Traduction par Isabelle de Montolieu.
chez Arthus Bertrand (tome 1p. 42-58).


CHAPITRE III.

Alfred Lewis était le fils unique d’un gentilhomme qui avait joui d’une belle fortune. Un goût passionné pour la mécanique avait causé sa ruine. Il avait du talent pour cette science si utile et si perfectionnée en Angleterre, mais pas assez de suite dans les idées ni de persévérance dans l’exécution. Il fit des dépenses inouïes pour la construction de machines très-ingénieuses en théorie, mais dont il ne put jamais amener une seule à la perfection. Sans aucun doute, d’autres après lui ont su tirer parti de ses essais, de son infatigable imagination, qui consomma en entier sa fortune.

Son fils avait reçu une éducation libérale qui, jointe à beaucoup d’esprit naturel, le mettait à même de réussir dans tout ce qu’il voudrait entreprendre. Mais jusqu’à l’âge de dix-sept ans il annonçait une telle légèreté de caractère qu’il ne pouvait se fixer à aucune étude particulière. À cet âge, il déclara qu’il voulait se vouer exclusivement à la peinture, vers laquelle il se sentait entraîné par son génie. Ce desir, qui répondait aux vues de son père, obtint son approbation. Il lui donna tous les moyens de se perfectionner dans cet art, qui devait être pour lui une source de richesses, et il avait besoin d’en acquérir ; et dans tous les cas un moyen de célébrité. Le jeune homme montrait en effet beaucoup de dispositions naturelles ; mais malheureusement son père lui persuada que son génie seul assurerait ses succès. « Tu te sens entraîné par le goût de la peinture ; lui disait-il, comme moi par celui des inventions mécaniques, et jamais le génie ne doit être contrarié. Laissons-lui tout son essor, toute son énergie ; il produira des merveilles ». Ainsi ce père imprudent anéantissait d’avance le bénéfice de l’instruction qu’il faisait donner à son fils, en l’encourageant à tout attendre de l’inspiration du génie, et à négliger ainsi l’application si nécessaire dans quelque étude qu’on poursuive. Il mourut peu de temps après que le choix de son fils fut fait, et laissa ses affaires dans un tel désordre que sa veuve, excellente femme et tendre mère, succomba au pied de la lettre aux peines qu’elle se donna pour les arranger et laisser quelque chose à son fils. En sacrifiant ses droits, elle eut la satisfaction de payer toutes les dettes, et Alfred resta en possession de deux milles livres sterling[1]. Madame Lewis espérait qu’avec cette somme il pourrait subsister convenablement et tenir sa place parmi ses égaux ; elle était d’ailleurs persuadée qu’il était plein de talens et de génie, et ne pouvait manquer de réussir ; elle ne lui connaissait aucun vice, aucune mauvaise disposition : ainsi sa mort, plus tranquille que sa vie, loin d’être accompagnée d’aucune crainte pour cet objet chéri, fut, au contraire, adoucie par les plus douces espérances.

Le jeune Alfred Lewis aimait sincèrement ses parens et les regretta beaucoup ; mais ni l’exemple des erreurs de son père ni celui des vertus de sa mère n’eurent aucune influence sur lui. Inconsidéré, impétueux, enthousiaste, passionné, plein de présomption sur ses talens et son génie, s’abandonnant sans aucune raison aux caprices de son imagination ou plutôt à ses fantaisies ; mais à côté de ces défauts, généreux, affectionné, franc, sincère, ouvert, on ne pouvait pas plus se défendre de l’aimer que de le blâmer. Il était perpétuellement entraîné dans des folies dont il se repentait, et dans lesquelles il retombait sans cesse, parce qu’il avait une trop haute opinion de lui-même pour pouvoir se corriger. Quand il était forcé de convenir de ses torts, il les attribuait à la supériorité de son génie, qui ne pouvait pas se soumettre aux mêmes règles que suivent les esprits médiocres ; il était trop fier de cette prétendue supériorité pour examiner s’il la possédait en effet. Tantôt il en faisait l’excuse de sa paresse, tantôt celle de ses extravagances, se persuadant à lui-même, et cherchant à persuader aux autres, que dans tout ce qu’il faisait ou ne faisait pas, il était entraîné par la force de son génie. Il ne pouvait se dissimuler cependant que c’était par des études régulières et par l’application qu’il avait acquis ou développé son talent pour la peinture. Tant qu’il avait été sous la direction d’un bon maître, ses progrès furent étonnans, parce qu’il avait vraiment envie de réussir, beaucoup d’intelligence et un noble mépris des difficultés ; mais quand, par la mort de ses parens, il devint libre de ses actions ; quand il se vit obligé de joindre au travail de son état le soin de ses affaires, de diriger lui-même sa conduite, de tirer parti de ses connaissances et de ses talens, il manifesta une négligence qui allait jusqu’à la folie, une ignorance des choses essentielles dont un écolier aurait rougi un mépris pour les petits soucis de la vie et pour ses intérêts, dont il regardait au-dessous de lui de s’occuper, et qui le jeta bientôt dans des embarras très-fâcheux, et enfin dans les plus grandes calamités.

