Mécanique analytique/Partie 1/Section 1

Gauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIp. 1-26).
SECT. II  ►
Première partie


SECTION PREMIÈRE.

SUR LES DIFFÉRENTS PRINCIPES DE LA STATIQUE.


La Statique est la science de l’équilibre des forces. On entend, en général, par force ou puissance la cause, quelle qu’elle soit, qui imprime ou tend à imprimer du mouvement au corps auquel on la suppose appliquée ; et c’est aussi par la quantité du mouvement imprimé, ou prêt à imprimer, que la force ou puissance doit s’estimer. Dans l’état d’équilibre, la force n’a pas d’exercice actuel ; elle ne produit qu’une simple tendance au mouvement ; mais on doit toujours la mesurer par l’effet qu’elle produirait si elle n’était pas arrêtée. En prenant une force quelconque ou son effet pour l’unité, l’expression de toute autre force n’est plus qu’un rapport, une quantité mathématique, qui peut être représentée par des nombres ou des lignes ; c’est sous ce point de vue que l’on doit considérer les forces dans la Mécanique.

L’équilibre résulte de la destruction de plusieurs forces qui se combattent et qui anéantissent réciproquement l’action qu’elles exercent les unes sur les autres ; et le but de la Statique est de donner les lois suivant lesquelles cette destruction s’opère. Ces lois sont fondées sur des principes généraux qu’on peut réduire à trois : celui du levier, celui de la composition des forces, et celui des vitesses virtuelles.


1. Archimède, le seul parmi les anciens qui nous ait laissé une théorie de l’équilibre, dans ses deux Livres de Æquiponderantibus, ou de Planorum æquilibriis, est l’auteur du principe du levier, lequel consiste, comme le savent tous les mécaniciens, en ce que si un levier droit est chargé de deux poids quelconques placés, de part et d’autre du point d’appui, à des distances de ce point réciproquement proportionnelles aux mêmes poids, ce levier sera en équilibre, et son appui sera chargé de la somme des deux poids. Archimède prend ce principe, dans le cas des poids égaux placés à des distances égales du point d’appui, pour un axiome de Mécanique évident de soi-même, ou du moins pour un principe d’expérience ; et il ramène à ce cas simple et primitif celui des poids inégaux, en imaginant ces poids, lorsqu’ils sont commensurables, divisés en plusieurs parties toutes égales entre elles, et en supposant que les parties de chaque poids soient séparées et transportées, de part et d’autre, sur le même levier, à des distances égales, en sorte que le levier se trouve chargé de plusieurs petits poids égaux et placés à distances égales autour du point d’appui. Ensuite il démontre la vérité du même théorème pour les poids incommensurables, à l’aide de la méthode d’exhaustion, en faisant voir qu’il ne saurait y avoir équilibre entre ces poids, à moins qu’ils ne soient en raison inverse de leurs distances au point d’appui.

Quelques auteurs modernes, comme Stevin dans sa Statique, et Galilée dans ses Dialogues sur le mouvement, ont rendu la démonstration d’Archimède plus simple, en supposant que les poids attachés au levier soient deux parallélépipèdes horizontaux pendus par leur milieu, et dont les largeurs et les hauteurs soient égales, mais dont les longueurs soient doubles des bras de levier qui leur répondent inversement. Car, de cette manière, les deux parallélépipèdes sont en raison inverse de leurs bras de levier, et en même temps ils se trouvent placés bout à bout, en sorte qu’ils n’en forment plus qu’un seul, dont le point du milieu répond précisément au point d’appui du levier. Archimède avait déjà employé une considération semblable pour déterminer le centre de gravité d’une grandeur composée de deux surfaces paraboliques, dans la première proposition du second Livre de l’Équilibre des plans.

D’autres auteurs, au contraire, ont cru trouver des défauts dans la démonstration d’Archimède, et ils l’ont tournée de différentes façons pour la rendre plus rigoureuse ; mais il faut convenir qu’en altérant la simplicité de cette démonstration, ils n’y ont presque rien ajouté du côté de l’exactitude.

Cependant, parmi ceux qui ont cherché à suppléer à la démonstration d’Archimède, sur l’équilibre du levier, on doit distinguer Huygens, dont on a un petit écrit intitulé Demonstratio æquilibrii bilancis[1], et imprimé en 1693 dans le Recueil des anciens Mémoires de l’Académie des Sciences.

Huygens observe qu’Archimède suppose tacitement que, si plusieurs poids égaux sont appliqués à un levier horizontal, à distances égales les uns des autres, ils exercent la même force pour incliner le levier, soit qu’ils se trouvent tous du même côté du point d’appui, soit qu’ils soient les uns d’un côté et les autres de l’autre côté du point d’appui et, pour éviter cette supposition précaire, au lieu de distribuer, comme Archimède, les parties aliquotes des deux poids commensurables sur le même levier, de part et d’autre des points où les poids entiers sont censés appliqués, il les distribue de la même manière, mais sur deux autres leviers horizontaux, et placés perpendiculairement aux extrémités du levier principal, en forme de T : de cette manière, on a un plan horizontal chargé de plusieurs poids égaux, et qui est évidemment en équilibre sur la ligne du premier levier, parce que les poids se trouvent distribués également et symétriquement des deux côtés de cette ligne. Mais Huygens démontre que ce plan est aussi en équilibre sur une droite inclinée à celle-là, et passant par le point qui divise le levier primitif en parties réciproquement proportionnelles aux poids dont il est supposé chargé, parce qu’il fait voir que les petits poids se trouvent aussi placés à distances égales de part et d’autre de la même droite d’où il conclut que le plan et par conséquent le levier proposé doivent être en équilibre sur le même point.

Cette démonstration est ingénieuse, mais elle ne supplée pas entièrement à ce qu’on peut, en effet, désirer dans celle d’Archimède.


2. L’équilibre d’un levier droit et horizontal, dont les extrémités sont chargées de poids égaux, et dont le point d’appui est au milieu du levier, est une vérité évidente par elle-même ; parce qu’il n’y a pas de raison pour que l’un des poids l’emporte sur l’autre, tout étant égal de part et d’autre du point d’appui. Il n’en est pas de même de la supposition que la charge de l’appui soit égale à la somme des deux poids. Il paraît que tous les mécaniciens l’ont prise comme un résultat de l’expérience journalière, qui apprend que le poids d’un corps ne dépend que de sa masse totale, et nullement de sa figure[2]. On peut néanmoins déduire cette vérité de la première, en considérant, comme Huygens, l’équilibre d’un plan sur une ligne.

