièce en a beaucoup ; mais, encore une fois, c’est la première de Corneille.

Vers 25. Je voudrois pour tout autre un peu de raillerie:
  Un vieillard amoureux mérite qu’on en rie.

Ces vers montrent qu’en effet on mêlait alors le comique au tragique. Ce mauvait goût était établi dans presque toute l’Europe, comme on le remarque ailleurs[17].


Scène V.


Vers 24. La robe de Médée a donné dans mes yeux.

La robe de Médée, qui a donné dans les yeux de Creuse, et la description de cette robe, ne seraient pas souffertes aujourd’hui ; et la réponse de Jason n’est pas moins petite que la demande.


Scène VI.


Vers 23. Souvent je ne sais quoi, qu’on ne peut exprimer,
  Nous surprend, nous emporte, et nous force d’aimer.

Voilà le germe de ces vers qu’on applaudit autrefois dans Rodogune[18]:

Il est des nœuds secrets, il est des sympathies,
Dont par le doux rapport les âmes assorties, etc.

C’est au lecteur judicieux à décider lequel vaut le mieux de ces deux morceaux. Il décidera peut-être que de telles maximes sont plus convenables à la haute comédie, et que les maximes détachées ne valent pas un sentiment. Cette même idée se retrouve dans la Suite du Menteur[19], et elle y est mieux placée.


Scène VII.

ægée, seul

Il est inutile de remarquer combien le rôle d’Ægée est froid et insipide. Une pièce de théâtre est une expérience sur le cœur humain. Quel ressort remuera l’âme des hommes? Ce ne sera pas un vieillard amoureux et méprisé, qu’on met en prison et qu’une sorcière délivre. Tout personnage principal doit inspirer un degré d’intérêt : c’est une des règles inviolables; elles sont toutes fondées sur la nature. On a déjà averti qu’on ne reprend pas les fautes de détail.


ACTE TROISIÈME.


Scène I.


Vers 1. Malheureux instrument du malheur qui nous presse,
  Que j’ai pitié de toi, déplorable princesse!

C’est ici un grand exemple de l’abus des monologues, l ne suivante, qui vient parler toute seule du pouvoir de sa maîtresse, est d’un grand ridicule. Cette faute de faire dire ce qui arrivera, par un acteur qui parle seul, et qu’on introduit sans raison, était très-commune sur les théâtres grecs et latins : ils suivaient cet usage parce qu’il est facile. Mais on devait dire aux Ménandre, aux Aristophane, aux Plaute : Surmontez la difficulté ; instruisez-nous du fait sans avoir l’air de nous instruire ; amenez sur le théâtre des personnages nécessaires qui aient des raisons de se parler ; qu’ils m’expliquent tout sans jamais s’adresser à moi ; que je les voie agir et dialoguer : sinon, vous êtes dans l’enfance de l’art.


Scène II.


Vers 31. Pour montrer, sans les voir, son courage apaisé,
  Je te dirai, Nérine, un moyen fort aisé, etc.

Convenons que ce n’est pas un trop bon moyen d’apaiser une femme et une mère que de lui arracher ses enfants, et de lui prendre ses habits. Cette invention de comédie produit une catastrophe horrible ; mais ce contraste même d’une intrigue faible et basse avec un dénoûment épouvantable forme une bigarrure qui révolte tous les esprits cultivés.


Scène III.


Vers 1. Ne fuyez pas, Jason, de ces funestes lieux ;
  C’est à moi d’en partir ; recevez mes adieux, etc.

Cette scène est toute de Sénèque[20]:

Fugimus, Jason ; fugimus : hoc non est novum,
Mutare sedes. Causa fugiendi nova est, etc.
Ad quos remittis, Phasin et Colclios petam ? etc.

Il y a dans ce couplet de très-beaux vers qui annonçaient déjà Corneille. C’est en ce sens, et c’est dans ces morceaux détachés qu’on peut dire, avec Fontenelle, que Corneille s’éleva jusqu’à Mèdèe.

Vers 83. Oui, je te les reproche, et de plus… — Quels forfaits ?
  — La trahison, le meurtre, et tous ceux que j’ai faits.

Médée dit dans Sénèque : Quodcumque feci[21].

Vers 90. Celui-là fait le crime à qui le crime sert.
Tua illa, tua sunt illa : cui prodest scelus
Is fecit[22].
Vers 141. Je t’aime encor, Jason, malgré ta lâcheté,

n’est point imité de Sénèque; et Racine, en cet endroit, s’est rencontré avec Corneille quand il fait dire à Roxane :

Écoutez, Bajazet, je sens que je vous aime[23], etc.

