Mécanique analytique/Partie 2/Section 1

Gauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIp. 237-262).
SECT. II  ►
Deuxième partie


SECTION PREMIÈRE.

SUR LES DIFFÉRENTS PRINCIPES DE LA DYNAMIQUE.


La Dynamique est la science des forces accélératrices ou retardatrices et des mouvements variés qu’elles doivent produire. Cette science est due entièrement aux modernes, et Galilée est celui qui en a jeté les premiers fondements. Avant lui on n’avait considéré les forces qui agissent sur les corps que dans l’état d’équilibre ; et quoiqu’on ne pût attribuer l’accélération des corps pesants et le mouvement curviligne des projectiles qu’à l’action constante de la gravité, personne n’avait encore réussi à déterminer les lois de ces phénomènes journaliers, d’après une cause si simple. Galilée a fait le premier ce pas important et a ouvert par là une carrière nouvelle et immense à l’avancement de la Mécanique. Cette découverte est exposée et développée dans l’Ouvrage intitulé Discorsi e dimostrazioni matematiche intorno a due nuove scienze, lequel parut, pour la première fois, à Leyde, en 1638. Elle ne procura pas à Galilée, de son vivant, autant de célébrité que celles qu’il avait faites dans le ciel ; mais elle fait aujourd’hui la partie la plus solide et la plus réelle de la gloire de ce grand homme.

Les découvertes des satellites de Jupiter, des phases de Vénus, des taches du Soleil, etc., ne demandaient que des télescopes et de l’assiduité mais il fallait un génie extraordinaire pour démêler les lois de la nature dans des phénomènes que l’on avait toujours eus sous les yeux, mais dont l’explication avait néanmoins toujours échappé aux recherches des philosophes.

Huygens, qui paraît avoir été destiné à perfectionner et compléter la plupart des découvertes de Galilée, ajouta à la théorie de l’accélération des graves celle du mouvement des pendules et des forces centrifuges[1] et prépara ainsi la route à la grande découverte de la gravitation universelle. La Mécanique devint une science nouvelle entre les mains de Newton, et ses Principes mathématigues, qui parurent, pour la première fois, en 1687, furent l’époque de cette révolution.

Enfin l’invention du Calcul infinitésimal mit les géomètres en état de réduire à des équations analytiques les lois du mouvement des corps ; et la recherche des forces et des mouvements qui en résultent est devenue, depuis, le principal objet de leurs travaux.

Je me suis proposé ici de leur offrir un nouveau moyen de faciliter cette recherche ; mais, auparavant, il ne sera pas inutile d’exposer les principes qui servent de fondement à la Dynamique, et de présenter la suite et la gradation des idées qui ont le plus contribué à étendre et à perfectionner cette science.

1. La théorie des mouvements variés et des forces accélératrices qui les produisent est fondée sur ces lois générales que tout mouvement imprimé à un corps est, par sa nature, uniforme et rectiligne, et que différents mouvements imprimés à la fois ou successivement à un même corps se composent de manière que le corps se trouve à chaque instant dans le même point de l’espace où il devrait se trouver, en effet, par la combinaison de ces mouvements, s’ils existaient chacun réellement et séparément dans le corps. C’est dans ces deux lois que consistent les principes connus de la force d’inertie et du mouvement composé. Galilée a aperçu le premier ces deux principes et en a déduit les lois du mouvement des projectiles, en composant le mouvement oblique, effet de l’impulsion communiquée au corps, avec sa chute perpendiculaire due à l’action de la gravité.

À l’égard des lois de l’accélération des graves, elles se déduisent naturellementde la considération de l’action constante et uniforme de la gravité, en vertu de laquelle, les corps recevant dans des instants égaux des degrés égaux de vitesse suivant la même direction, la vitesse totale acquise au bout d’un temps quelconque doit être proportionnelle à ce temps ; et il est clair que ce rapport constant des vitesses au temps doit être lui-même proportionnel à l’intensité de la force que la gravité exerce pour mouvoir le corps ; de sorte que, dans le mouvement sur des plans inclinés, ce rapport ne doit pas être proportionnel à la force absolue de la gravité, comme dans le mouvement vertical, mais à sa force relative, laquelle dépend de l’inclinaison du plan et se détermine par les règles de la Statique ; ce qui fournit un moyen facile de comparer entre eux les mouvements des corps qui descendent sur des plans différemment inclinés.

Cependant il ne paraît pas que Galilée ait découvert de cette manière les lois de la chute des corps pesants. Il a commencé, au contraire, par supposer la notion d’un mouvement uniformément accéléré, dans lequel les vitesses croissent comme les temps ; il en a déduit géométriquement les principales propriétés de cette espèce de mouvement et surtout la loi de l’accroissement des espaces en raison des carrés des temps ; ensuite il s’est assuré, par des expériences, que cette loi a lieu effectivement dans le mouvement des corps qui tombent verticalement ou sur des plans quelconques inclinés. Mais, pour pouvoir comparer entre eux les mouvements sur différents plans inclinés, il a été obligé d’abord d’admettre ce principe précaire, que les vitesses acquises en descendant de hauteurs verticales égales sont aussi toujours égales ; et ce n’est que peu avant sa mort, et après la publication de ses Dialogues, qu’il a trouvé la démonstration de ce principe par la considération de l’action relative de la gravité sur les plans inclinés, démonstration qui a été ensuite insérée dans les autres éditions de cet Ouvrage.

2. Le rapport constant qui, dans les mouvements uniformément accélérés, doit subsister entre les vitesses et les temps, ou entre les espaces et les carrés des temps, peut donc être pris pour la mesure de la force accélératrice qui agit continuellement sur le mobile ; parce que, en effet, cette force ne peut être estimée que par l’effet qu’elle produit dans le corps et qui consiste dans les vitesses engendrées ou dans les espaces parcourus dans des temps donnés.

Ainsi il suffit, pour cette estimation des forces, de considérer le mouvement produit dans un temps quelconque, fini ou infiniment petit, pourvu que la force soit regardée comme constante pendant ce temps ; par conséquent, quels que soient le mouvement du corps et la loi de son accélération, comme, par la nature du Calcul différentiel, on peut regarder comme constante, pendant un temps infiniment petit, l’action de toute force accélératrice, on pourra toujours déterminer la valeur de la force qui agit sur le corps à chaque instant, en comparant la vitesse engendrée dans cet instant avec la durée du même instant, ou l’espace qu’elle fait parcourir pendant le même instant avec le carré de la durée de cet instant ; et il n’est pas même nécessaire que cet espace ait été réellement parcouru par le corps, il suffit qu’il puisse être censé avoir été parcouru par un mouvement composé, puisque l’effet de la force est le même dans l’un et dans l’autre cas, par les principes du mouvement exposés plus haut.