Pour cela, il n’y a qu’à imaginer un plan triangulaire chargé de deux poids égaux aux deux extrémités de sa base, et d’un poids double à son sommet. Ce plan sera évidemment en équilibre, étant appuyé sur une ligne droite ou axe fixe, qui passe par le milieu des deux côtés du triangle ; car on peut regarder chacun de ces côtés comme un levier chargé dans ses deux extrémités de deux poids égaux, et qui a son point d’appui sur l’axe qui passe par son milieu. Maintenant on peut envisager cet équilibre d’une autre manière, en regardant la base même du triangle comme un levier dont les extrémités sont chargées de deux poids égaux, et en imaginant un levier transversal qui joigne le sommet du triangle et le milieu de sa base en forme de T, dont une des extrémités soit chargée du poids double placé au sommet, et l’autre serve de point d’appui au levier qui forme la base. Il est évident que ce dernier levier sera en équilibre sur le levier transversal qui le soutient dans son milieu, et que celui-ci sera, par conséquent, en équilibre sur l’axe sur lequel le plan est déjà en équilibre. Or, comme l’axe passe par le milieu des deux côtés du triangle, il passera aussi nécessairement par le milieu de la droite menée du sommet du triangle au milieu de sa base ; donc le levier transversal aura son point d’appui dans le point de milieu et devra, par conséquent, être chargé également aux deux bouts donc la charge que supporte le point d’appui du levier qui fait la base du triangle, et qui est chargé à ses deux extrémités de poids égaux, sera égale au poids double du sommet et, par conséquent, égale à la somme des deux poids.

Si, au lieu d’un triangle, on considérait un trapèze chargé à ses quatre angles de quatre poids égaux, on trouverait de la même manière que les deux leviers de longueurs inégales, formant les côtés parallèles du trapèze, exercent sur leurs points d’appui des forces égales.


3. Cette proposition une fois établie, il est clair qu’on peut, ainsi qu’Archimède le fait, substituer à un poids en équilibre sur un levier deux poids égaux chacun à la moitié de ce poids et placés sur le même levier, à distances égales de part et d’autre du point où le poids est attaché ; car l’action de ce poids est la même que celle d’un levier suspendu par son milieu au même point et chargé, à ses deux bouts, de deux poids égaux chacun à la moitié du même poids ; et il est évident que rien n’empêche d’approcher ce dernier levier du premier, de manière qu’il en fasse partie. Ou bien, ce qui est peut-être plus rigoureux, il n’y a qu’à regarder ce dernier levier comme étant tenu en équilibre par une force appliquée à son point de milieu, dirigée de bas en haut, et égale au poids dont les deux moitiés sont censées appliquées à ses extrémités ; alors, en appliquant ce levier en équilibre sur le premier levier qui est supposé en équilibre sur son point d’appui, l’équilibre total subsistera toujours, et, si l’application se fait de manière que le milieu du second levier coïncide avec l’extrémité d’un des bras du premier levier, la force qui soutient le second levier pourra être censée appliquée au poids même dont ce bras est chargé, et qui, étant soutenu, n’aura plus d’action sur le levier, mais se trouvera ainsi remplacé par deux poids égaux chacun à sa moitié et placés de part et d’autre de ce poids sur le premier levier prolongé. Cette superposition d’équilibres est, en Mécanique, un principe aussi fécond que l’est, en Géométrie, la superposition des figures.


4. On peut donc regarder l’équilibre d’un levier droit et horizontal, chargé de deux poids en raison inverse de leurs distances au point d’appui du levier, comme une vérité rigoureusement démontrée ; et, par le principe de la superposition, il est facile de l’étendre à un levier angulaire quelconque, dont le point d’appui serait dans l’angle et dont les bras seraient tirés en sens contraire par des forces perpendiculaires à leurs directions. En effet, il est évident qu’un levier angulaire à bras égaux, et mobile autour du sommet de l’angle, sera tenu en équilibre par deux forces égales appliquées perpendiculairement aux extrémités des deux bras, et tendant à les faire tourner en sens contraire. Si donc on a un levier droit en équilibre, dont l’un des bras soit égal à ceux du levier angulaire et soit chargé à son extrémité d’un poids équivalent à chacune des puissances appliquées au levier angulaire, l’autre bras étant chargé du poids nécessaire pour l’équilibre, et qu’on superpose ces leviers de manière que le sommet de l’angle de l’un tombe sur le point d’appui de l’autre, et que les bras égaux de l’un et de l’autre coïncident et n’en forment plus qu’un, la puissance appliquée au bras du levier angulaire soutiendra le poids suspendu au bras égal du levier droit, de manière qu’on pourra faire abstraction de l’un et de l’autre, et supposer le bras formé de la réunion de ces deux-ci anéanti. L’équilibre subsistera donc encore entre les deux autres bras formant un levier angulaire tiré à ses extrémités par des forces perpendiculaires et en raison inverse de la longueur des bras, comme dans le levier droit.

Or une force peut être censée appliquée à tel point que l’on veut de sa direction. Donc deux forces, appliquées a des points quelconques d’un plan retenu par un point fixe et dirigées comme on voudra dans ce plan, sont en équilibre lorsqu’elles sont entre elles en raison inverse des perpendiculaires abaissées de ce point sur leurs directions ; car on peut regarder ces perpendiculaires comme formant un levier angulaire dont le point d’appui est le point fixe du plan c’est ce qu’on appelle maintenant le principe des moments, en entendant par moment le produit d’une force par le bras du levier par lequel elle agit.

Ce principe général suffit pour résoudre tous les problèmes de la Statique. La considération du treuil l’avait fait apercevoir dès les premiers pas que l’on a faits après Archimède, dans la théorie des machines simples, comme on le voit par l’Ouvrage de Guido Ubaldo, intitulé Mecanicorum liber, qui a paru à Pesaro, en 1577 ; mais cet auteur n’a pas su l’appliquer au, plan incliné, ni aux autres machines qui en dépendent, comme le coin et la vis dont il n’a donné qu’une théorie peu exacte.