La situation et la passion amènent souvent des sentiments et des expressions qui se ressemblent sans qu’elles soient imitées. Mais quelle différence entre Roxane et Médée! Le rôle de Médée est l’essai d’un génie vigoureux et sans art, qui en vain fait déjà quelques efforts contre la barbarie qui enveloppe son siècle ; et le rôle de Roxane est le chef-d’œuvre de l’esprit et du goût dans un temps plus heureux : l’une est une statue grossière de l’ancienne Egypte ; l’autre est une statue de Phidias.

Vers 150. Que je t’aime, et te baise en ces petits portraits, etc.

On sent assez que le mot baise ne serait pas souffert aujourd’hui; mais il y a une réflexion plus importante à faire. Médée conçoit la vengeance la plus horrible, et qui retombe sur elle-même. Pour y parvenir, elle a recours à la plus indigue fourberie : elle devient alors exécrable aux spectateurs ; elle attirerait la pitié si elle égorgeait ses enfants dans un moment de désespoir et de démence. C’est une loi du théâtre qui ne souffre guère d’exception : ne commettez jamais de grands crimes que quand de grandes passions en diminueront l’atrocité, et vous attireront même quelque compassion des spectateurs. Cléopâtre, à la vérité, dans la tragédie de Rodogune, ne s’attire nulle compassion ; mais songez que si elle n’était pas possédée de la passion forcenée de régner on ne la pourrait pas souffrir, et que si elle n’était pas punie, la pièce ne pourrait être jouée.


Scène IV.


Vers 1. .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  Il est en ta puissance
  D’oublier mon amour, mais non pas ma vengeance.
  Je la saurai graver en tes esprits glacés
  Par des coups trop profonds pour en être effacés.

Cette idée détestable de tuer ses propres enfants pour se venger de leur père, idée un peu soudaine, et qui ne laisse voir que l’atrocité d’une vengeance révoltante, sans qu’elle soit ici combattue par les moindres remords, est encore prise de Sénèque, dont Corneille a imité les beautés et les défauts.

ACTE QUATRIÈME.


Scène II.


Vers 1. Le charme est achevé, tu peux entrer, Nérine.

Dans la tragédie de Macbeth, qu’on regarde comme un chef-d’œuvre de Shakespeare, trois sorcières font leurs enchantements sur le théâtre : elles arrivent au milieu des éclairs et du tonnerre avec un grand chaudron dans lequel elles font bouillir des herbes. Le chat a miaulé trois fois, disent-elles ; il est temps, il est temps; elles jettent un crapaud dans le chaudron, et apostrophent le crapaud en criant en refrain : Double, double, chaudron, trouble, que le feu brûle, que l’eau bouille, double, double[24]. Cela vaut bien les serpents qui sont venus d’Afrique en un moment, et ces herbes que Médée a cueillies le pied nu, en faisant pâlir la lune, et ce plumage noir d’une harpie. Ces puérilités ne seraient pas admises aujourd’hui.

C’est à l’Opéra, c’est à ce spectacle consacré aux: fables, que ces enchantements conviennent, et c’est là qu’ils ont été le mieux traités. Voyez dans Quinault[25], supérieur en ce genre :

Esprits malheureux et jaloux,
Qui ne pouvez souffrir la vertu qu’avec peine,
Vous, dont la fureur inhumaine
Dans les maux qu’elle fait trouve un plaisir si doux,
Démons, préparez-vous
A seconder ma haine ;
Démons, préparez-vous
A servir mon courroux.

Voyez en un autre endroit ce morceau encore plus fort que chante Médée[26]:

Sortez, ombres, sortez de la nuit éternelle ;
Voyez le jour pour le troubler :

Hâtez-vous d’obéir quand ma voix vous appelle.
Que l’affreux désespoir, que la rage cruelle,
Prennent soin de vous rassembler :
Sortez, ombres, sortez de la nuit éternelle...
Venez, peuple infernal, venez;
Avancez, malheureux coupables,
Soyez aujourd’hui déchaînés;
Goûtez l’unique bien des cœurs infortunés.
Ne soyez pas seuls misérables.....
Ma rivale m’expose à des maux effroyables :
Qu’elle ait part aux tourments qui vous sont destinés.
Tous les enfers impitoyables
Auront peine à former des horreurs comparables
Aux troubles qu’elle m’a donnés.
Goûtons l’unique bien des cœurs infortunés,
Ne soyons pas seuls misérables.

