Traduction par Isabelle de Montolieu.
chez Arthus Bertrand (tome 1p. 59-83).


CHAPITRE IV.

Ce ne fut pas sans regret qu’Agnès quitta Manchester ; elle y avait éprouvé personnellement beaucoup de bonté et d’affection de la part du peu de gens qu’elle avait fréquentés et qui savaient apprécier ses vertus ; elle les trouvait de son côté bons, généreux, hospitaliers. S’ils aimaient à gagner de l’argent, ils aimaient aussi à venir au secours des malheureux, et à en faire gagner à ceux qui en avaient les moyens. Elle était convaincue qu’en suivant seulement les règles de la simple prudence, et avec un travail modéré mais suivi, il leur aurait été possible d’y vivre à leur aise, et de s’assurer même pour l’avenir une honnête indépendance. Mais M. Lewis pensait, au contraire, que le séjour du comté d’York, peuplé de gentilshommes campagnards, et, pendant la belle saison, de seigneurs opulens, lui convenait beaucoup mieux à tous égards ; que c’était là où ses talens et son génie seraient appréciés à leur juste valeur, et où il ne pouvait manquer de s’enrichir. Il conserva long-temps encore cette illusion. Mais sa femme ne tarda pas à s’apercevoir que si les négocians de Manchester avaient l’esprit trop étroit pour sentir le mérite des beaux-arts, la bourse des gentilshommes d’York était trop étroite pour les payer.

Les nobles campagnards ou habitans des villes de seconde et troisième classe ne sont pas assez riches pour se permettre des fantaisies de luxe et payer bien cher, un joli paysage. Ils vivent sur un revenu fixe, et ne peuvent point se permettre de dépenses inutiles ; mais ils témoignèrent à M. Lewis beaucoup d’estime et de considération, ce qui, joint au bon marché des denrées et des logemens, donna quelque consolation à la pauvre Agnès. Elle jouissait du parfait bonheur de son mari, qui se trouvait enfin (disait-il) parmi ses semblables, avec qui il pouvait parler, qui pouvaient l’entendre. Il reprenait une nouvelle vie, le feu de son imagination se ranimait, et bientôt on s’en apercevait à ses compositions. Agnès était flattée de le voir lancé dans une société pour laquelle il semblait formé, et où il répandait au moins autant d’agrément qu’il en recevait. Il était courtisé, invité, admiré généralement ; sa présence semblait absolument nécessaire dans les parties de plaisir ; il n’y en avait point sans l’aimable, le charmant Alfred. Il était connu et par son nom et par son mérite. On savait qu’il était d’une très-bonne famille, et que les malheurs seuls de son père l’avaient obligé à se faire une ressource de son talent distingué pour la peinture, et chaque bonne maison d’York lui fut ouverte. Des littérateurs, des amateurs de poésie ou de peinture, ou des oisifs qui s’amusaient de son entretien varié et de son esprit, l’entouraient sans cesse, et pas un seul jour ne se passait sans qu’il reçût plusieurs invitations. Mais dans cette vie agréable on comprend que tout travail était suspendu pour un temps ; même la peinture, qui était son état et sa ressource la plus réelle, fut totalement négligée en faveur de la poésie. Malheureusement les antiques de cette partie de l’Angleterre, la belle cathédrale de la ville d’York, et plusieurs avantages qui distinguent ce comté, le frappèrent comme poète, plutôt que comme peintre. Quelques morceaux de son poëme lus en société et prônés comme des chefs-d’œuvre par ses admirateurs, montèrent sa tête. Il résolut d’achever un ouvrage qui devait l’immortaliser ; et pour y travailler sans distraction, prétendant être entraîné par son génie, il se retira tout-à-fait du monde, et, comme un véritable poète inspiré, il se promenait dans les environs absorbé par sa composition, et n’ayant plus d’autre pensée que celle de la poésie. Perdu dans les sublimes contemplations, n’existant plus que dans les siècles passés, s’exaltant lui-même pour rendre en beaux vers tout ce qu’il éprouvait, où ne le vit plus nulle part, et à peine même chez lui.