5. Le rapport de la puissance au poids sur un plan incliné a été longtemps un problème parmi les mécaniciens modernes. Stevin l’a résolu le premier ; mais sa solution est fondée sur une considération indirecte et indépendante de la théorie du levier.

Stevin considère un triangle solide posé sur sa base horizontale, en sorte que ses deux côtés forment deux plans inclinés ; et il imagine qu’un chapelet formé de plusieurs poids égaux, enfilés à des distances égales, ou plutôt une chaîne d’égale grosseur, soit placé sur les deux côtés de ce triangle, de manière que toute la partie supérieure se trouve appliquée aux deux côtés du triangle, et que la partie inférieure pende librement au-dessous de la base, comme si elle était attachée aux deux extrémités de cette base.

Or Stevin remarque qu’en supposant que la chaîne puisse glisser librement sur le triangle, elle doit cependant demeurer en repos ; car, si elle commençait à glisser d’elle-même dans un sens, elle devrait continuer à glisser toujours, puisque la même cause de mouvement subsisterait, la chaîne se trouvant, à cause de l’uniformité de ses parties, placée toujours de la même manière sur le triangle ; d’où résulterait un mouvement perpétuel, ce qui est absurde.

Il y a donc nécessairement équilibre entre toutes les parties de la chaîne ; or on peut regarder la portion qui pend au-dessous de la base comme étant déjà en équilibre d’elle-même. Donc il faut que l’effort de tous les poids appuyés sur l’un des côtés contrebalance l’effort des poids appuyés sur l’autre côté mais la somme des uns est à la somme des autres dans le même rapport que les longueurs des côtés sur lesquels ils sont appuyés. Donc il faudra toujours la même puissance pour soutenir un ou plusieurs poids placés sur un plan incliné, lorsque le poids total sera proportionnel à la longueur du plan, en supposant la hauteur la même : mais, quand le plan est vertical, la puissance est égale au poids ; donc, dans tout plan incliné, la puissance est au poids comme la hauteur du plan à sa longueur.

J’ai rapporté cette démonstration de Stevin, parce qu’elle est très ingénieuse et qu’elle est d’ailleurs peu connue. Au reste, Stevin déduit de cette théorie celle de l’équilibre entre trois puissances qui agissent sur un même point, et il trouve que cet équilibre a lieu lorsque les puissances sont parallèles et proportionnelles aux trois côtés d’un triangle rectiligne quelconque. (Voir les Éléments de Statique et les Additions à la Statique de cet auteur, dans les Hypomnemata mathematica, imprimés à Leyde en 1605, et dans les Œuvres de Stevin, traduites en français, et imprimées en 1634 par les Elzevirs.) Mais on doit observer que ce théorème fondamental de la Statique, quoiqu’il soit communément attribué à Stevin, n’a cependant été démontré par cet auteur que dans le cas où les directions de deux des puissances font entre elles un angle droit.

Stevin remarque avec raison qu’un poids appuyé sur un plan incliné, et retenu par une puissance parallèle au plan, est dans le même cas que s’il était soutenu par deux fils, l’un perpendiculaire, et l’autre parallèle au plan ; et, par sa théorie du plan incliné, il trouve que le rapport du poids à la puissance parallèle au plan est comme l’hypoténuse à la base d’un triangle rectangle formé sur le plan par deux droites, l’une verticale et l’autre perpendiculaire au plan. Stevin se contente ensuite d’étendre cette proportion au cas où le fil qui retient le poids sur le plan incliné serait aussi incliné à ce plan, en construisant un triangle analogue avec les mêmes lignes, l’une verticale, l’autre perpendiculaire au plan, et en prenant la base dans la direction du fil ; mais il faudrait pour cela qu’il eût démontré que la même proportion a lieu dans l’équilibre d’un poids soutenu sur un plan incliné par une puissance oblique au plan, ce qui ne peut pas se déduire de la considération de la chaîne imaginée par Stevin.


6. Dans les Mécaniques de Galilée, publiées d’abord en français par le P. Mersenne en 1634, l’équilibre sur un plan incliné est réduit à celui d’un levier angulaire à deux bras égaux, dont l’un est supposé perpendiculaire au plan et chargé d’un poids appuyé sur le plan, et dont l’autre est horizontal et chargé d’un poids équivalent à la puissance nécessaire pour retenir le poids sur le plan ; cet équilibre est ensuite réduit à celui d’un levier droit et horizontal, en regardant le poids attaché au bras incliné comme suspendu à un bras horizontal formant un levier droit avec le bras horizontal du levier angulaire. Ainsi le poids est à la puissance qui le soutient sur le plan incliné, en raison inverse de ces deux bras du levier droit, et il est facile de prouver que ces bras sont entre eux comme la hauteur du plan à sa longueur.

On peut dire que c’est là la première démonstration directe qu’on ait eue de l’équilibre sur un plan incliné. Galilée s’en est servi depuis pour démontrer rigoureusement l’égalité des vitesses acquises par les corps pesants, en descendant d’une même hauteur sur des plans diversement inclinés, égalité qu’il s’était contenté de supposer dans la première édition de ses Dialogues.

Il eût été facile à Galilée de résoudre aussi le cas où la puissance qui retient le poids a une direction oblique au plan ; mais ce nouveau pas n’a été fait que quelque temps après, par Roberval, dans un Traité de Mécanique imprimé, en 1636, dans l’Harmonie universelle de Mersenne.


7. Roberval regarde aussi le poids appuyé sur le plan incliné comme attaché au bras d’un levier perpendiculaire au plan, et il considère la puissance comme une force appliquée au même bras, suivant une direction donnée ; il a ainsi un levier à un, seul bras, dont une extrémité est fixe, et dont l’autre extrémité est tirée par deux forces, celle du poids et celle de la puissance qui le retient. Il substitue ensuite à ce levier un levier angulaire à deux bras perpendiculaires aux directions des deux forces et ayant le même point fixe pour point d’appui, et il suppose les deux forces appliquées aux bras de ce levier suivant leurs propres directions, ce qui lui donne pour l’équilibre le rapport du poids à la puissance, en raison inverse des deux bras du levier angulaire, c’est-à-dire des perpendiculaires menées du point fixe sur les directions du poids et de la puissance.