Ce seul couplet vaut mieux, peut-être, que toute la Médée de Sénèque, de Corneille, et de Longepierre, parce qu’il est fort et naturel, harmonieux et sublime. Observons que c’est là ce Quinault que Boileau affectait de mépriser, et apprenons à être justes[27].

Vers 80. Avant que sur Créuse ils agiraient sur moi.

Cette suivante, qui craint la brûlure, et qui refuse de porter la robe, est très-comique, et fournirait de bonnes plaisanteries. Il était fort aisé d’envoyer la robe par un domestique qui ne fût pas instruit du poison qu’elle renfermait.


Scène III.


Vers 1. Nous devons bien chérir cette valeur parfaite, etc.

On voit combien Pollux est inutile à la pièce; Corneille l’appelle un personnage protatique.


Scène IV.


Vers 20. J’eus toujours pour suspects les dons des ennemis.

Ce vers est la traduction de ce beau vers de Virgile[28]:

  .  .  .  .  .  .  Timeo Danaos, et dona ferentes.

Et Virgile lui-même a pris ce vers d’Homère mot à mot. Quand on imite de tels vers qui sont devenus proverbes, il faut tâcher que nos imitations deviennent aussi proverbes dans notre langue. On n’y peut réussir que par des mots harmonieux, aisés à retenir. Pour suspects les dons est trop rude ; on doit éviter les consonnes qui se heurtent. C’est le mélange heureux des voyelles et des consonnes qui fait le charme de la versification.


Scène V.

ægée, en prison.
Vers 1. Demeure affreuse des coupables, etc.

Rotrou avait mis les stances à la mode. Corneille, qui les employa, les condamne lui-même dans ses réflexions sur la tragédie. Elles ont quelque rapport à ces odes que chantaient les chœurs entre les scènes sur le théâtre grec. Les Romains les imitèrent : il me semble que c’était l’enfance de l’art. Il était bien plus aisé d’insérer ces inutiles déclamations entre neuf ou dix scènes qui composaient une tragédie que de trouver dans son sujet même de quoi animer toujours le théâtre, et de soutenir une longue intrigue toujours intéressante. Lorsque notre théâtre commença à sortir de la barbarie, et de l’asservissement aux usages anciens, pire encore que la barbarie, on sul)stitua à ces odes des chœurs qu’on voit dans Garnier, dans Jodelle et dans Baïf, des stances que les personnages récitaient. Cette mode a duré cent années; le dernier exemple que nous ayons des stances est dans la Thébaïde. Racine se corrigea bientôt de ce défaut ; il sentit que cette mesure, différente de la mesure employée dans la pièce, n’était pas naturelle ; que les personnages ne devaient pas changer le langage convenu ; qu’ils devenaient poètes mal à propos.

Vers 37. Amour, contre Jason tourne ton trait fatal.
  Au pouvoir de tes dards je remets ma vengeance;
  Atterre son orgueil, et montre ta puissance
  A perdre également l’un et l’autre rival.

Quand mêmes ces stances ennuyeuses et mal écrites auraient

été aussi bonnes que la meilleure ode d’Horace, elles ne feraient aucun effet, parce qu’elles sont daus la bouche d’un vieillard ridicule, amoureux comme un vieillard de comédie. Ce n’est pas assez au théâtre qu’une scène soit belle par elle-même, il faut qu’elle soit belle dans la place où elle est.

Scène VI.


Vers 75. Un fantôme pareil et de taille et de face,
  Tandis que vous fuirez, remplira votre place.

On voit assez que ce fantôme pareil et de taille et de face, et cet anneau enchanté, et ces coups de baguette, ne sont point admissibles dans la tragédie.


ACTE CINQUIÈME.


Scène I.


Vers 1. Ah! déplorable prince! ah! fortune cruelle!
  Que je porte à Jason une triste nouvelle !

Ce Theudas, qu’on ne connaît point, qu’on n’attend point, et qui ne vient là que pour être pétrifié d'un coup de baguette, ressemble trop à la farce d’Arlequin magicien.


Scène III.


Vers 11. Quoi! vous continuez, canailles infidèles! etc.

Voilà la seule fois où l’on a vu le mot de canailles dans une tragédie. Fontenelle dit que Corneille s’éleva jusqu’à Médée; il pouvait dire que, dans tous ces endroits, il s’abaissa jusqu’à Médée.

Mais il y a bien pis : c’est que toutes ces lamentations de Créon et de Créuse ne touchent point. Comment se peut-il faire que le spectacle d’un père et d’une fille, mourants d’une mort affreuse, soit si froid ? C’est que ce spectacle est une partie de la catastrophe : il fallait donc qu’elle fût courte.