C’est ainsi qu’Huygens a trouvé que les forces centrifuges des corps mus dans des cercles avec des vitesses constantes sont comme les carrés des vitesses divisés par les rayons des cercles, et qu’il a pu comparer ces forces avec la force de la pesanteur à la surface de la Terre, comme on le voit par les démonstrations qu’il a laissées de ses théorèmes sur la force centrifuge, publiés en 1673 à la fin du Traité intitulé Horologium oscillatorium.

En combinant cette théorie des forces centrifuges avec celle des développées, dont Huygens est aussi l’auteur, et qui réduit à des arcs de cercle chaque portion infiniment petite d’une courbe quelconque, il lui était facile de l’étendre à toutes les courbes. Mais il était réservé à Newton de faire ce nouveau pas et de compléter la science des mouvements variés et des forces accélératrices qui peuvent les engendrer. Cette science ne consiste maintenant que dans quelques formules différentielles très simples ; mais Newton a constamment fait usage de la méthode géométrique simplifiée par la considération des premières et dernières raisons, et, s’il s’est quelquefois servi du calcul analytique, c’est uniquement la méthode des séries qu’il a employée, laquelle doit être distinguée de la méthode différentielle, quoiqu’il soit facile de les rapprocher et de les rappeler à un même principe.

Les géomètres qui ont traité, après Newton, la théorie des forces accélératrices se sont presque tous contentés de généraliser ses théorèmes et de les traduire en expressions différentielles. De là les différentes formules des forces centrales qu’on trouve dans plusieurs Ouvrages de Mécanique, mais dont on ne fait plus guère usage, parce qu’elles ne s’appliquent qu’aux courbes qu’on suppose décrites en vertu d’une force unique tendante vers un centre, et qu’on a maintenant des formules générales pour déterminer les mouvements produits par des forces quelconques.

3. Si l’on conçoit que le mouvement d’un corps et les forces qui le sollicitent soient décomposées suivant trois lignes droites perpendiculaires entre elles, on pourra considérer séparément les mouvements et les forces relatives à chacune de ces trois directions. Car, à cause de la perpendicularité des directions, il est visible que chacun de ces mouvements partiels peut être regardé comme indépendant des deux autres et qu’il ne peut recevoir d’altération que de la part de la force qui agit dans la direction de ce mouvement ; d’où l’on peut conclure que ces trois mouvements doivent suivre, chacun en particulier, les lois des mouvements rectilignes accélérés ou retardés par des forces données. Or, dans le mouvement rectiligne, l’effet de la force accélératrice ne consistant qu’à altérer la vitesse du corps, cette force doit être mesurée par le rapport entre l’accroissement ou le décroissement de la vitesse pendant un instant quelconque et la durée de cet instant, c’est-à-dire par la différentielle de la vitesse divisée par celle du temps ; et, comme la vitesse elle-même est exprimée, dans les mouvements variés, par la différentielle de l’espace divisée par celle du temps, il s’ensuit que la force dont il s’agit sera mesurée par la différentielle seconde de l’espace divisée par le carré de la différentielle première du temps, supposée constante. Donc aussi la différentielle seconde de l’espace que le corps parcourt, ou est censé parcourir, suivant chacune des trois directions perpendiculaires, divisée par le carré de la différentielle constante du temps, exprimera la force accélératrice dont le corps doit être animé suivant cette même direction et devra, par conséquent, être égalée à la force actuelle qui est supposée agir dans cette direction. C’est ce qui constitue le principe si connu des forces accélératrices.

Il n’est pas nécessaire que les trois directions auxquelles on rapporte le mouvement instantané du corps soient absolument fixes, il suffit qu’elles le soient pendant la durée d’un instant. Ainsi, dans les mouvements en ligne courbe, on peut prendre à chaque instant ces directions, l’une dans la tangente et les deux autres dans les perpendiculaires à la courbe. Alors la force accélératrice qui agit suivant la tangente, et qu’on nomme force tangentielle, sera toute employée à altérer la vitesse absolue du corps et sera exprimée par l’élément de cette vitesse divisé par l’élément du temps.

Les forces normales, au contraire, ne feront que changer la direction du corps et dépendront de la courbure de la ligne qu’il décrit. En réduisant les forces normales à une seule, cette force composée doit se trouver dans le plan de la courbure et être exprimée par le carré de la vitesse divisé par le rayon osculateur, puisqu’à chaque instant le corps peut être regardé comme mû dans le cercle osculateur.

C’est ainsi qu’on a trouvé les formules connues des forces tangentielles et des forces normales, dont on s’est servi longtemps pour résoudre les problèmes sur le mouvement des corps animés par des forces données. La Mécanique d’Euler, qui a paru en 1736, et qu’on doit regarder comme le premier grand Ouvrage où l’Analyse ait été appliquée à la science du mouvement, est encore toute fondée sur ces formules ; mais on les a presque abandonnées depuis, parce qu’on a trouvé une manière plus simple d’exprimer l’effet des forces accélératrices sur le mouvement des corps.

Elle consiste à rapporter le mouvement du corps et les forces qui le sollicitent à des directions fixes dans l’espace. Alors, en employant, pour déterminer le lieu du corps dans l’espace, trois coordonnées rectangles qui aient ces mêmes directions, les variations de ces coordonnées représenteront évidemment les espaces parcourus par le corps suivant les directions de ces coordonnées par conséquent, leurs différentielles secondes, divisées par le carré de la différentielle constante du temps, exprimeront les forces accélératrices qui doivent agir suivant ces mêmes coordonnées ; ainsi, en égalant ces expressions à celles des forces données par la nature du problème, on aura trois équations semblables qui serviront à déterminer toutes les circonstances du mouvement. Cette manière d’établir les équations du mouvement d’un corps animé par des forces quelconques en le réduisant à des mouvements rectilignes est, par sa simplicité, préférable à toutes les autres ; elle aurait dû se présenter d’abord, mais il paraît que. Maclaurin est le premier qui l’ait employée dans son Traité des fluxions, qui a paru, en anglais, en 1742 ; elle est maintenant universellement adoptée.

4. Par les principes qui viennent d’être exposés, on peut donc déterminer les lois du mouvement d’un corps libre sollicité par des forces quelconques, pourvu que le corps soit regardé comme un point.

On peut aussi appliquer ces principes à la recherche du mouvement de plusieurs corps qui exercent les uns sur les autres une attraction mutuelle, suivant une loi qui soit une fonction connue des distances enfin il n’est pas difficile de les étendre aux mouvements dans des milieux résistants, ainsi qu’à ceux qui se font sur des surfaces courbes données, car la résistance du milieu n’est autre chose qu’une force qui agit dans une direction opposée à celle du mobile ; et lorsqu’un corps est forcé de se mouvoir sur une surface donnée, il y a nécessairement une force perpendiculaire à la surface qui l’y retient, et dont la valeur inconnue peut se déterminer d’après les conditions qui résultent de la nature même de la surface.

