Lyriques grecs/Callimaque/En l’honneur d’Apollon

En l’honneur d’Apollon
Traduction par Gabriel de La Porte du Theil.
Lyriques grecs, Texte établi par Ernest FalconnetLefèvre, Charpentier (p. 495-498).

IV. EN L’HONNEUR D’APOLLON.


Ciel ! comme le laurier d’Apollon est agité ! comme le temple entier est ébranlé ! Loin, loin d’ici, profanes ! Déjà Phébus de son pied divin a touché le seuil de la porte. Ne le voyez-vous pas ? Déjà le palmier de Délos l’a salué par un doux frémissement ; déjà le cygne a rempli l’air de ses chants. Tombez, verrous, tombez barreaux, le dieu approche : et vous, jeunes hommes, préparez vos concerts et vos danses.

Ce n’est point à tous indifféremment, mais au juste seul, qu’Apollon se manifeste. Qui le voit est grand ; qui ne le voit point est petit. Je te verrai, dieu terrible, et serai toujours grand.

Enfants, voulez-vous parvenir aux jours de l’hymen, voulez-vous atteindre l’âge où les cheveux blanchissent, et bâtir sur des fondements durables ; aujourd’hui que Phébus visite ces lieux, faites entendre le son de vos lyres et le bruit de vos pas cadencés…

Honneur à ces enfants ! puisque leurs lyres ne sont plus oisives.

Silence. Écoutez les louanges d’Apollon. La mer même se tait, lorsqu’on chante les armes du dieu de Lycorée, les flèches et la lyre. Io Pæan, Io Pæan ! À ce cri, Thétis cesse de pleurer son Achille ; et ce roc humide, inébranlablement fixé dans la Phrygie, ce marbre qui fut femme, et qui semble jeter encore le cri de la douleur, suspend le cours de ses larmes.

Io Pæan ! Chantez tous, Io Pæan ! Malheur à qui lutte contre les dieux ! Que celui qui brave les dieux, brave donc aussi mon roi ! Que celui qui brave mon roi, brave donc aussi les dieux !

Si vos chants plaisent à Phébus, il vous comblera de gloire ; il le peut, car il s’assied à la droite de Jupiter. Mais un jour est trop peu pour chanter Apollon ; la carrière est vaste. Eh ! qui peut cesser de chanter Apollon ?

La tunique d’Apollon est d’or ; son agrafe, sa lyre, son arc, son carquois et ses brodequins sont d’or. L’or et les richesses brillent autour de lui ; j’en atteste Pytho[1].

Toujours jeune, toujours beau, jamais le moindre duvet n’ombragea les tendres joues d’Apollon. De sa chevelure découle une essence parfumée : mais non, ce ne sont point des parfums, c’est la panacée[2] même qui distille des cheveux d’Apollon. Heureux le sol que ce baume humectera ! il n’y croîtra que des germes salutaires.

Nul ne réunit autant d’arts qu’Apollon : il est le dieu des archers et des poëtes ; car le Destin lui a donné les flèches et la lyre. Il est le dieu des sorts et des augures : de lui les médecins ont appris à retarder la mort.

Nous l’appelons aussi Nomius[3], depuis que sur les bords de l’Amphryse[4], l’Amour lui fit prendre soin des cavales d’Admète. Qu’aisément sous les yeux d’Apollon un troupeau se féconde ! Les taureaux s’y multiplient, les chèvres n’y sont jamais sans chevreaux, ni les brebis sans lait et sans agneaux ; et celle qui n’en eût porté qu’un, en porte toujours deux.

Ô Phébus ! sous tes auspices s’élèvent les villes ; car tu te plais à les voir se former, et toi-même en poses les fondements. Dès l’âge de quatre ans tu construisis sur les bords du lac charmant d’Ortygie le premier édifice qu’aient vu les mortels. Diane te rapportait les cornes des chèvres qu’elle perçait de ses flèches sur le mont Cynthius ; et tu t’en servais pour dresser un autel, en former la base, le corps et les côtés ; ainsi tu nous appris à bâtir. Depuis, tu désignas l’endroit où Battus devait fonder ma patrie ; et sous la forme d’un corbeau d’heureux augure, tu guidas son peuple en Libye. Tu juras de donner Cyrène à mes rois, et toujours ta parole est fidèle.

