Mécanique analytique/Partie 2/Section 10

Gauthier-Villars et Fils (Œuvres de Lagrange. Tome XIIp. 265-272).
◄  SECT. IX
SECT. XI  ►
Deuxième partie


SECTION DIXIÈME.

SUR LES PRINCIPES DE L’HYDRODYNAMIQUE.


La détermination du mouvement des fluides est l’objet de l’Hydrodynamique ; celui de l’Hydraulique ordinaire se réduit à l’art de conduire les eaux et de les faire servir au mouvement des machines. Cet art a dû être cultivé de tout temps, pour le besoin qu’on en a toujours eu, et les anciens y ont peut-être autant excellé que nous, à en juger par ce qu’ils nous ont laissé dans ce genre.

Mais l’Hydrodynamique est une science née dans le siècle dernier. Newton a tenté le premier de calculer par les principes de la Mécanique le mouvement des fluides, et d’Alembert est le premier qui ait réduit les vraies lois de leur mouvement à des équations analytiques. Archimède et Galilée (car l’intervalle qui a séparé ces deux grands génies disparaît dans l’histoire de la Mécanique) ne s’étaient occupés que de l’équilibre des fluides.

Torricelli commença à examiner le mouvement de l’eau qui sort d’un vase par une ouverture fort petite, et à y chercher une loi. Il trouva qu’en donnant au jet une direction verticale, il atteint toujours, à très peu près, le niveau de l’eau dans le vase ; et comme il est à présumer qu’il l’atteindrait exactement sans la résistance de l’air et les frottements, Torricelli en conclut que la vitesse de l’eau qui s’écoule est la même que celle qu’elle aurait acquise en tombant librement de la hauteur du niveau, et que cette vitesse est, par conséquent, proportionnelle à la racine carrée de la même hauteur.

Ne pouvant cependant parvenir à une démonstration rigoureuse de cette proposition, il se contenta de la donner comme un principe d’expérience, à la fin de son Traité De Motu naturaliter accelerato, imprimé en 1643. Newton entreprit de la démontrer dans le second Livre des Principes mathématiques, qui parurent en 1687 ; mais il faut avouer que c’est l’endroit le moins satisfaisant de ce grand Ouvrage.

Si l’on considère une colonne d’eau qui tombe librement dans le vide, il est aisé de se convaincre qu’elle doit prendre la figure d’un conoïde formé par la révolution d’une hyperbole du quatrième ordre autour de l’axe vertical ; car la vitesse de chaque tranche horizontale est, d’un côté, comme la racine carrée de la hauteur d’où elle est descendue, et, de J’autre, elle doit être, par la continuité de l’eau, en raison inverse de la largeur de cette tranche et, par conséquent, en raison inverse du carré de son rayon ; d’où il résulte que la portion de l’axe, ou l’abscisse qui représente la hauteur, est en raison inverse de la quatrième puissance de l’ordonnée de l’hyperbole génératrice. Si donc on se représente un vase qui ait la figure de ce conoïde, et qui soit entretenu toujours plein d’eau, et qu’on suppose le mouvement de l’eau parvenu à un état permanent, il est clair que chaque particule d’eau y descendra comme si elle était libre, et qu’elle aura, par conséquent, au sortir de l’orifice, la vitesse due à la hauteur du vase de laquelle elle est tombée.