Mais, si l’on cherche le mouvement de plusieurs corps qui agissent les uns sur les autres par impulsion ou par pression, soit immédiatement comme dans le choc ordinaire, ou par le moyen de fils ou de leviers inflexibles auxquels ils soient attachés, ou en général par quelque autre moyen que ce soit, alors la question est d’un ordre plus élevé et les principes précédents sont insuffisants pour la résoudre. Car ici les forces qui agissent sur les corps sont inconnues, et il faut déduire ces forces de l’action que les corps doivent exercer entre eux, suivant leur disposition mutuelle, Il est donc nécessaire d’avoir recours à un nouveau principe qui serve à déterminer la force des corps en mouvement, eu égard à leur masse et à leur vitesse.

5. Ce principe consiste en ce que, pour imprimer à une masse donnée une certaine vitesse suivant une-direction quelconque, soit que cette masse soit en repos ou en mouvement, il faut une force dont la valeur[2] soit proportionnelle au produit de la masse par la vitesse et dont la direction soit la même que celle de cette vitesse. Ce produit de la masse d’un corps multipliée par sa vitesse s’appelle communément la quantité de mouvement de ce corps, parce qu’en effet c’est la somme des mouvements de toutes les parties matérielles du corps. Ainsi les forces se mesurent par les quantités de mouvement qu’elles sont capables de produire, et réciproquement la quantité de mouvement d’un corps est la mesure de la force que le corps est capable d’exercer contre un obstacle, et qui s’appelle la percussion. D’où il s’ensuit que, si deux corps non élastiques viennent à se choquer directementen sens contraire avec des quantités de mouvement égales, leurs forces doivent se contre-balancer et se détruire, par conséquent les corps doivent s’arrêter et demeurer en repos. Mais, si le choc se faisait par le moyen d’un levier, il faudrait, pour la destruction du mouvement des corps, que leurs forces suivissent la loi connue de l’équilibre du levier.

Il paraît que Descartes a aperçu le premier le principe que nous venons d’exposer ; mais il s’est trompé dans son application au choc des corps, pour avoir cru que la même quantité de mouvement absolu devait toujours se conserver[3].

Wallis est proprement le premier qui ait eu une idée nette de ce principe et qui s’en soit servi avec succès pour découvrir les lois de la communication du mouvement dans le choc des corps durs ou élastiques, comme on le voit dans les Transactions philosophiques de 1669 et dans la troisième Partie de son Traité de Motu, imprimé en 1671.

De même que le produit de la masse et de la vitesse exprime la force finie d’un corps en mouvement, ainsi le produit de la masse et de la force accélératrice, que nous avons vue être représentée par l’élément de la vitesse divisé par l’élément du temps, exprimera la force élémentaire ou naissante ; et cette quantité, si on la considère comme la mesure de l’effort que le corps peut faire en vertu de la vitesse élémenfaire qu’il a prise ou qu’il tend à prendre, constitué ce qu’on nomme pression ; mais, si on la regarde comme la mesure de la force ou puissance nécessaire pour imprimer cette même vitesse, elle est alors ce qu’on nomme force motrice. Ainsi, des pressions ou des forces motrices se détruiront ou se feront équilibre si elles sont égales et directement opposées, ou si, étant appliquées à une machine quelconque, elles suivent les lois de l’équilibre de cette machine.

6. Lorsque des corps sont joints ensemble, de manière qu’ils ne puissent obéir librement aux impulsions reçues et aux forces accélératrices dont ils sont animés, ces corps exercent nécessairement les uns sur les autres des pressions continuelles qui altèrent leurs mouvements et en rendent la détermination difficile.

Le premier problème et le plus simple de ce genre dont les géomètres se soient occupés est celui du centre d’oscillation. Ce problème a été fameux, au commencement du siècle dernier et même dès le milieu du précédent, par les efforts et les tentatives que les plus grands géomètres ont faits pour en venir à bout ; et comme c’est principalement à ces tentatives qu’on doit les progrès immenses que la Dynamique a faits depuis, je crois devoir en donner ici une histoire succincte, pour montrer par quels degrés cette science s’est élevée à la perfection où elle paraît être parvenue dans ces derniers temps.

Les Lettres de Descartes offrent les premières traces des recherches sur le centre d’oscillation. On y voit que Mersenne avait proposé aux géomètres de déterminer la grandeur que doit avoir un corps de figure quelconque, pour que, étant suspendu par un point, il fasse ses oscillations dans le même temps qu’un fil de longueur donnée et chargé d’un seul poids à son extrémité. Descartes observe que cette question a quelque rapport avec celle du centre de gravité et que, de même que, dans un corps pesant qui tombe librement, il y a un centre de gravité autour duquel les efforts de la pesanteur de toutes les parties du corps se font équilibre, en sorte que ce centre descend de la même manière que si le reste du corps était anéanti ou qu’il fût concentré dans le même centre ; ainsi, dans les corps pesants qui tournent autour d’un axe fixe, il doit y avoir un centre, qu’il appelle centre d’agitation, autour duquel les forces d’agitation de toutes les parties du corps se contre-balancent, de manière que ce centre, étant libre de l’action de ces forces, puisse être mû comme il le serait si les autres parties du corps étaient anéanties ou concentrées dans ce même centre ; que, par conséquent, tous les corps dans lesquels ce centre sera également éloigné de l’axe de rotation feront leur vibration dans le même temps.

D’après cette notion du centre d’agitation, Descartes donne une méthode générale de le déterminer dans les corps de figure quelconque cette méthode consiste à chercher le centre de gravité des forces d’agitation de toutes les parties du corps, en estimant ces forces par les produits des masses multipliées par les vitesses, qui sont ici proportionnelles aux distances de l’axe de rotation, et en supposant que les parties du corps soient projetées sur le plan qui passe par son centre de gravité et par l’axe de rotation, de manière qu’elles conservent leurs distances à cet axe.

Cette solution de Descartes devint un sujet de contestations entre lui et Roberval. Celui-ci prétendait qu’elle n’était bonne que lorsque toutes les parties du corps sont réellement ou peuvent être censées placées dans un même plan passant par l’axe de rotation, que dans tous les autres cas il ne fallait considérer que les mouvements perpendiculaires au plan passant par l’axe de rotation et par le centre de gravité du corps, et qu’on devait rapporter chaque particule au point où ce plan estrencontré par la direction du mouvement de cette particule, direction qui est toujours perpendiculaire au plan mené par cette particule et par l’axe de rotation. Mais il est facile de prouver que, par rapport à l’axe de rotation, les moments des forces estimées de cette manière sont toujours égaux, à ceux des forces estimées suivant la méthode de Descartes[4].

