Médée/Édition Garnier/Préface du Commentateur

Médée/Édition Garnier
Œuvres complètes de VoltaireGarnierTome 31 : Mélanges (X) ; Commentaires sur Corneille (I) (p. 180-184).

PRÉFACE DU COMMENTATEUR.

Nous commençons ce recueil par la Médée, parce que, dans ce poëme, on peut entrevoir déjà le germe des grandes beautés qui brillent dans les autres pièces. Nous rejetons à une autre place les six premières comédies[1], dans lesquelles il n'y a presque rien qui fasse apercevoir les grands talents de Corneille.

J'avoue cependant qu'il serait aujourd'hui inconnu, s'il n'avait lait que cette tragédie. Il était alors confondu parmi les cinq auteurs que le cardinal de Richelieu faisait travailler aux pièces dont il était l'inventeur. Ces cinq auteurs étaient, comme on sait, L'Estoile, fils du grand audiencier, dont nous avons les Mémoires ; Boisrobert, abbé de Châtillon-sur-Seine, aumônier du roi et conseiller d'État; Colletet, qui n'est plus connu que par les satires de Boileau, mais que le cardinal regardait alors avec estime; Rotrou, lieutenant civil au bailliage de Dreux, homme de génie ; Corneille lui-même, assez subordonné aux autres, qui l'emportaient sur lui par la fortune ou par la faveur.

Corneille se retira bientôt de cette société, sous le prétexte des arrangements de sa petite fortune, qui exigeaient sa présence à Rouen.

Rotrou n'avait encore rien fait qui approchât même du médiocre. 11 ne donna son Venceslas que quatorze ans après la Médée, en 1649, lorsque Corneille, qui l'appelait son père, fut devenu son maître, et que Rotrou, ranimé par le génie de Corneille, devint digne de lui être comparé dans la première scène de Venceslas, et dans le quatrième acte. Encore même, cette pièce de Rotrou était-elle une imitation de l'auteur espagnol Francesco de Roxas.

Mais en 1635, temps auquel on joua la Médée de Corneille, on n’avait d'ouvrage un peu supportable, à quelques égards, que la Sophonisbe de Mairet, donnée en 1633. Il est remarquable qu’en Italie et en France, la véritable tragédie dut sa naissance à une Sophonisbe. Le prélat[2] Trissino, auteur de la Sophonisbe italienne, eut l’avantage d’écrire dans une langue déjà fixée et perfectionnée; et Mairet, au contraire, dans le temps où la langue française luttait contre la barbarie. On ne connaissait que des imitations languissantes, des tragédies grecques et espagnoles, ou des inventions puériles, telles que l’Innocente Infidélité de Rotrou, l’Hôpital des fous d’un nommé Beys, le Cléomédon de du Ryer, l’Orante de Scudéri, la Pèlerine amoureuse. Ce sont là les pièces qu’on joua dans cette même année 1635, un peu avant la Médée de Corneille.

Avec quelle lenteur tout se forme ! Nous avions déjà plus de mille pièces de théâtre, et pas une seule qui pût être soufferte aujourd’hui par la populace des provinces les plus grossières. Il en a été de même dans tous les arts, et dans tout ce qui concerne les agréments de la société et les commodités de la vie. Que chaque nation parcoure son histoire, et elle verra que, depuis la chute de l’empire romain, elle a été presque sauvage pendant dix ou douze siècles.

La Médée de Corneille n’eut qu’un succès médiocre, quoiqu'elle fût au-dessus de tout ce qu'on avait donné jusqu'alors. Un ouvrage peut toucher avec les plus énormes défauts, quand il est animé par une passion vive et par un grand intérêt, comme le Cid; mais de longues déclamations ne réussissent en aucun pays ni en aucun temps. La Médée de Sénèque, qui avait ce défaut, n’eut point de succès chez les Romains ; celle de Corneille n’a pu rester au théâtre.

On ne représente d’autre Médée à Paris que celle de Longepierre, tragédie à la vérité très-médiocre, et où le défaut des Grecs, qui était la vaine déclamation, est poussé à l’excès; mais lorsqu'une actrice imposante fait valoir le rôle de Médée, cette pièce a quelque éclat aux représentations, quoique la lecture en soit peu supportable.

Ces tragédies uniquement tirées de la table, et où tout est incroyable, ont aujourd’hui peu de réputation parmi nous, depuis que Corneille nous a acoutumés au vrai ; et il faut avouer qu’un homme sensé qui vient d’entendre la délibération d’Auguste, de Cinna, et de Maxime, a bien de la peine à supporter Médée traversant les airs dans un char traîné par des dragons. Un défaut plus grand encore dans la tragédie de Médée, c’est qu’on ne s’intéresse à aucun personnage. Médée est une méchante femme qui se venge d’un malhonnête homme. La manière dont Corneille a traité ce sujet nous révolte aujourd’hui; celles d’Euripide et de Sénèque nous révolteraient encore davantage.

Une magicienne ne nous paraît pas un sujet propre à la tragédie régulière, ni convenable h un peuple dont le goût est perfectionné. On demande pourquoi nous rejetterions des magiciens, et que non-seulement nous permettons que dans la tragédie on parle d’ombres et de fantômes, mais même qu’une ombre paraisse quelquefois sur le théâtre.