Quand il se maria il avait vingt-quatre ans, et déjà il avait acquis quelque renommée comme peintre. Mais il s’était décidé pour le paysage : ce genre demande plus de temps et plus de perfection, si l’on veut obtenir une grande réputation, et jusqu’à ce qu’elle soit établie, il n’y a pas des gains considérables à espérer. Il pouvait au moins ménager son patrimoine et l’augmenter même en enseignant son art ; mais il regardait ce moyen comme tout-à-fait indigne de lui et comme une vraie dégradation pour le génie qu’il croyait avoir, non-seulement pour la peinture, mais pour tout ce qui lui passait dans la tête, et qu’il poursuivait avec l’ardeur de son âge et de son caractère. Si je me vouais à l’état servile de maître de dessin, disait-il à sa femme, il faudrait m’adonner exclusivement à cette occupation et rester toujours au même point, en enseignant toujours les mêmes choses. Non, mon génie ne peut se renfermer dans un cercle aussi resserré ; je me sens né pour aller très-loin dans tout ce que j’entreprendrai. Les beaux-arts se tiennent par la main ; l’un n’exclut pas l’autre, et l’homme de génie doit tout essayer et triompher de tous les obstacles. En conséquence, il se remit pendant quelque temps à la mécanique, croyant avoir reçu de son père ce talent en héritage, et il y réussit mieux que lui, parce qu’il avait plus de génie. Mais la régularité nécessaire aux opérations mécaniques et les calculs minutieux qu’elles exigent l’ennuyèrent bientôt ; il l’abandonna pour la poésie, à laquelle il se livra avec passion, et il commença la composition d’un poëme dont il attendait beaucoup de gloire et beaucoup de profit. Pour se délasser de ses travaux littéraires, il revenait de temps en temps à la peinture ; mais, hélas ! entre la plume et le pinceau, employés tour-à-tour sans suite et sans effet, les mois s’écoulèrent les uns après les autres, et jamais. Agnès ne s’aperçut que les travaux de son mari lui rapportassent la moindre chose ! Sa fortune, déjà très-diminuée lorsqu’il se maria, se consumait peu à peu sans qu’il s’en inquiétât le moins du monde, tant il se croyait sûr d’en retrouver par ses talens une plus brillante. Pendant long-temps Agnès s’interdit de faire aucune remarque ou d’exprimer aucune inquiétude à ce sujet ; ne lui ayant rien apporté en dot, elle ne se croyait pas le droit de le gêner dans l’emploi de son argent et de son temps. Ses modestes besoins et son économie suppléaient à tout ; mais enfin son mari lui avoua lui-même un jour que ses moyens de subsistance diminuaient au point, qu’il allait se trouver dans l’embarras pour faire aller son ménage. Elle en vint à souhaiter ardemment que ses talens supérieurs, qu’elle avait si souvent admirés avec délices, produisissent quelque chose de plus solide que son admiration, et de voir se réaliser quelques-unes des espérances dont il l’entretenait sans cesse. Ce desir augmenta encore lorsqu’elle devint mère d’un fils, que M. Lewis reçut avec des transports de joie et de ravissement. Dans ce moment-là il avait repris le pinceau, et voulut absolument donner à son fils le nom d’un peintre fameux pour exciter, disait-il, son émulation. Au lieu donc de lui donner le nom d’Alfred, qui était si cher à Agnès, l’enfant fut baptisé Ludovico Carrache.

Ils avaient alors quitté le nord de l’Angleterre, et ils étaient venus s’établir à Manchester, ville très-remarquable par sa richesse, sa population, et le goût de plusieurs de ses habitans pour les sciences et les arts. Un artiste habile ne pouvait manquer d’y trouver plus d’encouragemens et de protecteurs que dans la retraite où il avait vécu jusqu’alors. M. Lewis regardait sa longue résidence dans les montagnes du Cumberland comme une étude de la nature plus utile que la meilleure académie ; il assurait y avoir fait d’étonnans progrès dans son art. Il avait obtenu plusieurs bonnes recommandations pour les familles les plus aisées et les plus considérées ; et sa confiance dans ses ressources était telle, que la certitude de ne posséder plus au monde que cinquante guinées pour l’entretien de sa famille, n’éleva pas l’ombre d’un nuage dans son esprit. Il fut très-bien reçu par ceux à qui il était recommandé, et qu’il regardait d’avance comme ses patrons et ses amis. Quelques échantillons de son talent furent très-admirés. Agnès partagea son espoir et son bonheur, quoiqu’elle se lamentât souvent en secret sur tout ce que coûtait un établissement dans une grande ville, où toutes les choses nécessaires à la vie étaient plus chères qu’elle n’aurait pu même l’imaginer. Elle s’appliqua plus qu’elle ne l’avait fait encore à ménager dans tout ce qui la concernait, et à suppléer par la frugalité et la plus stricte économie, à l’augmentation de leurs dépenses.