C’était le moment où la ville et les environs d’York se remplissent de gens distingués et riches, qui auraient pu lui être utiles, chez lesquels ses nouveaux amis voulaient l’introduire ; mais pour éviter leurs sollicitations, et ne pas être distrait dans son travail poétique, il alla tout-à-coup se réfugier dans une ferme assez éloignée, décidé (écrivait-il à sa femme) de vivre dans la solitude la plus cachée jusqu’à ce qu’il eût achevé et conduit à sa perfection son beau poëme de Constantin-le-Grand, qui non-seulement l’enrichirait à jamais, mais le rendrait célèbre dans toute l’Europe.

Pendant qu’il était à York admiré, caressé de tout le monde, et dans un train de dissipation et d’oisiveté, sa femme et ses enfans vivaient dans un petit logement solitaire sur le peu d’argent qu’il avait gagné à Manchester, et qu’Agnès économisait autant qu’il lui était possible, mais dont elle voyait avec douleur approcher la fin. Elle ne pouvait se défendre de pressentimens mélancoliques sur sa situation, et n’étant disposée ni par goût ni par habitude à rechercher la société, elle se refusa, aux invitations qu’on lui fit dans les commencemens. La société de ses enfans lui suffisait ; elle employait à leur éducation tous les momens où elle n’était pas occupée par les soins de son ménage et par son aiguille, car c’était elle seule qui faisait et raccommodait tous leurs vêtemens. Elle cherchait tous les moyens possibles de retarder l’affreux moment qu’elle prévoyait, celui du besoin. Il lui fut impossible cependant, malgré sa répugnance, d’éviter de s’endetter pour se procurer le simple nécessaire ; mais elle espérait encore des temps plus heureux, parce qu’elle savait qu’ils ne tenaient qu’à la volonté de son mari. La vente d’un seul paysage, s’il y en avait eu un de fini, aurait suffi pour satisfaire les créanciers, qui commençaient à s’impatienter. Elle était décidée à parler sérieusement à M. Lewis et à exiger de lui quelques jours d’un travail assidu, lorsqu’elle reçut une lettre de sa part datée de la ferme où il s’était retiré pour se livrer en liberté au génie de la poésie. Il lui demandait de venir le joindre avec leurs trois petits garçons, sans réfléchir qu’il fallait, avant de quitter la ville où ils étaient établis, payer ce qu’ils devaient ; et comment payer, quand il ne restait presque rien à la pauvre Agnès ? Elle se vit obligée de faire un compromis avec les créanciers, en leur abandonnant ses meubles, ses ustensiles de ménage, plusieurs de ses vêtemens et la plus grande partie des livres de son mari. Cela se répandit bientôt, et leur crédit fut complètement anéanti. À York comme ailleurs les pauvres ont toujours tort, et de plus M. Lewis avait celui de ne plus amuser ses amis. Quand son poëme fut achevé et qu’il vint triomphant l’offrir au libraire, en lui demandant d’ouvrir une souscription pour l’imprimer, celui-ci le refusa et ne lui cacha point qu’il ne réussirait pas à la remplir, parce qu’il passait généralement pour un paresseux, un dissipateur, un ingrat, un homme bizarre, qui faisait des dettes sans savoir comment les payer, abandonnait ses protecteurs, était mauvais mari, mauvais père, qui exposait sa femme et ses enfans à périr de misère, et qui, sous tous les rapports, avait cessé d’intéresser.