Roberval prétendit, avec plus de fondement, que Descartes n’avait cherché que le centre de percussion, autour duquel les chocs ou les moments de percussion sont égaux, et que, pour trouver le vrai centre d’oscillation d’un pendule pesant, il fallait aussi avoir égard à l’action de la gravité, en vertu de laquelle le pendule se meut. Mais, cette recherche étant supérieure à la Mécanique de ces temps-là[5], les géomètres continuèrent à supposer tacitement que le centre de percussion était le même que celui d’oscillation, et Huygens fut le premier qui envisagea ce dernier centre sous son vrai point de vue ; aussi crut-il devoir regarder ce problème comme entièrement neuf[6] et, ne pouvant le résoudre par les lois connues du mouvement, il inventa un principe nouveau, mais indirect, lequel est devenu célèbre depuis sous le nom de conservation des forces vives.

7. Un fil, considéré comme une ligne inflexible sans pesanteur et sans masse, étant attaché par un bout à un point fixe et chargé, à l’autre bout, d’un petit poids qu’on puisse regarder comme réduit à un point, forme ce qu’on appelle un pendule simple ; et la loi des vibrations de ce pendule dépend uniquement de sa longueur, c’est-à-dire de la distance entre le poids et le point de suspension. Mais, si à ce fil on attache encore un ou plusieurs poids, à différentes distances du point de suspension, on aura alors un pendule composé dont le mouvement devra tenir une espèce de milieu entre ceux des différents pendules simples que l’on aurait si chacun de ces poids était suspendu seul au fil. Car, la force de la gravité tendant d’un côté à faire descendre tous les poids également dans le même temps, et de l’autre l’inflexibilité du fil les contraignant à décrire dans ce même temps des arcs inégaux et proportionnels à leur distance du point de suspension, il doit se faire entre ces poids une espèce de compensation et de répartition de leurs mouvements ; en sorte que les poids qui sont les plus proches du point de suspension hâteront les vibrations des plus éloignés, et ceuxci, au contraire, retarderont les vibrations des premiers. Ainsi il y aura dans le fil un point où, un corps étant placé, son mouvement ne serait ni accéléré ni retardé par les autres poids, mais serait le même que s’il était seul suspendu au fil. Ce point sera donc le vrai centre d’oscillation du pendule composé, et un tel centre doit se trouver aussi dans tout corps solide, de quelque figure que ce soit, qui oscille autour d’un axe horizontal.

Huygens vit qu’on ne pouvait déterminer ce centre d’une manière rigoureuse sans connaître la loi suivant laquelle les différents poids du pendule composé altèrent mutuellementles mouvementsque la gravité tend à leur imprimer à chaque instant ; mais, au lieu de chercher à déduire cette loi des principes fondamentaux de la Mécanique, il se contenta d’y suppléer par un principe indirect, lequel consiste à supposer que, si plusieurs poids, attachés comme l’on voudra à un pendule, descendent par la seule action de la gravité, et que, dans un instant quelconque, ils soient détachés et séparés les uns des autres, chacun d’eux, en vertu de la vitesse acquise pendant sa chute, pourra remonter à une telle hauteur que le centre commun de gravité se trouvera remonté à la même hauteur d’où il était descendu. À la vérité, Huygens n’établit pas ce principe immédiatement, mais il le déduit de deux hypothèses qu’il croit devoir être admises comme des demandes de Mécanique l’une, c’est que le centre de gravité d’un système de corps pesants ne peut jamais remonter à une hauteur plus grande que celle d’où il est tombé, quelque changement qu’on fasse à la disposition mutuelle des corps, parce qu’autrement le mouvement perpétuel ne serait plus impossible ; l’autre, c’est qu’un pendule composé peut toujours-remonter de lui-même à la même hauteur d’où il est descendu librement. Au reste, Huygens remarque que le même principe a lieu dans le mouvement des corps pesants liés ensemble d’une manière quelconque, comme aussi dans le mouvement des fluides.

On ne saurait deviner ce qui a donné à cet auteur l’idée d’un tel principe ; mais on peut conjecturer qu’il y a été conduit par le théorème que Galilée avait démontré sur la chute des corps pesants, lesquels, soit qu’ils descendent verticalement ou sur des plans inclinés, acquièrent toujours des vitesses capables de les faire remonter aux mêmes hauteurs d’où ils étaient tombés. Ce théorème, généralisé et appliqué au centre de gravité d’un système de corps pesants, donne le principe d’Huygens.

Quoi qu’il en soit, ce principe fournit une équation entre la hauteur verticale d’où le centre de gravité du système est descendu dans un temps quelconque et les différentes hauteurs verticales auxquelles les corps qui composent le système pourraient remonter avec leurs vitesses acquises, et qui, par les théorèmes de Galilée, sont comme les carrés de ces vitesses. Or, dans un pendule qui oscille autour d’un axe horizontal, les vitesses des différents points sont proportionnelles à leurs distances de l’axe ; ainsi on peut réduire l’équation à deux seules inconnues, dont l’une soit la descente du centre de gravité du pendule dans un temps quelconque, et dont l’autre soit la hauteur à laquelle un point donné de ee pendule pourrait remonter par sa vitesse acquise. Mais la descente du centre de gravité détermine celle de tout autre point du pendule ; donc on aura une équation entre la hauteur d’où un point quelconque du pendule est descendu et celle à laquelle il pourrait remonter par sa vitesse, due à cette chute. Dans le centre d’oscillation, ces deux hauteurs doivent être égales, parce que les corps libres peuvent toujours remonter la même hauteur d’où ils sont tombés ; et l’équation fait voir que cette égalité ne peut avoir lieu que dans un point de la ligne perpendiculaire à l’axe de rotation et passant par le centre de gravité du pendule, lequel soit éloigné de cet axe de la quantité qui provient en multipliant tous les poids qui composent le pendule par les carrés de leurs distances à l’axe et divisant la somme de ces produits par la masse du pendule multipliée par la distance de son centre de gravité au même axe. Cette quantité exprimera donc la longueur d’un pendule simple dont le mouvement serait égal celui du pendule composé.

Cette théorie d’Huygens est exposée dans l’Horologium oscillatorium et elle y est accompagnée d’un grand nombre de savantes applications. Elle n’aurait rien laissé à désirer si elle n’avait pas été appuyée sur un principe précaire ; et il restait toujours à démontrer ce principe pour la mettre hors de toute atteinte.