De là, Roberval déduit l’équilibre d’un poids soutenu par deux cordes qui font entre elles un angle quelconque, en substituant au levier perpendiculaire au plan une corde attachée au point d’appui du levier, et à la puissance une autre corde tirée par une force dans la direction de cette puissance et, par différentes constructions et analogies un peu compliquées, il parvient à cette conclusion que, si de quelque point pris dans la verticale du poids, on mène une parallèle à l’une des cordes, jusqu’à la rencontre de l’autre corde, le triangle formé ainsi aura ses côtés proportionnels au poids et aux puissances qui agissent dans la direction des mêmes côtés, ce qui est, comme on voit, le théorème donné par Stevin.

J’ai cru devoir faire mention de cette démonstration de Roberval, non seulement parce que c’est la première démonstration rigoureuse qu’on ait eue du théorème de Stevin, mais encore parce qu’elle est restée dans l’oubli dans un Traité d’Harmonie, assez rare aujourd’hui, où personne ne s’avise de la chercher. Au reste, je ne suis entré dans ce détail sur ce qui regarde la théorie du levier, que pour faire plaisir à ceux qui aiment à suivre la marche de l’esprit dans les sciences, et à connaître les routes que les inventeurs ont tenues et les routes plus directes qu’ils auraient pu tenir.


8. Les Traités de Statique qui ont paru après celui de Roberval, jusqu’à l’époque de la découverte de la composition des forces, n’ont rien ajouté à cette partie de la Mécanique ; on n’y trouve que les propriétés déjà connues du levier et du plan incliné, et leur application aux autres machines simples encore y en a-t-il quelques-uns qui renferment des théories peu exactes, comme celui de Lami sur l’équilibre des solides, où il donne une proportion fausse du poids à la puissance qui le retient sur un plan incliné. Je ne parle pas ici de Descartes, des Torricelli et de Wallis, parce qu’ils ont adopté pour l’équilibre un principe qui se rapporte à celui des vitesses virtuelles, et dont ils n’avaient pas la démonstration.


9. Le second principe fondamental de la Statique est celui de la composition des forces. Il est fondé sur cette supposition que, si deux forces agissent à la fois sur un corps[3] suivant différentes directions, ces forces équivalent alors à une force unique, capable d’imprimer au corps le même mouvement que lui donneraient les deux forces agissant séparément. Or un corps, qu’on fait mouvoir uniformément suivant deux directions différentes à la fois, parcourt nécessairement la diagonale du parallélogramme dont il eût parcouru séparément les côtés en vertu de chacun des deux mouvements. D’où l’on conclut que deux puissances quelconques, qui agissent ensemble sur un même corps, sont équivalentes à une seule représentée, dans sa quantité et sa direction, par la diagonale du parallélogramme dont les côtés représentent en particulier les quantités et les directions des deux puissances données. C’est en quoi consiste le principe qu’on nomme la composition des forces.

Ce principe[4] suffit seul pour déterminer les lois de l’équilibre dans tous les cas ; car, en composant ainsi successivement toutes les forces deux à deux, on doit parvenir à une force unique qui sera équivalente à toutes ces forces, et qui, par conséquent, devra être nulle dans le cas d’équilibre s’il n’y a dans le système aucun point fixe ; mais, s’il y en a un, il faudra que la direction de cette force unique passe par le point fixe. C’est ce qu’on peut voir dans tous les livres de Statique, et particulièrement dans la Nouvelle Mécanique de Varignon, où la théorie des machines est déduite uniquement du principe dont nous venons de parler.

Il est évident que le théorème de Stevin sur l’équilibre de trois forces parallèles et proportionnelles aux trois côtés d’un triangle quelconque est une conséquence immédiate et nécessaire du principe de la composition des forces, ou plutôt qu’il n’est que ce même principe présenté sous une autre forme. Mais celui-ci a l’avantage d’être fondé sur des notions simples et naturelles, au lieu que le théorème de Stevin ne l’est que sur des considérations indirectes.


10. Les anciens ont connu la composition des mouvements, comme on le voit par quelques passages d’Aristote, dans ses Questions mécaniques. Les géomètres surtout l’ont employée pour la description des courbes, comme Archimède pour la spirale, Nicomède pour la conchoïde, etc. et, parmi les modernes, Roberval en a déduit une méthode ingénieuse de tirer les tangentes aux courbes qui peuvent être censées décrites par deux mouvements dont la loi est donnée ; mais Galilée est le premier qui ait employé la considération du mouvement composé dans la Mécanique, pour déterminer la courbe décrite par un corps pesant, en vertu de l’action de là gravité et de la force de projection.

Dans la seconde proposition de la quatrième Journée de ses Dialogues, Galilée démontre qu’un corps mû avec deux vitesses uniformes, l’une horizontale, l’autre verticale, doit prendre une vitesse représentée par l’hypoténuse du triangle dont les côtés représentent ces deux vitesses ; mais il paraît en même temps que Galilée n’a pas connu toute l’importance de ce théorème dans la théorie de l’équilibre ; car, dans le Dialogue troisième, où il traite du mouvement des corps pesants sur des plans inclinés, au lieu d’employer le principe de la composition du mouvement pour déterminer directement la gravité relative d’un corps sur un plan incliné, il déduit plutôt cette détermination de la théorie de l’équilibre sur les plans inclinés, d’après ce qu’il avait établi auparavant dans son Traité Della Scienza mecanica, dans lequel il ramène le plan incliné au levier.

On trouve ensuite la théorie des mouvements composés dans les écrits de Descartes, de Roberval, de Mersenne, de Wallis, etc. ; mais, jusqu’à l’année 1687, dans laquelle ont paru les Principes mathématiques de Newton et le Projet de la Nouvelle Mécanique de Varignon, on n’avait point pensé à substituer, dans la composition des mouvements, les forces aux mouvements qu’elles peuvent produire, et à déterminer la force composée résultante de deux forces données, comme on détermine le mouvement composé de deux mouvements rectilignes et uniformes donnés.

Dans le second corollaire de la troisième loi du mouvement, Newton montre en peu de mots comment les lois de l’équilibre se déduisent facilement de la composition et décomposition des forces, en prenantt la diagonale d’un parallélogramme pour la force composée de deux forces représentées par ses côtés ; mais cet objet est traité plus en détail dans l’Ouvrage de Varignon, et la Nouvelle Mécanique qui a paru après sa mort, en 1725, renferme une théorie complète sur l’équilibre des forces dans les différentes machines, déduite de la seule considération de la composition ou décomposition des forces.