Scène VII.


Vers 1. Lâche, ton désespoir encore en délibère?

Chose étrange : Médée trouve ici le secret d’être froide en égorgeant ses enfants! C’est qu’après la mort de Créon et de Créuse ce parricide n’est qu’un surcroît de vengeance, une seconde catastrophe, une barbarie inutile.

Vers 2. Lève les yeux, perfide, et reconnois ce bras
  Qui l'a déjà vengé de ces petits ingrats.

On ne relèvera pas ici l’expression très-vicieuse de ces petits ingrats, parce qu’on n’en relève aucune. Le plus capital de tous les défauts dans la tragédie est de faire commettre de ces crimes qui révoltent la nature, sans donner au criminel des remords aussi grands que son attentat, sans agiter son âme par des combats touchants et terribles, comme on l’a déjà insinué[29]. Médée, après avoir tué ses deux enfants, au lieu de se venger de son mari, qui seul est coupable, s’en va en le raillant.

Vers 13. Va, bienheureux amant, cajoler ta maîtresse.

Lorsqu’à ces crimes commis de sang-froid on joint une telle raillerie, c’est le comble de l’atrocité dégoûtante. Il fallait, par un coup de l’art, intéresser pour Médée s’il était possible : c’eût été l’effort du génie. Le Tasse intéresse pour Armide, qui est magicienne comme Médée, et qui, comme elle, est abandonnée de son amant. Et lorsque Quinault fait paraître Médée, il lui fait dire ces beaux vers :

Le destin de Médée est d’être criminelle,
Mais son cœur était fait pour aimer la vertu.

Au reste, il ne sera pas inutile de dire ici aux lecteurs qui ne savent pas le latin, ou qui n’en lisent guère, que c’est dans la Médée de Sénèque qu’on trouve cette fameuse prophétie qu’un jour l’Amérique sera découverte, venient annis sæcula seris[30]. Il y en a une dans le Dante encore plus circonstanciée et plus clairement exprimée : c’est touchant la découverte des étoiles du pôle antarctique. Il suffirait de ces deux exemples pour prouver que les poètes méritent en effet le nom de prophètes, vates. Jamais, en effet, il n’y eut de prédiction mieux accomplie. Si Sénèque avait, en effet, eu l’Amérique en vue, tout l’art qu’on attribue à Médée n’aurait pas approché du sien.


Scène DERNIÈRE.

Vers 1. O dieux! ce char volant, disparu dans la nue,
  La dérobe à sa peine aussi bien qu’à ma vue, etc.

Voilà encore un monologue plus froid que tout le reste ; rien n’est plus insipide que de longues horreurs.


  1. Acte Ier, scène ix.
  2. Ovide, Métam., VII, 340–42.
  3. Médée, acte I, scène i.
  4. Voyez remarques sur la scène 1re du Ve acte de Rodogune.
  5. Acte III, scène ii.
  6. Médée, II, 122.
  7. Page 184.
  8. Palissot dit qu’il ne faut pas adopter sans restriction ce principe que la rime n’a été inventée que pour l’oreille; autrement, un singulier pourrait très-bien rimer avec un pluriel. (G. A.)
  9. Acte II, vers 159.
  10. Acte II, vers 166.
  11. Acte II, vers 194.
  12. Acte II, vers 193.
  13. Alexandre, acte IV, scène iii.
  14. Horace, Art poétique, 82.
  15. Palissot dit que Racine n’a pas cessé d’employer l’ironie toutes les fois que son sujet l’a demandé, et il cite la réponse d’Abner à Mathan dans Athalie : Eh quoi? Mathan, etc. (G. A.)
  16. Juvénal, sat. XIII, 105.
  17. Voyez page 185, et les Remarques sur Rodogune, acte II, scène Ire.
  18. Acte Ier, scène vii.
  19. Acte IV, scène Ire.
  20. Acte III, vers 447.
  21. Acte III, vers 498.
  22. Ibid., vers 500.
  23. Racine, Bajazet, acte II, scène i.
  24. Voltaire avait songé un moment à donner ici des fragments de Macbeth pour confondre les shakespeariens. (G. A.)
  25. Amadis, acte II, scène iii.
  26. Quinault, Thésée, acte III, scène vii.
  27. Ce qu’on vient de lire se retrouve presque eu entier dans la lettre à Duclos du 25 décembre 1761.
  28. .En., II, 49.
  29. Page 196.
  30. Voyez les vers de Sénèque, tome XVIII, page 310, et leur traduction, tome XII, page 358.