En 1681 parurent, dans le Journal des Savants de Paris, quelques mauvaises objections contre cette théorie, auxquelles Huygens ne répondit que d’une manière vague et peu satisfaisante. Mais cette contestation, ayant excité l’attention de Jacques Bernoulli, lui donna occasion d’examiner à fond la théorie d’Huygens et de chercher à la rappeler aux premiers principes de la Dynamique. Il ne considère d’abord que deux poids égaux attachés à une ligne inflexible et droite, et il remarque que la vitesse que le premier poids, celui qui est le plus près du point de suspension, acquiert en décrivant un arc quelconque doit être moindre que celle qu’il aurait acquise en décrivant librement le même arc, et qu’en même temps la vitesse acquise par l’autre poids doit être plus grande que celle qu’il aurait acquise en parcourant le même arc librement. La vitesse perdue par le premier poids s’est donc communiquée au second, et comme cette communication se fait par le moyen d’un levier mobile autour d’un point fixe, elle doit suivre la loi de l’équilibre des puissances appliquées à ce levier ; de manière que la perte de vitesse du premier poids soit au gain de vitesse du second dans la raison réciproque des bras de levier, c’est-à-dire des distances au point de suspension. De là, et de ce que les vitesses réelles des deux poids doivent être elles-mêmes dans la raison directe de ces distances, on détermine facilement ces vitesses et, par conséquent, le mouvement du pendule.


8. Tel est le premier pas qui ait été fait vers la solution directe de ce fameux problème. L’idée de rapporter au levier les forces résultantes des vitesses gagnées ou perdues par les poids est très fine et donne la clef de la vraie théorie ; mais Jacques Bernoulli s’est trompé en considérant les vitesses acquises pendant un temps quelconque fini, au lieu qu’il n’aurait dû considérer que les vitesses élémentaires aèquises pendant un instant, et les comparer avec celles que la gravité tend à imprimer pendant le même instant. C’est ce que L’Hôpital a fait depuis dans un Écrit inséré dans le Journal de Rotterdam de 1690. Il suppose deux poids quelconques attachés au fil inflexible qui fait le pendule composé, et il établit l’équilibre entre les quantités de mouvement perdues et gagnées par ces poids dans un instant quelconque, c’est-à-dire entre les différences des quantités de mouvement que les poids acquièrent réellement dans cet instant, et de celles que la gravité tend à leur imprimer. Il détermine, par ce moyen, le rapport de l’accélération instantanée de chaque poids à celle que la gravité seule tend à lui donner et il trouve le centre d’oscillation en cherchant le point du pendule pour lequel ces deux accélérations seraient égales. Il étend ensuite sa théorie à un plus grand nombre de poids ; mais il regarde pour cela les premiers comme réunis successivement dans leur centre d’oscillation, ce qui n’est plus si direct, ni ne peut être admis sans démonstration[7].

Cette analyse fit revenir Jacques Bernoulli sur la sienne et donna enfin lieu à la première solution directe et rigoureuse du problème des centres d’oscillation, solution qui mérite d’autant plus l’attention des géomètres qu’elle contient le germe de ce principe de Dynamique qui est devenu si fécond entre les mains de d’Alembert.

L’auteur considère ensemble les mouvements que la gravité imprime à chaque instant aux corps qui composent le pendule, et, comme ces corps, à cause de leur liaison, ne peuvent les suivre, il conçoit les mouvements qu’ils doivent prendre comme composés des mouvements imprimés et d’autres mouvements, ajoutés ou retranchés, qui doivent se contre-balancer, et en vertu desquels le pendule doit demeurer en équilibre. Le problème se trouve ainsi ramené aux principes de la Statique et ne demande plus que le secours de l’Analyse. Jacques Bernoulli trouva, par ce moyen, des formules générales pour les centres d’oscillation des corps de figure quelconque, en fit voir l’accord avec le principe d’Huygens et démontra l’identité des centres d’oscillation et de percussion. Cette solution avait été ébauchée, dès 1691, dans les Actes de Leipsick ; mais elle n’a été donnée d’une manière complète qu’en 1703, dans les Mémoires de l’Académie des Sciences de Paris.


9. Pour ne rien laisser à désirer sur cette histoire du problème du centre d’oscillation, je devrais rendre compte de la solution que Jean Bernoulli en a donnée ensuite dans les mêmes Mémoires et qui, ayant été donnée aussi à peu près en même temps par Taylor dans l’Ouvrage intitulé Methodus incrementorum, a été l’occasion d’une vive dispute entre ces deux géomètres ; mais, quelque ingénieuse que soit l’idée sur laquelle est fondée cette nouvelle solution et qui consiste à réduire tout d’un coup le pendule composé en pendule simple, en substituant à ses différents poids d’autres poids réunis dans un seul point, avec des masses et des pesanteurs fictives, telles qu’elles produisent les mêmes accélérations angulaires et les mêmes moments par rapport à l’axe de rotation et que la pesanteur totale des poids réunis soit égale à leur pesanteur naturelle, on doit néanmoins avouer que cette idée n’est ni si naturelle ni si lumineuse que celle de l’équilibre entre les quantités de mouvement acquises et perdues.

On trouve encore dans la Phoronomia d’Herman, publiée en 1716, une nouvelle manière de résoudre le même problème, et qui est fondée sur cet autre principe, que les forces motrices dont les poids qui forment le pendule doivent être animés pour pouvoir être mus conjointement sont équivalentes à scelles qui proviennent de l’action de la gravité ; en sorte que les premières, étant supposées dirigées en sens contraire, doivent faire équilibre à ces dernières.

Ce principe n’est, dans le fond, que celui de Jacques Bernoulli, présenté d’une manière moins simple, et il est facile de les rappeler l’un à l’autre par les principes de la Statique. Euler l’a rendu ensuite plus général et s’en est servi pour déterminer les oscillations des corps flexibles, dans un Mémoire imprimé en 1740, dans le Tome VII des anciens Commentaires de Pétersbourg.

Il serait trop long de parler des autres problèmes de Dynamique qui ont exercé la sagacité des géomètres, après celui du centre d’oscillation et avant que l’art de les résoudre fût réduit à des règles fixes. Ces problèmes, que les Bernoulli, Clairaut, Euler se proposaient entre eux, se trouvent répandus dans les premiers Volumes des Mémoires de Pétersbourg et de Berlin, dans les Mémoires de Paris (années 1736 et 1742), dans les Œuvres de Jean Bernoulli et dans les Opuscules d’Euler. Ils consistent à déterminer les mouvements de plusieurs corps, pesants ou non, qui se poussent ou se tirent par des fils ou des leviers inflexibles où ils sont fixement attachés, ou le long desquels ils peuvent couler librement, et qui, ayant reçu des impulsions quelconques, sont ensuite abandonnés à eux-mêmes, ou contraints de se mouvoir sur des courbes ou des surfaces données.