Or Newton imagine que l’eau qui remplit un vase cylindrique vertical, percé à son fond d’une ouverture par laquelle elle s’échappe, se partage naturellement en deux parties, dont l’une est seule en mouvement et a la figure du conoïde dont nous venons de parler : c’est ce qu’il nomme la cataracte ; l’autre est en repos, comme si elle était glacée. De cette manière, il est clair que l’eau doit s’échapper avec une vitesse égale à celle qu’elle aurait acquise en tombant de la hauteur du vase, comme Torricelli l’avait trouvé par l’expérience. Cependant Newton, ayant mesuré la quantité d’eau sortie dans un temps donné et l’ayant comparée à la grandeur de l’orifice, en avait conclu, dans la première édition de ses Principes, que la vitesse au sortir du vase n’était due qu’à la moitié de la hauteur de l’eau dans le vase. Cette erreur venait de ce qu’il n’avait pas d’abord fait attention à la contraction de la veine ; il y eut égard dans la seconde édition, qui parut en 1714, et il reconnut que la section la plus petite de la veine était, à l’ouverture du vase, à peu près comme à de sorte qu’en prenant cette section pour le vrai orifice, la vitesse doit être augmentée dans la même raison de à et répondre, par conséquent, à la hauteur entière de l’eau. De cette manière ; sa théorie se trouva rapprochée de l’expérience, mais elle n’en devint pas pour cela plus exacte ; car la formation de la cataracte ou vase fictif dans lequel l’eau est supposée se mouvoir, tandis que l’eau latérale demeure en repos, est évidemment contraire aux lois connues de l’équilibre des fluides, puisque l’eau qui tomberait dans cette cataracte avec toute la force de sa pesanteur, n’exerçant aucune pression latérale, ne saurait résister à celle du fluide stagnant qui l’environne.

Vingt ans auparavant, Varignon avait donné à l’Académie des Sciences de Paris une explication plus naturelle et plus plausible du phénomène dont il s’agit. Ayant remarqué que, quand l’eau s’écoule d’un vase cylindrique par une petite ouverture faite au fond, elle n’a dans le vase qu’un mouvement très petit et sensiblement uniforme pour toutes les particules, il en conclut qu’il ne s’y faisait aucune accélération, et que la partie du fluide qui s’échappe à chaque instant recevait tout son mouvement de la pression produite par le poids de la colonne de fluide dont elle est la base. Ainsi ce poids, qui est comme la largeur de l’orifice multipliée par la hauteur de l’eau dans le vase, doit être proportionnel à la quantité de mouvement engendrée dans la particule qui sort à chaque instant par le même orifice. Or cette quantité de mouvement est, comme l’on sait, proportionnelle à la vitesse et à la masse, et la masse est ici comme le produit de la largeur de l’orifice par le petit espace que la particule parcourt dans l’instant donné, espace qui est évidemment proportionnel à la vitesse même de cette particule ; par conséquent, la quantité de mouvement dont il s’agit est en raison de la largeur de l’orifice multipliée par le carré de la vitesse. Donc enfin la hauteur de l’eau dans le vase est proportionnelle au carré de la vitesse avec laquelle elle s’échappe, ce qui est le théorème de Torricelli.

Ce raisonnement a néanmoins encore quelque chose de vague, car on y suppose tacitement que la petite masse qui s’échappe à chaque instant du vase acquiert brusquement toute sa vitesse par la pression de la colonne qui répond à l’orifice. Or on sait qu’une pression ne peut pas produire tout à coup une vitesse finie. Mais en supposant, ce qui est naturel, que le poids de la colonne agisse sur la particule pendant tout le temps qu’elle met à sortir du vase, il est clair que cette particule recevra un mouvement accéléré, dont la quantité, au bout d’un temps quelconque, sera proportionnelle à la pression multipliée par le temps. Donc le produit du poids de la colonne par le temps de la sortie de la particule sera égal au produit de la masse de cette particule par la vitesse qu’elle aura acquise ; et comme la masse est le produit de la largeur de l’orifice par le petit espace que la particule décrit en sortant du vase, espace qui, par la nature des mouvements uniformément accélérés, est comme le produit de la vitesse par le temps, il s’ensuit que la hauteur de la colonne sera de nouveau comme le carré de la vitesse acquise. Cette conclusion est donc rigoureuse, pourvu qu’on accorde que chaque particule, en sortant du vase, est pressée par le poids entier de toute la colonne du fluide qui a cette particule pour base ; c’est ce qui aurait lieu, en effet, si le fluide contenu dans le vase y était stagnant, car alors sa pression sur la partie du fond où est l’ouverture serait égale au poids de la colonne dont elle est la base ; mais cette pression doit être différente lorsque le fluide est en mouvement. Cependant il est clair que plus il approchera de l’état de repos, plus aussi sa pression sur le fond approchera du poids total de la colonne verticale ; d’ailleurs, l’expérience fait voir que le mouvement du fluide dans le vase est d’autant moindre que l’ouverture est plus petite. Ainsi la théorie précédente approchera d’autant plus de la vérité que les dimensions du vase seront plus grandes relativement à l’ouverture par laquelle le fluide s’écoule, et c’est ce que l’expérience confirme.