M. Lewis fut plus frappé de l’injustice que de la vérité de ces accusations. Il se rappelait que ceux qui lui reprochaient actuellement sa paresse et sa dissipation, étaient les mêmes qui, à son arrivée dans leur ville, l’avaient flatté et forcé presque à partager leur oisiveté et leurs plaisirs ; et lorsqu’il s’en arrachait avec courage pour se livrer dans la retraite à un travail continuel, ils l’abandonnaient sans miséricorde. Trop fier pour solliciter leur pitié, il remercia sa femme d’avoir à tout prix apaisé leurs créanciers. Je veux, lui dit-il, quitter à jamais cette ville injuste, cette société ignorante et frivole, qui ne sentirait pas la beauté de mon poëme, et qui n’est pas digne de le protéger. C’est dans la métropole, c’est à Londres seulement que je dois le publier ; c’est là que le génie ne peut manquer d’admirateurs et d’illustres protecteurs, qui sauront encourager et récompenser le talent. Agnès, toujours séduite par l’éloquence de son mari, approuva ce plan ; mais il devint impraticable par le manque absolu de moyens de se rendre à Londres. Le peu d’argent qui leur restait ne put les conduire que jusqu’à Leeds, et leur suffit à peine à payer d’avance pour une semaine un pauvre logement. Au bout de ce temps-là cette habitation fut changée contre une beaucoup plus pauvre. Ce fut dans cette chétive demeure que leur fils cadet, qu’Agnès nourrissait encore, mourut victime du besoin ; il expira sur le sein de sa mère, desséché par le chagrin et la misère. Sans doute cet enfant était heureux de quitter cette triste vie ; mais une mère, dans quelque situation qu’elle soit, a des larmes pour la perte de son enfant ; et celles d’Agnès coulèrent. Cependant elle fut plus tôt résignée que son mari. Toujours extrême dans tous ses sentimens, se reprochant peut-être aussi son imprévoyance, il se livra à un tel désespoir, que pendant long-temps il fut incapable d’aucun travail. Agnès, au contraire, sentit que c’était le moment de faire quelque chose pour conserver la vie des deux fils qui lui restaient. À York la famille avait demeuré chez un gantier ; madame Lewis avait suivi cet ouvrage et pris des modèles. Elle cousait habilement, et elle résolut de faire des gants, et de les vendre en gros à des marchands. Elle se défit d’une de ses meilleures robes, et du prix qu’elle en tira, elle se procura des peaux, de la soie et tout ce qu’il fallait pour exécuter son projet ; mais son mari s’en étant aperçu, le lui défendit absolument, prétendant qu’elle le dégradait en se plaçant dans la classe des ouvrières ; qu’elle était femme d’un gentilhomme, et que ce n’était qu’en restant à sa place, et en suivant les impulsions de son génie créateur, qu’il pourrait rétablir ses affaires et reparaître avec honneur.

« Mais en attendant, mon cher Lewis, nos enfans manquent de pain ; n’est-ce pas assez d’en avoir perdu un ? devons-nous nous exposer à voir aussi périr Ludovico et Raphaël ? À cette touchante sommation, M. Lewis tomba dans une espèce d’agonie de désespoir ; il parlait de s’ôter la vie, à lui, à sa femme, à leurs fils. Agnès, effrayée, employa toute la sensibilité de son cœur à le calmer, à relever ses espérances. Elle lui parla avec enthousiasme de la beauté de son poëme, exalta son talent pour la peinture, et finalement lui persuada de reprendre ses pinceaux. Elle y voyait plutôt un moyen de l’occuper et de le distraire de son chagrin, qu’un espoir de subsistance. Elle savait à présent, par une triste expérience, qu’il lui était presque impossible de finir ce qu’il commençait avec courage, et tremblait que son génie ne lui inspirât quelque autre chose avant d’avoir rien achevé. Cependant elle eut la satisfaction de voir qu’il était un peu ranimé et qu’il se mettait à peindre avec assez d’assiduité. Devant lui elle ne s’occupait que des soins de son pauvre ménage, d’instruire ses deux enfans, de mettre leurs simples vêtemens en bon état. Cet ouvrage était utile aussi, et elle y consacrait tous les momens où son mari était avec elle ; mais dès qu’il sortait, elle coupait et cousait ses gants. Elle y devint très-habile, et par un travail continuel, elle pût payer leur demeure, acheter pour elle et pour ses fils du pain et des pommes-de-terre, et un peu de bonne viande et de vin pour son mari. Lorsqu’il rentrait, elle lui demandait excuse d’avoir dîné sans lui, ce qu’elle faisait pour qu’il ne s’aperçût pas qu’elle se refusait les alimens meilleurs qu’elle lui servait, avec d’autant plus de plaisir qu’elle le voyait enfin assidu auprès de son chevalet. Il ne le quittait que pour aller prendre des esquisses d’après nature, et paraissait avoir repris du courage et même de l’amabilité. Lewis était un de ces êtres insoucians, qui ne se tourmentent jamais de l’avenir. Tant qu’on ne lui demandait point d’argent lorsqu’il n’en avait pas, que son diner se trouvait sur la table, que sa femme, ses enfans et lui-même étaient nourris et vêtus, il ne s’embarrassait pas com ment cela arrivait, ne songeait pas au lendemain, s’amusait des jeux de ses petits garçons, s’enthousiasmait de leurs talens naissans, prédisait que ce seraient comme lui de grands génies; mais leur bien-être réel, leur future destination étaient la dernière de ses pensées. Le moment présent, bon ou mauvais, était tout pour lui, et si quelque circonstance, quelque réflexion d’Agnès le forçaient à s’occuper de l’avenir, il tombait dans un tel découragement, il se faisait des reproches si amers, ou bien il entrait dans un si grand désespoir, que l’unique étude de cette excellente femme était d’éviter tout ce qui pouvait l’inquiéter ou l’allarmer.