Le principe d’Huygens était presque toujours employé dans la solution de ces problèmes ; mais, comme ce principe ne donne qu’une seule équation, on cherchait les autres par la considération des forces inconnues avec lesquelles on concevait que les corps devaient se pousser ou se tirer, et qu’on regardait comme des forces élastiques agissant également en sens contraire. L’emploi de ces forces dispensait d’avoir égard à la liaison des corps et permettait de faire usage des lois du mouvement des corps libres ; ensuite les conditions qui, par la nature du problème, devaient avoir lieu entre les mouvements des différents corps servaient à déterminer les forces inconnues qu’on avait introduites dans le calcul. Mais il fallait toujours une adresse particulière pour démêler dans chaque problème toutes les forces auxquelles il était nécessaire d’avoir égard, ce qui rendait ces problèmes piquants et propres à exciter l’émulation.


10. Le Traité de Dynamique de d’Alembert, qui parut en 1713, mit fin à ces espèces de défis, en offrant une méthode directe et générale pour résoudre, ou du moins pour mettre en équations tous les problèmes de Dynamique que l’on peut imaginer. Cette méthode réduit toutes les lois du mouvement des corps à celles de leur équilibre et ramène ainsi la Dynamique à la Statique. Nous avons déjà remarqué que le principe employé par Jacques Bernoulli dans la recherche du centre d’oscillation avait l’avantage de faire dépendre cette recherche des conditions de l’équilibre du levier ; mais il était réservé à d’Alembert d’envisager ce principe d’une manière générale et de lui donner toute la simplicité et la fécondité dont il pouvait être susceptible.

Si l’on imprime à plusieurs corps des mouvements qu’ils soient forcés de changer à cause de leur action mutuelle, il est clair qu’on peut regarder ces mouvements comme composés de ceux que les corps prendront réellement, et d’autres mouvements qui sont détruits ; d’où il suit que ces derniers doivent être tels, que les corps animés de ces seuls mouvements se fassent équilibre.

Tel est le principe que d’Alembert a donné dans son Traité de Dynamique et dont il a fait un heureux usage dans plusieurs problèmes, et surtout dans celui de la précession des équinoxes. Ce principe ne fournit pas immédiatement les équations nécessaires pour la solution des problèmes de Dynamique, mais il apprend à les déduire des conditions de l’équilibre. Ainsi, en combinant ce principe avec les principes ordinaires de l’équilibre du levier ou de la composition des forces, on peut toujours trouver les équations de chaque problème ; mais la difficulté de déterminer les forces qui doivent être détruites, ainsi que les lois de l’équilibre entre ces forces, rend souvent l’application de ce principe embarrassante et pénible ; et les solutions qui en résultent sont presque toujours plus compliquées que si elles étaient déduites de principes moins simples et moins directs, comme on peut s’en convaincre par la seconde Partie du même Traité de Dynamique[8].


11. Si l’on voulait éviter les décompositionsde mouvements que ce principe exige, il n’y aurait qu’à établir tout de suite l’équilibre entre les forces et les mouvements engendrés, mais pris dans des directions contraires. Car, si l’on imagine qu’on imprime à chaque corps, en sens contraire, le mouvement qu’il doit prendre, il est clair que le système sera réduit au repos ; par conséquent, il faudra que ces mouvements détruisent ceux que les corps avaient reçus et qu’ils auraient suivis sans leur action mutuelle ; ainsi il doit y avoir équilibre entre tous ces mouvements, ou entre les forces qui peuvent les produire.

Cette manière de rappeler les lois de la Dynamique à celles de la Statique est à la vérité moins directe que celle qui résulte du principe de d’Alembert, mais elle offre plus de simplicité dans les applications ; elle revient à celle d’Herman et d’Euler, qui l’a employée dans la solution de beaucoup de problèmes de Mécanique, et on la trouve dans quelques Traités de Mécanique sous le nom de Principe de d’Alembert.


12. Dans la première Partie de cet Ouvrage, nous avons réduit toute la Statique à une seule formule générale qui donne les lois de l’équilibre d’un système quelconque de corps tiré par tant de forces qu’on voudra. On pourra donc aussi réduire à une formule générale toute la Dynamique ; car, pour appliquer au mouvement d’un système de corps la formule de son équilibre, il suffira d’y introduire les forces qui proviennent des variations du mouvement de chaque corps, et qui doivent être détruites. Le développement de cette formule, en ayant égard aux conditions dépendantes de la nature du système, donnera toutes les équations nécessaires pour la détermination du mouvement de chaque corps, et il n’y aura plus qu’à intégrer ces équations, ce qui est l’affaire de l’Analyse.


13. Un des avantages de la formule dont il s’agit est d’offrir immédiatement les équations générales qui renferment les principes ou théorèmes connus sous les noms de conservation des forces vives, de conservation du mouvement du centre de gravité, de conservation des moments de rotation ou Principe des aires, et de Principe de la moindre quantité d’action. Ces principes doivent être regardés plutôt comme des résultats généraux des lois de la Dynamique que comme des principes primitifs de cette science ; mais, étant souvent employés comme tels dans la solution des problèmes, nous croyons devoir en parler ici, en indiquant en quoi ils consistent et à quels auteurs ils sont dus, pour ne rien laisser à désirer dans cette exposition préliminaire des principes de la Dynamique.


14. Le premier de ces quatre principes, celui de la conservation des forces vives, a été trouvé par Huygens, mais sous une forme un peu différente de celle qu’on lui donne présentement ; et nous en avons déjà fait mention à l’occasion du problème des centres d’oscillation. Le principe, tel qu’il a été employé dans la solution de ce problème, consiste dans l’égalité entre la descente et la montée du centre de gravité de plusieurs corps pesants qui descendent conjointement, et qui remontent ensuite séparément, étant réfléchis en haut chacun avec la vitesse qu’il avait acquise. Or, par les propriétés connues du centre de gravité, le chemin parcouru par ce centre, dans une direction quelconque, est exprimé par la somme des produits de la masse de chaque corps par le chemin qu’il a parcouru suivant la même direction, divisée par la somme des masses. D’un autre côté, par les théorèmes de Galilée, le chemin vertical parcouru par un corps grave est proportionnel au carré de la vitesse qu’il a acquise en descendant librement, et avec laquelle il pourrait remonter à la même hauteur. Ainsi le principe de Huygens se réduit à ce que, dans le mouvement des corps pesants, la somme des produits des masses par les carrés des vitesses à chaque instant est la même, soit que les corps se meuvent conjointement d’une manière quelconque, ou qu’ils parcourent librement les mêmes hauteurs verticales. C’est aussi ce que Huygens lui-même a remarqué en peu de mots, dans un petit Écrit relatif aux méthodes de Jacques Bernoulli et de L’Hôpital pour les centres d’oscillation.