11. Le principe de la composition des forces donne tout de suite les conditions de l’équilibre entre trois puissances qui agissent sur un point, qu’on n’avait pu déduire de l’équilibre du levier que par une suite de raisonnements. Mais, d’un autre côté, lorsqu’on veut, par ce principe, trouver les conditions de l’équilibre entre deux puissances parallèles appliquées aux extrémités d’un levier droit, on est obligé d’employer des considérations indirectes, en substituant un levier angulaire au levier droit, comme Newton et d’Alembert l’ont fait, ou en ajoutant deux forces étrangères qui se détruisent mutuellement, mais qui, étant composées avec les puissances données, rendent leurs directions concourantes, ou enfin en imaginant que les directions des puissances prolongées concourent à l’infini, et en prouvant que la puissance composée doit passer par le point d’appui c’est la manière dont s’y est pris Varignon dans sa Mécanique. Ainsi, quoique, à la rigueur, les deux principes du levier et de la composition des forces conduisent toujours aux mêmes résultats, il est remarquable que le cas le plus simple pour l’un de ces principes devient le plus compliqué pour l’autre.


12. Mais on peut établir une liaison immédiate entre ces deux principes, par le théorème que Varignon a donné dans sa Nouvelle mécanique (Section I, Lemme XVI), et qui consiste en ce que si, d’un point quelconque pris dans le plan d’un parallélogramme, on abaisse des perpendiculaires sur la diagonale et sur les deux côtés qui comprennent cette diagonale, le produit de la diagonale par sa perpendiculaire est égal à la somme des produits des deux côtés par leurs perpendiculaires respectives si le point tombe hors du parallélogramme, ou à leur différence s’il tombe dans le parallélogramme. Varignon fait voir, par une construction très simple, qu’en formant des triangles qui aient la diagonale et les deux côtés pour bases, et le point donné pour sommet commun, le triangle formé sur la diagonale est, dans le premier cas, égal à la somme et, dans le second cas, à la différence des deux triangles formés sur les côtés ; ce qui est en soi-même un beau théorème de Géométrie, indépendamment de son application à la Mécanique.

Ce théorème aurait lieu également et la démonstration serait la même si, sur le prolongement de la diagonale et des côtés, on prenait partout où l’on voudrait des parties égales à ces lignes ; de sorte que, comme toute puissance peut être supposée appliquée à un point quelconque de sa direction, on peut conclure, en général, que deux puissances, représentées en quantité et en direction par deux droites placées dans un plan, ont une composée ou résultante représentée en quantité et en direction par une droite placée dans le même plan, qui étant prolongée passe par le point de concours des deux droites, et qui soit telle, qu’ayant pris dans ce plan un point quelconque, et abaissé de ce point des perpendiculaires sur ces trois droites, prolongées s’il est nécessaire, le produit de la résultante par sa perpendiculaire soit égal à la somme ou à la différence des produits respectifs des deux puissances composantes par leurs perpendiculaires, selon que le point d’où partent les trois perpendiculaires sera pris au dehors ou au dedans des droites qui représentent les puissances composantes.

Lorsque ce point est supposé tomber sur la direction de la résultante, cette puissance n’entre plus dans l’équation, et l’on a l’égalité entre les deux produits des composantes par leurs perpendiculaires ; c’est le cas de tout levier droit et angulaire, dont le point d’appui est le même que le point dont il s’agit, parce qu’alors l’action de la résultante est détruite par la résistance de l’appui.

Ce théorème, dû à Varignon, est le fondement de presque toutes les Statiques modernes, où il constitue le principe général appelé des moments. Son grand avantage consiste en ce que la composition et la résolution des forces y sont réduites à des additions et des soustractions de sorte que, quel que soit le nombre des puissances à composer, on trouve facilement la puissance résultante, laquelle doit être nulle dans le cas d’équilibre.


13. J’ai rapporté l’époque de la découverte de Varignon à celle de la publication de son Projet, quoique dans l’Avertissement, qui est à la tête de la Nouvelle Mécanique, on ait avancé qu’il avait donné deux ans auparavant, dans l’Histoire de la République des Lettres, un Mémoire sur les poulies à moufle, dans lequel il se servait des mouvements composés pour déterminer tout ce qui regarde cette machine ; mais je dois observer que cet article manque d’exactitude. Le Mémoire dont il s’agit, sur les poulies, ne se trouve que dans les Nouvelles de la République des Lettres du mois de mai 1687, sous le titre de Nouvelle démonstration générale de l’usage des poulies à moufle. L’auteur y considère l’équilibre d’un poids soutenu par une corde qui passe sur une poulie, et dont les deux parties ne sont pas parallèles. Il n’y fait point usage ni même mention du principe de la composition des forces, mais il emploie les théorèmes déjà connus sur les poids soutenus par des cordes, et il cite les Statiques de Pardis et de Dechales. Dans une seconde démonstration, il réduit la question au levier, en regardant la droite qui joint les deux points où la corde abandonne la poulie, comme un levier changé du poids appliqué à la poulie, et dont les extrémités sont tirées par les deux portions de la corde qui soutient la poulie.

Pour ne rien omettre de ce qui regarde l’histoire de la découverte de la composition des forces, je dois dire un mot d’un petit écrit publié par Lami en 1687, sous le titre de Nouvelle manière de démontrer les principaux théorèmes des éléments des mécaniques. L’auteur observe, que, si un corps est poussé par deux forces suivant deux directions différentes, il suivra nécessairement une direction moyenne ; de sorte que, si le chemin suivant cette direction lui était fermé, il demeurerait en repos, et les deux forces se feraient équilibre. Or il détermine la direction moyenne par la composition des deux mouvements que le corps prendrait dans le premier instant en vertu de chacune des deux forces, si elles agissaient séparément, ce qui lui donne la diagonale du parallélogramme dont les deux côtés seraient les espaces parcourus en même temps par l’action des deux forces et, par conséquent, proportionnels aux forces. De là il tire tout de suite le théorème que les deux forces sont entre elles en raison réciproque des sinus des angles que leurs directions font avec la direction moyenne que le corps prendrait s’il n’était pas arrêté, et il en fait l’application au plan incliné et au levier lorsque ses extrémités sont tirées par des puissances dont les directions font un angle ; mais, pour le cas où ces directions sont parallèles, il emploie un raisonnement vague et peu concluant.