Par une raison contraire, la même théorie devient insuffisante pour déterminer le mouvement des fluides qui coulent dans des tuyaux dont la largeur est assez petite et varie peu. Il faut alors considérer à la fois tous les mouvements des particules du fluide, et examiner comment ils doivent être changés et altérés par la figure du canal. Or l’expérience apprend que, quand le tuyau a une direction peu différente de la verticale, les différentes tranches horizontales du fluide conservent à très peu près leur paralléli\sine, en sorte qu’une tranche prend toujours la place de celle qui la précède ; d’où il suit, à cause de l’incompressibilité du fluide, que la vitesse de chaque tranche horizontale, estimée suivant le sens vertical, doit être en raison inverse de la largeur de cette tranche, largeur qui est donnée par la figure du vase.

Il suffit donc de déterminer le mouvement d’une seule tranche, et le problème est, en quelque manière, analogue à celui du mouvement d’un pendule composé. Ainsi, comme, selon la théorie de Jacques Bernoulli, les mouvementsacquis et perdus à chaque instant par les différents poids qui forment le pendule se font mutuellement équilibre dans le levier, il doit y avoir équilibre dans le tuyau entre les différentes tranches du fluide animées chacune de la vitesse acquise ou perdue à chaque instant ; et de là, par l’application des principes déjà connus de l’équilibre des fluides, on aurait pu d’abord déterminer le mouvement d’un fluide dans un tuyau, comme on avait déterminé celui d’un pendule composé. Mais ce n’est jamais par les routes les plus simples et les plus directes que l’esprit humain parvient aux vérités, de quelque genre qu’elles soient, et la matière que nous traitons en fournit un exemple frappant.

Nous avons exposé, dans la Section I, les différents pas qu’on avait faits pour arriver à la solution du problème du centre d’oscillation, et nous y avons vu que la véritable théorie de ce problème n’avait été découverte par Jacques Bernoulli que longtemps après que Huygens l’eut résolu par le principe indirect de la conservation des forces vives. Il en a été de même du problème du mouvement des fluides dans des vases, et il est surprenant qu’on n’ait pas su d’abord profiter pour celui-ci des lumières que l’on avait déjà acquises par l’autre.

Le même principe de la conservation des forces vives fournit encore la première solution de ce dernier problème et servit de base à l’Hydrodynamique de Daniel Bernoulli, imprimée en 1738, Ouvrage qui brille d’ailleurs par une Analyse aussi élégante dans sa marche que simple dans ses résultats. Mais l’incertitude de ce principe, qui n’avait pas encore été démontré d’une manière générale, devait en jeter aussi sur les propositions qui en résultent, et faisait désirer une théorie plus sûre et appuyée uniquement sur les lois fondamentales de la Mécanique. Maclaurin et Jean Bernoulli entreprirent de remplir cet objet, l’un dans son Traité des Fluxions, et l’autre dans sa Nouvelle Hydraulique, imprimée à la suite de ses Œuvres. Leurs méthodes, quoique très différentes, conduisent aux mêmes résultats que le principe de la conservation des forces vives mais il faut avouer que celle de Maclaurin n’est pas assez rigoureuse et paraît arrangée d’avance, conformément aux résultats qu’il voulait obtenir ; et quant à la méthode de Jean Bernoulli, sans adopter en entier les difficultés que d’Alembert lui a opposées, on doit convenir qu’elle laisse encore à désirer du côté de la clarté et de la précision.