Jusque-là ce principe n’avait été regardé que comme un simple théorème de Mécanique ; mais, lorsque Jean Bernoulli eut adopté la distinction établie par Leibnitz entre les forces mortes ou pressions qui. agissent sans mouvement actuel et les forces vives qui accompagnent ce mouvement, ainsi que la mesure de ces dernières par les produits des masses et des carrés des vitesses, il ne vit plus dans le principe en question qu’une conséquence de la théorie des forces vives et une loi générale de la nature, suivant laquelle la somme des forces vives de plusieurs corps se conserve la même, pendant que ces corps agissent les uns sur les autres par de simples pressions, et est constamment égale à la simple force vive qui résulte de l’action des forces actuelles qui meuvent les corps. Il donna ainsi à ce principe le nom de conservation des forces vives, et il s’en servit avec succès pour résoudre quelques problèmes qui n’avaient pas encore été résolus et dont il paraissait difficile de venir à bout par des méthodes directes.

Daniel Bernoulli a donné ensuite plus d’extension à ce principe et il en a déduit les lois du mouvement des fluides dans des vases, matière qui n’avait été traitée avant lui que d’une manière vague et arbitraire. Enfin il l’a rendu très général, dans les Mémoires de Berlin pour l’année 1748, en faisant voir comment on peut l’appliquer au mouvement des corps animés par des attractions mutuelles quelconques ou attirés vers des centres fixes par des forces proportionnelles à quelques fonctions des distances que ce soit.

Le grand avantage de ce principe est de fournir immédiatement une équation finie entre les vitesses des corps et les variables qui déterminent leur position dans l’espace ; de sorte que, lorsque par la nature du problème toutes ces variables se réduisent à une seule, cette équation suffit pour le résoudre complètement, et c’est le cas de celui des centres d’oscillation. En général, la conservation des forces vives donne toujours une intégrale première des différentes équations différentielles de chaque problème, ce qui est d’une grande utilité dans plusieurs occasions.


15. Le second principe est dû à Newton, qui, au commencement de ses Principes mathématiques, démontre que l’état de repos ou de mouvement du centre de gravité de plusieurs corps n’est point altéré par l’action réciproque de ces corps, quelle qu’elle soit ; de sorte que le centre de gravité des corps qui agissent les uns sur les autres d’une manière quelconque, soit par des fils ou des leviers, ou des lois d’attraction, etc., sans qu’il y ait aucune action ni aucun obstacle extérieur, est toujours en repos ou se meut uniformément en ligne droite.

D’Alembert a donné depuis à ce principe une plus grande étendue, en faisant voir que, si chaque corps est sollicité par une force accélératrice constante et qui agisse suivant des lignes parallèles, ou qui soit dirigée vers un point fixe et agisse en raison de la distance, le centre de gravité doit décrire la même courbe que si les corps étaient libres ; à quoi l’on peut ajouter que le mouvement de ce centre est, en général, le même que si toutes les forces des corps, quelles qu’elles soient, y étaient appliquées, chacune suivant sa propre direction.

Il est visible que ce principe sert à déterminer le mouvement du centre de gravité indépendamment des mouvements respectifs des corps, et qu’ainsi il peut toujours fournir trois équations finies entre les coordonnées des corps et le temps, lesquelles seront des intégrales des équations différentielles du problème[9].


16. Le troisième principe est beaucoup moins ancien que les deux précédents, et paraît avoir été découvert en même temps par Euler, Daniel Bernoulli et d’Arcy, mais sous des formes différentes.

Selon les deux premiers, ce principe consiste en ce que, dans le mouvement de plusieurs corps autour d’un centre fixe, la somme des produits de la masse de chaque corps par sa vitesse de circulation autour du centre et par sa distance au même centre est toujours indépendante de l’action mutuelle que les corps peuvent exercer les uns sur les autres, et se conserve la même tant qu’il n’y a aucune action ni aucun obstacle extérieur. Daniel Bernoulli a donné ce principe dans le premier Volume des Mémoires de l’Académie de Berlin, qui a paru en 1746, et Euler l’a donné la même année dans le tome Ier de ses Opuscules ; et c’est aussi le même problème qui les y a conduits, savoir la recherche du mouvement de plusieurs corps mobiles dans un tube de figure donnée et qui ne peut que tourner autour d’un point ou centre fixe.

Le principe de d’Arcy, tel qu’il l’a donné à l’Académie des Sciences, dans les Mémoires de 1747, qui n’ont paru qu’en 1752, est que la somme des produits de la masse de chaque corps par l’aire que son rayon vecteur décrit autour d’un centre fixe sur un même plan de projection est toujours proportionnelle au temps. On voit que ce principe est une généralisation du beau théorème de Newton sur les aires décrites en vertu de forces centripètes quelconques ; et pour en apercevoir l’analogie ou plutôt l’identité avec celui d’Euler et de Daniel Bernoulli, il n’y a qu’à considérer que la vitesse de circulation est exprimée par l’élément de l’arc circulaire divisé par l’élément du temps, et que le premier de ces éléments, multiplié par la distance au centre, donne l’élément de l’aire décrite autour de ce centre ; d’où l’on voit que ce dernier principe n’est autre chose que l’expression différentielle de celui de d’Arcy.

Cet auteur a présenté ensuite son principe sous une autre forme qui le rapproche davantage du précédent, et qui consiste en ce que la somme des produits des masses par les vitesses et par les perpendiculaires tirées du centre sur les directions du corps est une quantité constante. Sous ce point de vue, il en a fait même une espèce de principe métaphysique qu’il appelle la conservation de l’action, pour l’opposer ou plutôt pour le substituer à celui de la moindre quantité d’action ; comme si des dénominations vagues et arbitraires faisaient l’essence des loi de la nature et pouvaient, par quelque vertu secrète, ériger en causes finales de simples résultats des lois connues de la Mécanique.

Quoi qu’il en soit, le principe dont il s’agit a lieu généralementpour tous les systèmes de corps qui agissent les uns sur les autres d’une façon quelconque, soit par des fils, des lignes inflexibles, des lois d’attraction, etc., et qui sont de plus sollicités par des forces quelconques dirigées à un centre fixe, soit que le système soit d’ailleurs entièrement libre, ou qu’il soit assujetti à se mouvoir autour de ce même centre. La somme des produits des masses par les aires décrites autour de ce centre et projetées sur un plan quelconque est toujours proportionnelle au temps ; de sorte que, en rapportant ces aires à trois plans perpendiculaires entre eux, on a trois équations différentielles du premier ordre entre le temps et les coordonnées des courbes décrites par les corps ; et c’est proprement dans ces équations que consiste la nature du principe dont nous venons de parler.


17. Je viens enfin au quatrième principe, que j’appelle de lamoindrc action, par analogie avec celui que Maupertuis avait donné sous cette dénomination et que les écrits de plusieurs auteurs illustres on rend ensuite si fameux. Ce principe, envisagé analytiquement, consiste en ce que, dans le mouvement des corps qui agissent les uns sur les autres, la somme des produits des masses par les vitesses et par les espaces parcourus est un minimum. L’auteur en a déduit les lois de la réflexion et de la réfraction de la lumière, ainsi que celles du choc des corps, dans deux Mémoires lus, l’un à l’Académie des Sciences de Paris, en 1744, et l’autre, deux ans après, à celle de Berlin.