La conformité du principe employé par Lami avec celui de Varignon avait fait dire à l’auteur de l’Histoire des Ouvrages des Savants (avril 1688) qu’il y avait apparence que le premier devait au dernier la découverte de son principe. Lami s’est justifié de cette imputation, dans une Lettre publiée dans le Journal des Savants du 13 septembre 1688, à laquelle le journaliste a répondu au mois de décembre de la même année mais cette contestation, à laquelle Varignon n’a point pris part, n’a pas été plus loin, et l’écrit de Lami paraît être tombé dans l’oubli.

Au reste, la simplicité du principe de la composition des forces et la facilité de l’appliquer à tous les problèmes sur l’équilibre l’ont fait adopter des mécaniciens aussitôt après sa découverte, et l’on peut dire qu’il sert de base à presque tous les Traités de Statique qui ont paru depuis.


14. On ne peut cependant s’empêcher de reconnaître que le principe du levier a seul l’avantage d’être fondé sur la nature de l’équilibre considéré en lui-même, et comme un état indépendant du mouvement ; d’ailleurs il y a une différence essentielle dans la manière d’estimer les puissances qui se font équilibre dans ces deux principes ; de sorte que, si l’on n’était pas parvenu à les lier par les résultats, on aurait pu douter avec raison s’il était permis de substituer au principe fondamental du levier celui qui résulte de la considération étrangère des mouvements composés.

En effet, dans l’équilibre du levier, les puissances sont des poids ou peuvent être regardées comme tels, et une puissance n’est censée double ou triple d’une autre qu’autant qu’elle est formée par la réunion de deux ou trois puissances égales chacune à l’autre puissance. Mais la tendance à se mouvoir est supposée la même dans chaque puissance, quelle que soit son intensité ; au lieu que, dans le principe de la composition des forces, on estime la valeur des forces par le degré de vitesse qu’elles communiqueraient au corps auquel elles sont appliquées, si chacune était libre d’agir séparément, et c’est peut-être cette différence dans la manière de concevoir les forces qui a empêché longtemps les mécaniciens d’employer les lois connues de la composition des mouvements dans la théorie de l’équilibre, dont le cas le plus simple est celui de l’équilibre des corps pesants.


15. On a cherché depuis à rendre le principe de la composition des forces indépendant de la considération du mouvement, et à l’établir uniquement sur des vérités évidentes par elles-mêmes. Daniel Bernoulli[5] a donné le premier, dans les Commentaires de l’Académie de Pétersbourg, tome Ier, une démonstration très ingénieuse du parallélogramme des forces, mais longue et compliquée, que d’Alembert a ensuite rendue un peu plus simple dans le premier Volume de ses Opuscules.

Cette démonstration est fondée sur ces deux principes

1o Que, si deux forces agissent sur un même point dans des directions différentes, elles ont pour résultante une force unique qui divise en deux également l’angle compris entre leurs directions lorsque les deux forces sont égales, et qui est égale à leur somme lorsque cet angle est nul, ou à leur différence lorsque l’angle est de deux droits ; 2o que des équi-multiples des mêmes forces, ou des forces quelconques qui leur soient proportionnelles, ont une résultante équi-multiple de leur résultante ou proportionnelle à cette résultante, les angles demeurant les mêmes.

Ce second principe est évident en regardant les forces comme des quantités qui peuvent s’ajouter ou se soustraire.

À l’égard du premier, on le démontre en considérant le mouvement qu’un corps, poussé par deux forces qui ne se font pas équilibre, doit prendre, et qui, étant nécessairement unique, peut être attribué à une force unique agissant sur lui dans la direction de son mouvement. Ainsi l’on peut dire que ce principe n’est pas tout à fait exempt de la considération du mouvement.

Quant à la direction de là résultante dans le cas de l’égalité des deux forces, il est clair qu’il n’y a pas plus de raison pour qu’elle soit plus inclinée à l’une qu’à l’autre de ces deux forces, et que, par conséquent, elle doit couper l’angle de leurs directions en deux parties égales.

On a ensuite traduit en Analyse le fond de cette démonstration, et on lui a donné différentes formes plus ou moins simples, en considérant la résultante comme fonction des forces composantes et de l’angle compris entre leurs directions. (Voir le second tome des Mélanges de la Société de Turin, les Mémoires de l’Académie des Sciences, de 1769, le sixième Volume des Opuscules de d’Alembert, etc.) Mais il faut avouer qu’en séparant ainsi le principe de la composition des forces de celui de la composition des mouvements, on lui fait perdre ses principaux avantages, l’évidence et la simplicité, et on le réduit à n’être qu’un résultat de constructions géométriques ou d’Analyse.


16. Je viens enfin au troisième principe, celui des vitesses virtuelles. On doit entendre par vitesse virtuelle celle qu’un corps en équilibre est disposé à recevoir, en cas que l’équilibre vienne à être rompu, c’est-à-dire la vitesse que ce corps prendrait réellement dans le premier instant de son mouvement ; et le principe dont il s’agit consiste en ce que des puissances sont en équilibre quand elles sont en raison inverse de leurs vitesses virtuelles, estimées suivant les directions de ces puissances.

Pour peu qu’on examine les conditions de l’équilibre dans le levier et dans les autres machines, il est facile de reconnaître cette loi, que le poids et la puissance sont toujours en raison inverse des espaces que l’un et l’autre peuvent parcourir en même temps cependant il ne paraît pas que les anciens en aient eu connaissance. Guido Ubaldi est peut-être le premier qui l’ait aperçue dans le levier et dans les poulies mobiles ou moufles. Galilée l’a reconnue ensuite dans les plans inclinés et dans les machines qui en dépendent, et il l’a regardée comme une propriété générale de l’équilibre des machines. (Voir son Traité de Mécanique et le scolie de la seconde proposition du troisième Dialogue, dans l’édition de Bologne de 1655.)

Galilée entend par moment d’un poids ou d’une puissance appliquée à une machine l’effort, l’action, l’énergie, l’impetus de cette puissance pour mouvoir la machine, de manière qu’il y ait équilibre entre deux puissances, lorsque leurs moments pour mouvoir la machine en sens contraires sont égaux ; et il fait voir que le moment est toujours proportionnel à la puissance multipliée par la vitesse virtuelle, dépendante de la manière dont la puissance agit.

