Lyriques grecs/Callimaque/En l’honneur de Cérès

En l’honneur de Cérès
Traduction par Gabriel de La Porte du Theil.
Lyriques grecs, Texte établi par Ernest FalconnetLefèvre, Charpentier (p. 490-494).

III. EN L’HONNEUR DE CÉRÈS.


Le calathus[1] revient ; femmes, chantez : « Salut, ô Cérès ! salut, ô déesse nourricière, déesse des moissons ! »

Le calathus revient ; à terre, profanes, à terre ! Femmes, filles, enfants, craignons tous, en ce jour de jeûne, de le regarder du haut des toits ou d’un lieu trop élevé. Hespérus nous annonce son retour ; Hespérus, qui seul sut persuader à Cérès d’étancher sa soif lorsqu’elle cherchait les traces de Proserpine ravie à sa tendresse.

Ô déesse ! comment tes forces suffirent-elles alors à courir jusqu’aux portes du couchant et jusqu’aux climats brûlants où croissent les pommes d’or, sans manger, sans boire, sans entrer dans le bain ? Trois fois tu traversas le lit argenté de l’Achéloüs ; trois fois tu passas tous les fleuves de la terre ; trois fois tu revins au centre de la plus charmante des îles ; trois fois enfin tu retournas t’asseoir au bord du puits de Callichorus, couverte de poussière, sans avoir mangé, sans avoir bu, sans être entrée dans le bain…

Mais pourquoi rappeler ce qui coûta des larmes à Cérès ? Parlons des lois aimables qu’elle a données à nos villes ; parlons des jours où, enseignant à Triptolème le plus beau des arts, elle montra la première à moissonner les épis, à en former des gerbes, à les faire broyer sous les pieds des taureaux. Ou plutôt encore, pour effrayer à jamais les impies, disons comme elle livra jadis le déplorable fils de Triopas aux tourments de la faim.

Les Pélasges[2] habitaient encore à Dotium. Ils y avaient consacré à Cérès un bois délicieux, planté d’arbres touffus, impénétrables au jour ; lieu charmant, que la déesse aima toujours à l’égal d’Éleusis, de Triopion et d’Enna. Là, parmi les pins et les ormes altiers, les poiriers s’enlaçaient aux pommiers, et du sein des rocailles jaillissait une onde pareille au cristal le plus pur.

Mais quand le ciel voulut retirer ses faveurs aux enfants de Triopas, un funeste projet séduisit Érésichton. Il prend vingt esclaves, tous à la fleur de l’âge, tous semblables aux géants, et capables d’emporter une ville. Il les arme de haches et de cognées, et court insolemment avec eux au bois de Cérès.

Au milieu s’élevait un immense peuplier qui touchait jusqu’aux astres et dont l’ombre, à midi, favorisait les Dryades. Frappé le premier, il donne en gémissant un triste signal aux autres arbres. Cérès connut à l’instant le danger de son bois sacré : « Qui donc, s’écria-t-elle en courroux, brise les arbres que j’aime ? » Aussitôt, sous les traits de Nicippe (c’était sa prêtresse), les bandelettes et le pavot dans les mains, la clef du temple sur l’épaule, elle s’approche, et ménageant encore un insolent et coupable mortel : « Ô toi, lui dit-elle, qui brises des arbres consacrés aux dieux, ô mon fils, arrête ; retiens tes esclaves ; mon fils, cher espoir de ta famille, n’arme point le courroux de Cérès, dont tu profanes le bocage. » Mais lui, plus furieux qu’une lionne du Tomare à l’instant qu’elle accouche, « Retire-toi, répond-il, ou bientôt cette hache… Ces arbres ne serviront plus qu’à bâtir le palais où je passerai mes jours avec mes amis dans les festins et dans la joie. »

Il dit, et Némésis écrivit le blasphème. Soudain Cérès en fureur se montra tout entière : ses pieds touchent à la terre et sa tête à l’Olympe. Tout fuit, et les esclaves demi-morts abandonnent leurs cognées dans les arbres. Cérès les épargna ; ils n’avaient fait qu’obéir à leur maître. Mais à ce maître impérieux : « Va, dit-elle, insolent, va bâtir le palais où tu feras des festins : certes, il t’en faudra souvent célébrer désormais. »

Elle n’en dit pas plus : le supplice était prêt. Aussitôt s’allume au sein de l’impie une faim cruelle, insatiable, ardente, insupportable ; effroyable tourment dont il fut bientôt consumé. Plus il mange, plus il veut manger ; vingt esclaves sont occupés à lui préparer des mets, douze autres à lui verser à boire : car l’injure de Cérès est l’injure de Bacchus, et toujours Bacchus partagea le courroux de Cérès.