Ses efforts ne furent pas sans récompenses. Le talent de M. Lewis sortit enfin de l’obscurité ; il finit quelques petits tableaux avec la perfection qu’il pouvait y mettre ; il obtint d’un libraire établi à Leeds de les placer dans son magasin, et il eut le bonheur d’en vendre deux avantageusement. Son courage fut entièrement relevé ; il promit à son Agnès que ce premier succès serait suivi de bien d’autres. Il prit un meilleur logement, rétablit la garde-robe de sa femme et la sienne ; et ses deux fils eurent aussi des habits neufs. Il plaça l’aîné dans une école, fit assez bonne chère, racheta des livres, et vit bientôt la fin des guinées que la vente de ses tableaux lui avaient procurées long-temps avant d’en avoir fait d’autres. Pendant quelque temps encore son crédit, qui avait remonté avec ses dépenses, se soutint ; mais quand il avait encore de l’argent, il négligea de payer ceux qui s’étaient fiés à lui, et ils devinrent ses ennemis. Agnès souffrait plus actuellement qu’elle n’avait souffert de sa précédente misère, dans laquelle elle se voyait sur le point de retomber avec plus d’humiliation que lorsqu’elle était arrivée déjà pauvre et dénuée de tout. À présent M. Lewis avait attiré l’attention sur sa famille par des dépenses qu’elle avait vues avec un extrême regret, ne cessant de conjurer son mari de mettre quelque chose en réserve pour les temps fâcheux. « Il n’en reviendra plus, lui disait-il, en souriant de ses craintes avec la confiance orgueilleuse qu’il avait toujours dans la prospérité. Si j’ai pu tirer une telle somme de deux misérables petits paysages, où je n’avais pas même mis tout mon talent, accablé comme je l’étais par la mort de mon pauvre enfant, que ne puis-je pas espérer du grand tableau que je vais entreprendre ! »