Dieu puissant, que d’autres t’appellent Boedromius, d’autres Clarius ; cent noms divers te sont donnés à l’envi. Pour moi, c’est sous le nom de Carnéen que je veux te chanter ; tel est l’usage de ma patrie.

Dieu de Carnus, Sparte fut la première à t’adorer sous ce nom : Théra suivit cet exemple, que Cyrène a depuis imité. De Sparte, le sixième descendant d’Œdipe apporta ton culte à Théra, d’où le fils de Polymneste[5] le transmit aux Asbytes[6]. Établi dans leur contrée, il t’éleva ce temple superbe, institua ces fêtes annuelles où mille et mille taureaux tombent sous la hache de tes prêtres.

Ô dieu de Carnus ! tes autels, dans la saison des frimas, sont couverts de safran parfumé ; au printemps, ils sont parés de ces fleurs variées que Zéphire fait éclore en séchant la rosée ; et dans ton sanctuaire brille une flamme éternelle, que jamais la cendre n’a couverte.

Ce fut proche des bois épais d’Azillis, et loin encore des sources de Cyré, que les guerriers doriens célébrèrent, pour la première fois, avec les blondes habitantes de la Libye, les jours consacrés au dieu de Carnus. Tu vis leurs danses, ton œil en fut réjoui ; et tu les fis remarquer à ton épouse, du haut de ce mont fameux où elle avait terrassé le lion qui désolait les troupeaux d’Eurypyle[7]. Jamais danses ne te plurent davantage ; jamais ville n’éprouva tes bienfaits autant que Cyrène : ils sont le prix des faveurs que tu ravis jadis à ta nymphe ; aussi, nul des immortels n’est plus honoré que toi par les enfants de Battus.

Io ! que tout chante, Io Pæan ! Tel fut le premier cri du peuple de Delphes, lorsqu’en sa faveur tu montras la force de tes flèches. Python, monstre épouvantable, Python, serpent terrible, s’élançait contre toi ; mais bientôt tes coups redoublés et rapides l’étendirent à tes pieds. Le peuple s’écria : « Io, Io Pæan ! frappe ! Latone en toi nous donne un sauveur ! » Depuis ce temps, c’est ainsi que tu fus célébré.

L’Envie s’est approchée de l’oreille d’Apollon, et lui a dit : « Que vaut un poëte, si ses vers n’égalent le nombre des flots de la mer ! » Mais Apollon d’un pied dédaigneux[8] a repoussé l’Envie et lui a répondu : « Vois le fleuve d’Assyrie, son cours est immense ; mais son lit est souillé de limon et de fange. Non ; toutes les eaux indifféremment ne plaisent point à Cérès ; et le faible ruisseau, qui, sortant d’une source sacrée, roule une onde argentée toujours pure, servira seul aux bains de la déesse. »

Gloire à Phébus, et que l’Envie reste au fond du Tartare !


  1. C’est-à-dire le temple de Pytho ou de Delphes.
  2. Mot grec qui signifie littéralement remède à tout.
  3. Autre mot grec qui signifie littéralement pasteur.
  4. Fleuve de Thessalie.
  5. Battus, autrement nommé Aristotélès. Le poëte lui donne l’épithète d’oulos, entier, sain, parce qu’il avait été longtemps muet et qu’il recouvra la parole avant d’aller en Libye fonder la ville de Cyrène.
  6. Petit peuple de la Libye, voisin du canton où Battus établit sa colonie.
  7. Prince qui, selon la fable, régnait en Libye au temps de l’enlèvement de Cyrène.
  8. Le texte dit seulement : « Du pied. »