Cette notion des moments a aussi été adoptée par Wallis, dans sa Mécanique publiée en 1669. L’auteur y pose le principe de l’égalité des moments pour fondement de la Statique, et il en déduit au long la théorie de l’équilibre dans les principales machines.

Aujourd’hui on n’entend plus communément par moment que le produit d’une puissance par la distance de sa direction à un point, ou à une ligne, ou à un plan, c’est-à-dire par le bras de levier par lequel elle agit ; mais il me semble que la notion du moment donnée par Galilée et par Wallis est bien plus naturelle et plus générale, et je ne vois pas pourquoi on l’a abandonnée pour y en substituer une autre qui exprime seulement la valeur du moment dans certains cas, comme dans le levier, etc.

Descartes a réduit pareillement toute la Statique à un principe unique qui revient, pour le fond, à celui de Galilée, mais qui est présenté d’une manière moins générale. Ce principe est, qu’il ne faut ni plus ni moins de force pour élever un poids à une certaine hauteur, qu’il en faudrait pour élever un poids plus pesant à une hauteur d’autant moindre, ou un poids moindre à une hauteur d’autant plus grande (voir la Lettre 73 du tome Ier publié en 1657, et le Traité de Mécanique imprimé dans les Ouvrages posthumes). D’où il résulte qu’il y aura équilibre entre deux poids, lorsqu’ils seront disposés de manière que les chemins perpendiculaires qu’ils peuvent parcourir ensemble soient en raison réciproque des poids. Mais, dans l’application de ce principe aux différentes machines, il ne faut considérer que les espaces parcourus dans le premier instant du mouvement, et qui sont proportionnels aux vitesses virtuelles, autrement on n’aurait pas les véritables lois due l’équilibre.

Au reste, soit qu’on regarde le principe des vitesses virtuelles comme une propriété générale de l’équilibre, ainsi que l’a fait Galilée, soit qu’on veuille le prendre avec Descartes et Wallis pour la vraie cause de l’équilibre, il faut avouer qu’il a toute la simplicité qu’on peut désirer dans un principe fondamental ; et nous verrons plus bas combien ce principe est encore recommandable par sa généralité. Torricelli, fameux disciple de Galilée, est l’auteur d’un autre principe, qui dépend aussi de celui des vitesses virtuelles ; c’est que, lorsque deux poids sont liés ensemble et placés de manière que leur centre de gravité ne puisse pas descendre, ils sont en équilibre dans cette situation. Torricelli ne rapplique qu’au plan incliné, mais il est facile de se convaincre qu’il n’a pas moins lieu dans les autres machines. (Voir son Traité De motu gravium naturaliter descendentium, qui a paru en 1664.)

Le principe de Torricelli en a fait naître un autre, dont quelques auteurs ont fait usage pour résoudre avec plus de facilité différentes questions de Statique ; c’est celui-ci que dans un système de corps pesants en équilibre, le centre de gravité est le plus bas qu’il est possible. En effet, on sait, par la théorie de maximis et minimis, que le centre de gravité est lc plus bas lorsque la différentielle de sa descente est nulle, ou, ce qui revient au même, lorsque ce centre ne monte ni ne descend, tandis que le système change infiniment peu de place.


17. Le principe des vitesses virtuelles peut être rendu très général de cette manière

Si un système quelconque de tant de corps ou points que l’on veut, tirés chacun par des puissances quelconques, est en équilibre, et qu’on donne à ce système un petit mouvement quelconque, en vertu duquel chaque point parcoure un espace infiniment petit qui exprimera sa vitesse virtuelle, la somme des puissances, multipliées chacune par l’espace que le point où elle est appliquée parcourt suivant la direction de cette même puissance, sera toujours égale à zéro, en regardant comme positifs les petits espaces parcourus dans le sens des puissances, et comme négatifs les espaces parcourus dans un sens opposé.

Jean Bernoulli est le premier, que je sache, qui ait aperçu cette grande généralité du principe des vitesses virtuelles, et son utilité pour résoudre les problèmes de Statique. C’est ce qu’on voit dans une de ses Lettres à Varignon, datée de 1717, que ce dernier a placée à la tête de la Section neuvième de sa Nouvelle Mécanique, Section employée tout entière à montrer par différentes applications la vérité et l’usage du principe dont il s’agit.

Ce même principe a donné lieu ensuite à celui que Maupertuis a proposé dans les Mémoires de l’Académie des Sciences de Paris pour l’année 1740, sous le nom de Loi de repos, et qu’Euler a développé davantage et rendu plus général dans les Mémoires de l’Académie de Berlin pour l’année 1751. Enfin c’est encore le même principe qui sert de base à celui que Courtivron a donné dans les Mémoires de l’Académie des Sciences de Paris pour 1748 et 1749.

Et, en général, je crois pouvoir avancer que tous les principes généraux qu’on pourrait peut-être encore découvrir dans la science de l’équilibre ne seront que le même principe des vitesses virtuelles, envisagé différemment, et dont ils ne différeront que dans l’expression.

Mais ce principe est non seulement en lui-même très simple et très général ; il a, de plus, l’avantage précieux et unique de pouvoir se traduire en-une formule générale qui renferme tous les problèmes qu’on peut proposer sur l’équilibre des corps. Nous exposerons cette formule dans toute son étendue ; nous tâcherons même de la présenter d’une manière encore plus générale qu’on ne l’a fait jusqu’à présent, et d’en donner des applications nouvelles.


18. Quant à la nature du principe des vitesses virtuelles, il faut convenir qu’il n’est pas assez évident par lui-même pour pouvoir être érigé en principe primitif ; mais on peut le regarder comme l’expression générale des lois de l’équilibre, déduites des deux principes que nous venons d’exposer. Aussi, dans les démonstrations qu’on a données de ce principe, on l’a toujours fait dépendre de ceux-ci par des moyens plus ou moins directs. Mais il y a, en Statique, un autre principe général et indépendant du levier et de la composition des forces, quoique les mécaniciens l’y rapportent communément, lequel paraît être le fondement naturel du principe des vitesses virtuelles on peut l’appeler le principe des poulies.