On a vu, dans la Section I, comment d’Alembert, en généralisant la théorie de Jacques Bernoulli sur les pendules, était parvenu à un principe de Dynamique simple et général, qui réduit les lois du mouvement des corps à celles de leur équilibre. L’application de ce principe au mouvement des fluides se présentait d’elle-même, et l’auteur en donna d’abord un essai à la fin de sa Dynamique, imprimée en 1743 ; il l’a développée ensuite avec tout le détail convenable dans son Traité des Fluides, qui parut l’année suivante, et qui renferme des solutions aussi directes qu’élégantes des principales questions qu’on peut proposer sur les fluides qui se meuvent dans des vases.

Mais ces solutions, comme celles de Daniel Bernoulli, étaient appuyées sur deux suppositions qui ne sont pas vraies en général 1o que les différentes tranches du fluide conservent exactement leur parallélisme, en sorte qu’une tranche prend toujours la place de celle qui la précède ; 2o que la vitesse de chaque tranche ne varie point de direction, c’est-à-dire que tous les points d’une même tranche sont supposés avoir une vitesse égale et parallèle. Lorsque le fluide coule dans des vases ou tuyaux fort étroits, les suppositions dont il s’agit sont très plausibles et paraissent confirmées par l’expérience ; mais, hors de ce cas, elles s’éloignent de la vérité, et il n’y a plus alors d’autre moyen pour déterminer le mouvement du fluide que d’examiner celui que chaque particule doit avoir.

Clairaut avait donné, dans sa Théorie de la figure de la Terre, imprimée en 1743, les lois générales de l’équilibre des fluides dont toutes les particules sont animées par des forces quelconques ; il ne s’agissait que de passer de ces lois à celles de leur mouvement, par le moyen du principe auquel d’Alembert avait réduit, à cette même époque, toute la Dynamique. Ce dernier fit, quelques années après, ce pas important, à l’occasion du prix que l’Académie de Berlin proposa en 1750, sur la théorie de la résistance des fluides, et il donna le premier, en 1752, dans son Essai d’une nouvelle Théorie sur la résistance des fluides, les équations rigoureuses du mouvementdes fluides, soit incompressibles, soit compressibles et élastiques, équations qui appartiennent à la classe de celles qu’on nomme à différences partielles, parce qu’elles sont entre les différentes parties des différences relatives à plusieurs variables. Mais ces équations n’avaient pas encore toute la généralité et la simplicité dont elles étaient susceptibles[1]. C’est à Euler qu’on doit les premières formules générales pour le mouvement des fluides, fondées sur les lois de leur équilibre, et présentées avec la notation simple et lumineuse des différences partielles. (Voir le Volume de l’Académie de Berlin, pour l’année 1755.) Par cette découverte, toute la Mécanique des fluides fut réduite à un seul point d’Analyse, et si les équations qui la renferment étaient intégrables, on pourrait, dans tous les cas, déterminer complètement les circonstances du mouvement et de l’action d’un fluide mû par des forces quelconques ; malheureusement, elles sont si rebelles qu’on n’a pu, jusqu’à présent, en venir à bout que dans des cas très limités.

C’est donc dans ces équations et dans leur intégration que consiste toute la théorie de l’Hydrodynamique. D’Alembert employa d’abord pour les trouver une méthode un peu compliquée ; il en donna ensuite une plus simple ; mais cette méthode, étant fondée sur les lois de l’équilibre particulières aux fluides, fait de l’Hydrodynamique une science séparée de la Dynamique des corps solides. La réunion que nous avons faite, dans la première Partie de cet Ouvrage, de toutes les lois de l’équilibre des corps tant solides que fluides dans une même formule, et l’application que nous venons de faire de cette formule aux lois du mouvement, nous conduisent naturellement à réunir de même la Dynamique et l’Hydrodynamique comme des branches d’un principe unique, et comme des résultats d’une seule formule générale.

C’est l’objet qui reste à remplir pour compléter notre travail sur la Mécanique et acquitter l’engagement pris dans le titre de cet Ouvrage.


Séparateur

  1. Cette phrase et la suivante ne se trouvent pas dans la première édition ; le Mémoire d’Euler n’y est pas cité. (J. Bertrand.)