Mais ces applications sont trop particulières pour servir à établir la vérité d’un principe général ; elles ont d’ailleurs quelque chose de vague et d’arbitraire, qui ne peut que rendre incertaines les conséquences qu’on en pourrait tirer pour l’exactitude même du principe. Aussi l’on aurait tort, ce me semble, de mettre ce principe, présenté ainsi, sur la même ligne que ceux que nous venons d’exposer. Mais il y a une autre manière de l’envisager, plus générale et plus rigoureuse, et qui mérite seule l’attention des géomètres. Euler en a donné la première idée à la fin de son Traité des isopérimètres, imprimé à Lausanne en 1744, en y faisant voir que, dans les trajectoires décrites par des forces centrales, l’intégrale de la vitesse multipliée par l’élément de la courbe fait toujours un maximum ou un minimum.

Cette propriété, qu’Euler avait trouvée dans le mouvement des corps isolés, et qui paraissait bornée à ces corps, je l’ai étendue, par le moyen de la conservation des forces vives, au mouvement de tout système de corps qui agissent les uns sur les autres d’une manière quelconque et il en est résulté ce nouveau principe général, que la somme des produits des masses par les intégrales des vitesses multipliées par les éléments des espaces parcourus est constamment un maximum ou un minimum.

Tel est le principe auquel je donne ici, quoique improprement, le nom de moindre action, et que je regarde, non comme un principe métaphysique, mais comme un résultat simple et général des lois de la Mécanique. On peut voir dans le tome II des Mémoire de Turin[10] l’usage que j’en ai fait pour résoudre plusieurs problèmes difficiles de Dynamique. Ce principe, combiné avec celui des forces vives et développé suivant les règles du calcul des variations, donne directement toutes les équations nécessaires pour la solution de chaque problème ; et de là naît une méthode également simple et générale pour traiter les questions qui concernent le mouvement des corps ; mais cette méthode n’est elle-même qu’un corollaire de celle qui fait l’objet de la seconde Partie de cet Ouvrage et qui a, en même temps, l’avantage d’être tirée des premiers principes de la Mécanique.

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  1. Galilée avait certainement l’idée de la force centrifuge, et, dans un de ses dialogues, il explique clairement que la rotation de la Terre ferait prendre au corps une vitesse verticale apparente dirigée de bas en haut, s’ils n’étaient retenus par la pesanteur. Mais il se trompe en ajoutant que la pesanteur, quelque petite qu’on la supposât, suffirait pour empêcher un pareil mouvement. Malgré cette erreur grave, le passage des Dialogues me paraît renfermer la première idée de la grande découverte d’Huygens. Voir Dialogo sopra le due massimi sistemi del mondo p. 185 et suiv. (édition de Florence ; 1710). (J. Bertrand.)
  2. Il faut entendre ici par valeur d’une force le produit de cette force par le temps pendant lequel elle agit, ou, plus généralement, l’intégrale du produit de l’élément du temps par l’intensité de la force. Le mot force est pris par Lagrange dans le même sens que Descartes adoptait quand il écrivait à Mersenne « J’ai parlé de la force qui sert pour lever un poids, laquelle a deux dimensions, non de celle qui sert en chaque point pour le soutenir, laquelle n’a qu’une dimension : » (Édition de M. Cousin, t. VI. p. 329.) On comprend quelle confusion doit apporter dans les raisonnements cette double signification du mot force : Les géomètres y ont heureusement renoncé et l’on n’entend plus aujourd’hui par force qu’un effort exprimable en kilogrammes. (J. Bertrand.)
  3. Dans aucun des nombreux écrits de Descartes, on ne trouve un énoncé net et compréhensible du principe. Quant aux applications, les erreurs qu’il commet sont bien plus graves que ne semble l’indiquer ici Lagrange. Il affirme, entre autres propositions erronées, qu’un corps qui en choque un autre ne peut lui imprimer de mouvement que s’il a une masse plus grande que la sienne ; dans tout autre cas, le corps choquant sera réfléchi, et le corps choqué ne bougera pas. (Édition de M. Cousin, t. IX, p. 195.) (J. Bertrand.)
  4. Cette observation prouve que l’objection de Roberval n’était pas fondée ; mais il n’en a pas moins eu raison d’affirmer que la règle de Descartes est fautive quand il ne s’agit pas d’une fijure plane tournant autour d’un axe situé dans son plan. On doit même ajouter que Roberval a indiqué sans démonstration la position exacte du centre d’agitation d’un secteur circulaire tournant autour d’une perpendiculaire à son plan menée par le centre du secteur. Voir les observations de Roberval sur une Lettre de Descartes (Œuvres de Descartes, t. IX, p. 521 ; édition de M. Cousin).

    (J. Bertrand.)

  5. On sait que le centre d’oscillation ne diffère pas du centre de percussion. Il semblerait donc résulter de l’appréciation de Lagrange que la règle de Descartes est exacte, quoique non suffisammént démontrée. Il est cependant facile de s’assurer qu’il n’en est rien, et qu’elle conduit à des résultats fautifs toutes les fois que le pendule ne se réduit pas à une figure plane tournant autour d’un axe situé dans son plan.

    (J. Bertrand.)

  6. Huygens rappelle, au contraire, en commençant la quatrième Partie de son Traité, que le problème du centre d’oscillation lui a été proposé autrefois par Mersenne, ainsi qu’à d’autres géomètres ; mais alors il était presque un enfant et n’a pu trouver de solution satisfaisante. Il ajoute, en parlant de Descartes « Qui vero rem sese confecisse sperabant viri insignes, Cartesius, Honoratus Fabrius, aliique, nequaquam scopum attigerunt, nisi in paucis quibusdam facilioribus, sed quorum demonstrationem nullam idoneam, ut mihi videtur, attulerunt. » (Œuvres d’Huygens, t. I, p. 118 ; édition de s’Gravesande ; Lyon, 1724.) (J. Bertrand.)
  7. On peut même ajouter que cette méthode conduit à des résultats inexacts.

    (J. Bertrand.)
  8. Ce qui contribue encore à compliquer ces solutions, c’est que l’auteur veut éviter de faire les ou éléments du temps, constants, comme il en avertit lui-même (art. 94).

    (Note de Lagrange.)
  9. Il faut cependant mettre cette restriction, que les forces qui sollicitent ces corps ne dépendent pas de leur position inconnue. (J. Bertrand.)
  10. Œuvres de Lagrange, t. I, p. 365.