C’en est fait, ses parents honteux n’osent plus l’envoyer aux banquets. Tous les prétextes sont tour à tour employés. Les filles d’Orménus l’invitaient aux jeux de Minerve Itoniade : « Érésichton n’est point ici, répondait sa mère ; il est allé redemander aux bergers de Cranon[3] les troupeaux nombreux qu’il leur avait confiés. » Polyxo préparait l’hymen d’Actorion[4] ; elle conviait à la fête Triopas et son fils : « Triopas ira, lui disait-on avec larmes ; mais Érésichton, atteint il y a neuf jours, dans les vallées du Pinde, par un fier sanglier, ne peut encore se soutenir. » Mère infortunée, mère trop tendre, quels détours n’avez-vous pas inventés ? L’appelait-on aux festins : « Érésichton est loin de ces lieux. » Célébrait-on quelque hymen : tantôt « Un disque l’a frappé ; » tantôt « Un cheval fougueux l’a terrassé ; » tantôt « Il compte ses troupeaux sur l’Othrys. »

Cependant au fond de son palais, Érésichton, passant les jours à table, y dévore mille mets. Plus il mange, plus s’irritent ses entrailles. Tous les aliments y sont engloutis sans effet, comme au fond d’un abîme.

Tel qu’on voit la neige du Mimas[5], ou la cire fondre aux rayons du soleil, tel et plus promptement encore on le vit dépérir. Bientôt les fibres et les os seuls lui restèrent. Sa mère et ses sœurs en pleurèrent, le sein qui l’avait allaité en soupira, et ses esclaves en gémirent. Triopas lui-même en arracha ses cheveux blancs, et s’adressant à Neptune, qui ne l’entendait pas : « Non, s’écriait-il, tu n’es point mon père ; ou, s’il est vrai que je sois né de toi et de la fille d’Aéole, regarde l’infortuné qui doit te nommer son aïeul, puisque c’est moi qui lui donnai le jour. Que n’est-il tombé sous les traits d’Apollon ! Que ne l’ai-je enseveli de mes mains ! Faut-il que je le voie dévoré par la faim ! Éloigne donc de lui ce mal funeste, ou toi-même prends soin de le nourrir. Pour moi, j’ai tout épuisé. Mes bergeries sont vides, mes étables sans troupeaux, et mes esclaves ne suffisent plus à le servir. Il a tout consumé, jusqu’aux cavales qui traînaient son char, jusqu’aux coursiers qui lui avaient valu tant de gloire dans les jeux et dans les combats, jusqu’au taureau que sa mère engraissait pour Vesta. »

Tant qu’à Triopas il resta quelque ressource, son foyer fut seul témoin de sa peine. Mais quand Érésichton eut absorbé tout son bien, on vit le fils d’un roi, assis dans les places publiques, mendier les aliments les plus vils.

Ô Cérès ! que celui que tu hais ne soit jamais mon ami ! que jamais il n’habite avec moi ! Loin de moi des voisins si funestes !

Chantez, jeunes vierges, et vous, mères, répétez : « Salut, ô Cérès ! salut, ô déesse nourricière, déesse des moissons ! » Quatre coursiers, aux crins argentés, traînent le calathus ; ainsi, puissante Cérès, tu nous apporteras, d’année en année, quatre saisons favorables. Nous te suivons les pieds sans chaussure et la tête sans bandelettes ; ainsi tu préserveras des maux nos pieds et nos têtes. Des vierges portent en ton honneur des paniers tissus d’or ; ainsi l’or ne manquera jamais à nos besoins.

Femmes qui n’êtes point initiées, ne suivez cette pompe mystérieuse que jusqu’au Prytanée. Femmes qui ne comptez pas encore soixante hivers, venez jusqu’au temple. Vous que l’âge appesantit, ou vous qui tendez les mains à Lucine, et que les douleurs ont surprises, venez jusqu’où vos forces pourront vous conduire ; la déesse versera sur vous ses faveurs autant que sur celles qui l’accompagneront à son temple.

Salut, ô déesse ! conserve cette ville dans la concorde et dans l’abondance. Fais tout mûrir dans nos champs. Engraisse nos troupeaux, fertilise nos vergers, grossis nos épis, féconde nos moissons. Fais surtout régner la paix, afin que la main qui sème puisse aussi recueillir.

Sois-moi propice, ô divinité trois fois adorable, puissante reine des déesses !

  1. Espèce de corbeille mystérieuse et sacrée qu’à certain jour marqué l’on rapportait en pompe du temple d’Éleusis à celui de Cérès Thesmephore, dans Athènes.
  2. Ancien peuple répandu dans la Grèce, mais dont la principale habitation était en Thessalie, où ils avaient bâti, entre autres, la ville de Dorium. Il se fit dans la suite une émigration de ce peuple sous la conduite de Triopas, père d’Érésichton, qui alla fonder la ville de Cnide en Carie : voilà pourquoi le poëte ajoute : « N’habitaient point encore Cnide. »
  3. Ville de Thessalie.
  4. Vraisemblablement le même que celui qui est mis par Orphée au nombre des Argonautes. Comme le poëte ne dit point le nom de la mère de ce héros, il est vraisemblable que c’était cette Polyxo dont parle ici Callimaque, et qui ne peut rien avoir de commun avec les autres héroïnes de ce nom, dont il est parlé dans les anciens mythologues qui nous restent.
  5. Promontoire de l’Ionie fort élevé.