Si plusieurs poulies sont jointes ensemble sur une même chape, on appelle cet assemblage polispaste ou moufle, et la combinaison de deux moufles, l’une fixe et l’autre mobile, embrassées par une même corde dont l’une des extrémités est fixement attachée, et l’autre est attirée par une puissance, forme une machine dans laquelle la puissance est au poids porté par la moufle mobile comme l’unité est au nombre des cordons qui aboutissent à cette moufle, en les supposant tous parallèles et faisant abstraction du frottement et de la roideur de la corde ; car il est évident qu’à cause de la tension uniforme de la corde dans toute sa longueur, le poids est soutenu par autant de puissances égales à celle qui tend la corde qu’il y a de cordons qui soutiennent la moufle mobile, puisque ces cordons sont parallèles et qu’ils peuvent même être regardés comme n’en faisant qu’un, en diminuant, si l’on veut, à l’infini le diamètre des poulies.

En multipliant ainsi les moufles fixes et mobiles, et les faisant toutes embrasser par la même corde au moyen de différentes pouliés fixes de renvoi, la même puissance, appliquée à son extrémité mobile, pourra soutenir autant de poids qu’il y a de moufles mobiles, et dont chacun sera à cette puissance comme le nombre des cordons de la moufle qui le soutient est à l’unité.

Substituons, pour plus de simplicité, un poids à la place de la puissance. après avoir fait passer sur une poulie fixe le dernier cordon qui soutient ce poids, que nous prendrons pour l’unité ; et imaginons que les différentes moufles mobiles, au lieu de soutenir des poids, soient attachées à des corps regardés comme des points, et disposés entre eux en sorte qu’ils forment un système quelconque donné. De cette manière, le même poids produira, par le moyen de la corde qui embrasse toutes les moufles, différentes puissances qui agiront sur les différents points du système, suivant la direction des cordons qui aboutissent aux moufles attachées à ces points, et qui seront au poids comme le nombre des cordons est à l’unité ; en sorte que ces puissances seront représentées elles-mêmes par le nombre des cordons qui concourent à les produire par leur tension.

Or il est évident que, pour que le système tiré par ces différentes puissances demeure en équilibre, il faut que le poids ne puisse pas descendre par un déplacement quelconque infiniment petit des points du système[6] ; car, le poids tendant toujours à descendre, s’il y a un déplacement du système qui lui permette de descendre, il descendra nécessairement et produira ce déplacement dans le système.

Désignons par les espaces infiniment petits que ce déplacement ferait parcourir aux différents points du système suivant la direction des puissances qui les tirent, et par le nombre des cordons des moufles appliquées à ces points pour produire ces mêmes puissances ; il est visible que les espaces seraient aussi ceux par lesquels les moufles mobiles se rapprocheraient des moufles fixes qui leur répondent, et que ces rapprochements diminueraient la longueur de la corde qui les embrasse des quantités de sorte qu’à cause de la longueur invariable de la corde, le poids descendrait de l’espace

Donc il faudra, pour j’équilibre des puissances représentées par les

nombres que l’on ait l’équation


ce qui est l’expression analytique du principe général des vitesses virtuelles.


19. Si la quantité au lieu d’être nulle, était négative, il semble que cette condition suffirait pour établir l’équilibre, parce qu’il est impossible que le poids monte de lui-même ; mais il faut considérer que, quelle que puisse être la liaison des points qui forment le système donné, les relations qui en résultent entre les quantités infiniment petites ne peuvent être exprimées que par des équations différentielles, et, par conséquent, linéaires entre ces quantités ; de sorte qu’il y en aura nécessairement une ou plusieurs d’entre elles qui resteront indéterminées, et qui pourront être prises en plus ou en moins ; par conséquent, les valeurs de toutes ces quantités seront toujours telles, qu’elles pourront changer de signe à la fois. D’où il s’ensuit que, si dans un certain déplacement du système la valeur de la quantité est négative, elle deviendra positive en prenant les quantités avec des signes contraires ; ainsi le déplacement opposé étant également possible ferait descendre le poids et détruirait l’équilibre.


20. Réciproquement, on peut prouver que, si l’équation


a lieu pour tous les déplacements possibles infiniment petits du système, il sera nécessairement en équilibre ; car, le poids demeurant immobile dans ces déplacements, les puissances qui agissent sur le système restent dans le même état, et il n’y a pas plus de raison pour qu’elles produisent l’un plutôt que l’au’tre des deux déplacements dans lesquels les quantités ont des signes contraires. C’est le cas de la balance qui demeure en équilibre, parce qu’il n’y a pas de raison pour qu’elle s’incline d’un côté plutôt que de l’autre.

Le principe des vitesses virtuelles, étant ainsi démontré pour des puissances commensurables entre elles, le sera aussi pour des puissances quelconques incommensurables, puisqu’on sait que toute proposition qu’on démontre pour des quantités commensurables peut se démontrer également par la réduction à l’absurde, lorsque ces quantités sont incommensurables.

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  1. Cet écrit d’Huygens fait partie de ses Œuvres publiées par S’Gravesande en 1724 (Lyon), t. Ier, p. 282.                              (J. Bertrand.)
  2. D’Alembert est, je crois, le premier qui ait cherché à démontrer cette proposition mais la démonstration qu’il en a donnée dans les Mémoires de l’Académie des Sciences de 1769 n’est pas entièrement satisfaisante. Celle que M. Fourier a donnée depuis dans le Ve Cahier du Journal de l’École Polytechnique est rigoureuse et très ingénieuse ; mais elle n’est pas tirée de la nature du levier.          (Note de Lagrange.)
  3. Le mot corps désigne ici un point matériel.(J. Bertrand.)
  4. Ce paragraphe manque d’exactitude : deux forces qui ne sont pas dans le même plan n’ayant pas de résultante, la remarque de Lagrange ne peut même pas être appliquée, d’une manière générale, au cas d’un système solide.(J. Bertrand.)
  5. La même démonstration a été reproduite et simplifiée par M. Aimé, Journal de Mathématiques de Liouville, Ire série, t. Ier, p. 335.(J. Bertrand.)
  6. On a objecté, avec raison, à cette assertion de Lagrange l’exemple d’un point pesant en équilibre au sommet le plus élevé d’une courbe ; il est évident qu’un déplacement infiniment petit le ferait descendre, et, pourtant, ce déplacement ne se produit pas. La première démonstration rigoureuse du principe des vitesses virtuelles est due à Fourier (Journal de l’École Polytechnique, tome II, an VII). Le même Cahier du Journal contient la démonstration que Lagrange reproduit ici.(J. Bertrand.)