Mais le temps des épreuves était venu. Jusqu’alors M. Lewis avait suivi sans contrainte son goût et ses inclinations, et s’était fait un amusement de ses études ; actuellement il était appelé, comme chacun l’est du plus au moins, à obéir à la volonté des autres, à se soumettre à des privations pour obtenir un avantage réel, à travailler avec constance à un ouvrage commandé, et jamais il ne lui fut possible de se plier cette nécessité. Le genre de vie qu’il avait adopté jusqu’alors, d’aller d’un lieu dans un autre sans but positif, et de varier ses occupations, lui occasionnait un ennui mortel dès qu’il était obligé de rester quelques heures à la même place, occupé de la même chose. Son habitude de croire au pouvoir de son génie, ou de ce qu’il appelait ainsi, anéantissait tout ce que sa position lui présentait d’avantageux. Il n’écoutait que ses propres idées, qu’il regardait comme des inspirations, et méprisait ou rejetait toutes celles que des gens plus raisonnables que lui lui présentaient. Il détestait jusqu’au mot de raison : elle était, disait-il, l’éteignoir du génie. Les tableaux qu’on lui commandait ne s’achevaient pas, ou n’étaient pas ce qu’on lui avait demandé. Il suffisait qu’on lui eût fixé le moment de les rendre pour qu’il ne lui fût plus possible d’y travailler. Il arrivait fréquemment qu’un tableau sur lequel reposait toute la subsistance de sa famille était totalement abandonné pour composer des couplets ou des vers qu’il mettait dans quelque journal, ou pour faire quelques strophes de son poëme, ou (ce qui, pour être plus utile, n’en était pas moins une perte de temps) pour s’occuper de quelque spéculation mécanique ou résoudre des problèmes d’algèbre. Si quelques amis, s’intéressant à lui, comme il était difficile de s’en défendre, lui remontraient doucement combien ce changement continuel d’occupations lui était nuisible, il ne manquait jamais de mettre en avant l’impossibilité qu’éprouve un esprit supérieur de se soumettre à des règles communes et à un travail monotone ; il citait mille exemples d’hommes de génie qui ne travaillaient que par inspiration. Ces deux mots répondaient à tout. Il déclarait qu’à moins d’être inspiré par son génie, il ne pouvait rien faire ; que l’art ne s’exerce pas à volonté comme le grossier travail du manœuvre ; que l’indépendance de son esprit ne pouvait être comprimée par des entraves ; qu’elles ne pouvaient être supportées que par des âmes vulgaires, qui, faute d’être capables de pouvoir s’élever sur les ailes du génie, suivent méthodiquement toujours la même route, etc.

Ces écarts d’imagination, cette négligence dans sa conduite, étaient surtout insupportables à la classe des négocians, accoutumés à une extrême régularité dans leur vie et dans leur travail, dont l’éducation et les habitudes étaient si opposées à l’enthousiasme et à la légèreté du caractère de M. Lewis. Ils le jugèrent donc avec sévérité, et le blamèrent plus encore qu’il ne les dédaignait. Après trois ans de résidence à Manchester, il quitta cette ville en faisant le serment de ne plus vivre avec des êtres uniquement occupés de leur commerce, de leurs manufactures, et dont l’esprit étroit n’allait pas au-delà de leurs intérêts pécuniaires ; ou bien avec des savans qui ne s’occupaient que de sciences exactes, et n’entendaient rien aux beaux-arts, aux élans du génie et aux caprices qui en sont la suite nécessaire. Il partit pour la ville d’York, emmenant sa femme et trois petits garçons. Un an après la naissance de Ludovico Carrache, Agnès avait eu un second fils, que son père avait nommé Raphaël, puis elle venait d’accoucher d’un troisième, qu’il consentit cependant à nommer Francis, du nom de son grand-père maternel, quoiqu’il eût bien préféré l’appeler Titien.


  1. La livre sterling équivaut à-peu-près à un louis de France. Toutes les fois qu’il sera question de pièces d’argent dans cet ouvrage, c’est de livres sterling dont il est question.