Il n’y a certainement pas plus de revenants que de magiciens dans le monde, et si le théâtre est la représentation de la vérité, il faut bannir également les apparitions et la magie.

Voici, je crois, la raison pour laquelle nous souffririons l’apparition d’un mort, et non le vol d’un magicien dans les airs. Il est possible que la Divinité fasse paraître une ombre pour étonner les hommes par ces coups extraordinaires de sa providence, et pour faire rentrer les criminels en eux-mêmes; mais il n’est pas possible que des magiciens aient le pouvoir de violer les lois éternelles de cette même providence : telles sont aujourd’hui les idées reçues.

Un prodige opéré par le ciel même ne révoltera point; mais un prodige opéré par un sorcier, malgré le ciel, ne plaira jamais qu’à la populace.

Quodeumque ostendis mihi sic, incredulus odi[3].

Chez les Grecs, et même chez les Romains, qui admettaient des sortilèges, Médée pouvait être un très-beau sujet. Aujourd’hui nous le reléguons à l’Opéra, qui est parmi nous l’empire des fables, et qui est à peu près parmi les théâtres ce qu’est l’Orlando furioso parmi les poèmes épiques.

Mais quand Médée ne serait pas sorcière, le parricide qu’elle commet presque de sang-froid sur ses deux enfants, pour se venger de son mari, et l’envie que Jason a, de son côté, de tuer ces mêmes enfants, pour se venger de sa femme, forment un amas de monstres dégoûtants, qui n’est malheureusement soutenu que par des amplifications de rhétorique, en vers souvent durs ou faibles, ou tenant de ce comique qu’on mêlait avec le tragique sur tous les théâtres de l’Europe au commencement du XVIIe siècle. Cependant cette pièce est un chef-d’œuvre, en comparaison de presque tous les ouvrages dramatiques qui la précédèrent. C’est ce que M. de Fontenelle appelle prendre l’essor, et monter jusqu’au tragique le plus sublime. Et en effet il a raison, si on compare Médée aux six cents pièces de Hardy, qui furent faites chacune en deux ou trois jours ; aux tragédies de Garnier, aux Amours infortunés de Léandre et de Hero, par l’avocat La Selve ; à la Fidèle Tromperie, d’un autre avocat nommé Gougenot; au Pirandre, de Boisrobert, qui fut joué un an avant Médée.

Nous avons déjà remarqué[4] que toutes les autres parties de la littérature n’étaient pas mieux cultivées.

Corneille avait trente ans quand il donna sa Médée; c’est l’âge de la force de l’esprit ; mais il était subjugué par son siècle. Ce n’est point sa première tragédie ; il avait fait jouer Clitandre trois ans auparavant. Ce Clitandre est entièrement dans le goût espagnol et dans le goût anglais : les personnages combattent sur le théâtre ; on y tue, on y assassine ; on voit des héroïnes tirer l’épée ; des archers courent après les meurtriers ; des femmes se déguisent en hommes; une Dorise crève un œil à un de ses amants avec une aiguille à tête. Il y a de quoi faire un roman de dix tomes, et cependant il n’y a rien de si froid et de si ennuyeux. La bienséance, la vraisemblance négligées, toutes les règles violées, ne sont qu’un très-léger défaut en comparaison de l’ennui. Les tragédies de Shakespeare étaient plus monstrueuses encore que Clitandre, mais elles n’ennuyaient pas. Il fallut enfin revenir aux anciens pour faire quelque chose de supportable, et Médée est la première pièce dans laquelle ou trouve quelque goût de l’antiquité. Cette imitation est sans doute très-inférieure à ces beautés vraies que Corneille tira depuis de son seul génie.

Resserrer un événement illustre et intéressant dans l’espace de deux ou trois heures; ne faire paraître les personnages que quand ils doivent venir ; ne laisser jamais le théâtre vide; former une intrigue aussi vraisemblable qu’attachante; ne rien dire d’inutile; instruire l’esprit et remuer le cœur; être toujours éloquent en vers, et de l’éloquence propre à chaque caractère qu’on représente ; parler sa langue avec autant de pureté que dans la prose la plus châtiée, sans que la contrainte de la rime paraisse gêner les pensées; ne se pas permettre un seul vers ou dur, ou obscur, ou déclamateur : ce sont là les conditions qu’on exige aujourd’hui d’une tragédie pour qu’elle puisse passer à la postérité avec l’approbation des connaisseurs, sans laquelle il n’y a jamais de réputation véritable.

On verra comment, dans les pièces suivantes, Pierre Corneille a rempli plusieurs de ces conditions.

On se contentera d’indiquer, dans cette pièce de Médée, quelques imitations de Sénèque, et quelques vers qui annoncent déjà le grand Corneille ; et on entrera dans plus de détails quand il s’agira de pièces dont presque tous les vers exigent un examen réfléchi.

  1. Ces six comédies sont Mélite (jouée en 1623); Clitandre (1632); la Veuve (1639) ; la Galerie du Palais (1634) ; la Suivante (1634) ; la Place royale (1635). Ces six comédies n'ont été le sujet d’aucune remarque de Voltaire, qui les a rejetées à la fin de son édition, ainsi que l’Illusion, comédie de Pierre Corneille, jouée en 1636; voyez son Avis à la fin des remarques sur les pièces de théâtre.
  2. Le Trissin ne fut point prélat.
  3. Horace, de Arte poetica, 188.
  4. Page 181.