Agnès était au désespoir de cette entreprise. Un grand tableau qui prendrait beaucoup de temps, et dont la vente était bien plus incertaine, tait pas ce qu’il fallait dans un moment de détresse ; quelques petits paysages, dont le débit était plus facile, auraient bien mieux convenu. Elle n’osa pas contrarier son mari dans la crainte de lui faire tout abandonner ; mais c’était d’autant plus fâcheux, qu’occupé de ce grand tableau, il sortait rarement, et qu’elle ne pouvait pas travailler à son occupation accoutumée, qui lui procurait au moins quelques secours journaliers. Elle était aussi assez incommodée d’une nouvelle grossesse, et elle avait de plus à soigner son second fils, le petit Raphaël. Cet enfant, alors âgé de six ans et demi, et dont le moral promettait beaucoup, avait toujours été d’une santé très-délicate. Ce qui désolait le plus sa mère était la déchirante idée qu’il se ressentait de la pourriture trop grossière pour son faible estomac qu’elle avait été forcée de lui donner, et qu’il n’avait pu supporter. Elle se rappelait qu’à Manchester, où ils étaient mieux nourris, les deux petits garçons étaient remarquables par leurs belles couleurs, leur for ce et leur vivacité. Son cœur était déchiré en voyant à présent comme ils étaient pâles, maigres, abattus, surtout le cadet, qui déclinait sensiblement et s’avançait à pas rapides vers la fin de sa courte existence. Quelquefois ce pauvre cœur maternel était prêt à se briser de douleur ; alors elle avait recours à l’Être suprême, que dès son enfance elle avait appris à regarder comme le meilleur des pères, qui ne veut que le bien de ses enfans, lors même qu’il les éprouve. Elle élevait vers le ciel ses yeux pleins de larmes, priait avec ardeur ce Dieu tout bon de la soutenir, de la tirer de sa détresse, et toujours elle se sentait un peu soulagée. Oh ! qu’on ne nie pas le pouvoir de la prière, elle fait toujours du bien, lors même qu’elle n’est pas d’abord exaucée ; elle en donne l’espoir et ranime l’ame abattue. Quelquefois ses deux enfans, prosternés auprès d’elle, élevaient aussi vers Dieu leurs innocentes mains et leur regard si touchant ; ils priaient avec elle. « Mon Dieu, disaient-ils, toi qui es si bon, conserve-nous notre maman et notre bien aimé père. » Si par hasard M. Lewis se trouvait là dans un de ces momens, ému avec l’excès qu’il mettait à toutes ses sensations, il se prosternait aussi, baigné de larmes, et semblait partager en entier la touchante dévotion de sa famille ; mais ce n’était pas avec ce profond sentiment de foi, d’humilité, de résignation qui inspirait Agnès, et qu’elle avait communiqué à ses enfans. Elle voyait, avec un vif chagrin que ces mouvemens d’une sensibilité momentanée n’étaient accompagnés ni d’un sincère repentir, ni d’une résolution ferme et positive de changer de système et de conduite, et n’étaient suivis d’aucune réforme : au contraire, il cherchait ensuite à se soustraire à ces momens d’émotion religieuse. Il sortait plus souvent, abandonnait son travail, ou s’il restait, il s’en occupait avec négligence, en se plaignant d’un abattement moral et physique qui éteignait son génie.

M. Lewis n’était point ce qu’on appelle un homme vicieux ; il adorait sa femme, il chérissait ses enfans ; il avait aussi des talens très-réels ; mais sa versatilité dans leur application, une hauteur dans le caractère, qu’il appelait la noble fierté d’un gentilhomme, et qui l’empêchait de chercher les occasions de tirer parti de son travail, et surtout cette confiance illimitée dans son génie, et l’orgueil qui en était la suite, ternissaient toutes ses bonnes qualités, et les rendaient inutiles à son propre bonheur et à celui des objets de son affection. En vain, la nature et l’éducation lui avaient donné des vertus, des grâces et des talens, tous ces dons réunis ne firent que l’égarer dans une mauvaise route.

Après huit ans de séjour dans des villes riches, populeuses, hospitalières, M. Lewis se trouva complètement ruiné, accablé de dettes, menacé chaque jour de perdre sa liberté ; et la pauvre Agnès, avec une petite fille au sein, son fils cadet venant d’expirer et son fils aîné, tel qu’on l’a dépeint au commencement de cet ouvrage, pâle, maigre, exténué, pleurant à côté de sa mère son cher petit frère, qu’il aimait tendrement. Mais qui peindra le douloureux état de la malheureuse Agnès ! Sans argent pour faire enterrer l’enfant qu’elle venait de perdre et pour nourrir celui qui lui restait ; persécutée par des créanciers qu’elle ne pouvait satisfaire, à une distance immense de ses parens, sans moyens d’aller les joindre, et ne pouvant d’ailleurs se résoudre à leur être à charge ; forcée de presser elle-même le départ d’un mari qu’elle aimait encore tendrement malgré ses torts, et qu’elle voyait menacé d’une longue et pénible détention : tel était le sort de cette femme intéressante, et si heureuse avant son mariage sous le toit paternel. Mais elle aimait trop et son mari et ses enfans pour regretter de s’être associée au sort de l’un et d’avoir donné la vie aux autres, quoique ce fût un triste présent dans leur état actuel ; mais elle n’en pleurait pas moins son Raphaël, n’en desirait pas moins de conserver son cher Ludovico et sa petite Constantine : c’est ainsi que M. Lewis avait nommé sa fille en l’honneur de Constantin-le-Grand, le héros de son poëme.