Traduction par Isabelle de Montolieu.
chez Arthus Bertrand (tome 1p. 22-41).

CHAPITRE II.

Agnès avait accompli sa dix-neuvième année. On était en automne, Lord S***, après une absence de quatre années, arriva à sa terre près de New-Kirchdale, accompagné de plusieurs amis ; dans le nombre était un jeune artiste, peintre de paysage très-habile, qui venait dans le Cumberland avec l’intention de faire des esquisses des points de vue romantiques qu’on y trouve en grand nombre.

M. Rumney se hâta d’aller visiter son patron, et revint enchanté de la société rassemblée au château. Il avait si rarement l’occasion de s’entretenir avec des gens d’un esprit plus cultivé que celui de ses chers paroissiens, qu’il en sentait doublement le prix ; il parla surtout avec enthousiasme du plaisir que lui avait procuré la conversation du jeune peintre. Son imagination, son éloquence, la sublimité et la richesse de ses idées, la manière animée et brillante dont il décrivait les beautés de la nature, le feu de son regard si bien d’accord avec celui de ses discours, furent tour-à-tour l’objet des éloges du pasteur. Agnès et sa mère, émues et surprises de la vivacité avec laquelle il s’exprimait, partageaient son enchantement, et desiraient ardemment de connaître celui qui électrisait à ce point un homme ordinairement assez calme. Leur curiosité fut satisfaite plus tôt qu’elles ne l’espéraient. M. Lewis (c’était le nom du jeune artiste) avait été de son côté très-satisfait du bon sens, de la simplicité et de la sensibilité du pasteur de New-Kirchdale. Il est rare que les impressions favorables ne soient pas réciproques ; et comme M. Lewis avait l’habitude de céder à l’instant à toutes les siennes, de poursuivre avec ardeur tout ce qui l’attirait, d’admirer, de mépriser, d’adorer ou de détester tout ce qui se rencontrait sur son chemin, son adoration pour le vieux pasteur de New-Kirchdale le conduisit dès le lendemain de bonne heure au presbytère. Il se présenta lui-même chez M. Romney comme chez un ami intime, en le priant de lui indiquer les sites les plus remarquables, de l’accompagner dans cette course, et de lui permettre au retour de partager son dîner de famille.

Le maître de la maison accepta toutes ces propositions avec un extrême plaisir, trouva sa nouvelle connaissance plus aimable encore par cette manière franche et naturelle. Il courut chez sa femme pour la prévenir qu’ils auraient un hôte inattendu ; il partit avec lui pour leur promenade pittoresque, et la mère et la fille s’occupèrent à rendre leur simple diner un peu moins frugal qu’à l’ordinaire.

M. Lewis revint transporté, extasie des scènes romantiques, des arbres, des rochers, des cascades, des précipices, des vallons, des hameaux, des chaumières, enfin de tout ce qu’il venait de voir ; mais bientôt la charmante Agnès lui fit tout oublier, et s’il parla encore avec feu des charmes de ce beau pays, ce fut surtout parce qu’elle l’habitait.

De son côté, Agnès écoutait avec délice l’éloge des sites qu’elle aimait, qu’elle admirait aussi, et que le brillant langage du jeune enthousiaste embellissait encore. M. Rumney le trouvait aussi plus aimable, plus éloquent au milieu de sa petite famille que la veille dans le grand cercle du château ; il en fut très-flatté, et lorsque M. Lewis eut pris congé en secouant la main du pasteur, et lui promettant de revenir bientôt, M. Rumney s’écria : « Eh bien, mes chères amies, que dites-vous de cet étonnant jeune homme ? avez-vous jamais rencontré quelqu’un aussi parfaitement aimable ?

Jamais, répondit sa femme ; j’en suis enchantée ! Mais ce que j’ai le plus admiré, c’est quand il a placé mes deux petits sur ses genoux, et qu’il leur racontait si gaîment toutes les folies qu’il faisait à leur âge. As-tu remarqué comme nos petits garçons l’écoutaient et avec quelle complaisance il répondait à leurs questions enfantines ? Un homme qui a autant d’esprit et de connaissances, se plaire à causer avec des enfans ! cela m’a extrêmement frappée.

Je le comprends, dit M. Rumney ; tu es mère, et c’est fort naturel. Moi, ce qui m’a le plus charmé dans son entretien, c’est son admiration si vive pour nos montagnes et notre pays. Avez-vous entendu avec quel feu, quelle vérité il disait qu’il n’avait rien vu en sa vie de plus charmant que ce qu’il voyait ici, et qu’il craignait de ne plus trouver aucun plaisir ailleurs ? il est vrai que je lui ai montré les plus belles perspectives, les points de vue les plus ravissans ! N’étais-tu pas heureuse, Agnès, d’entendre parler ainsi de notre contrée ?

Oui sûrement, mon père, dit la jeune fille ; mais ce qui m’a le plus touchée, c’est lorsqu’il nous a récité ce beau morceau de poésie où il est question d’une mère. Il s’est d’abord rappelé la sienne, qu’il a eu le malheur de perdre ; ses yeux se sont remplis de larmes ; il a été incapable de poursuivre. J’ai été, je l’avoue, enchantée et surprise qu’un jeune homme aussi habile dans son art, et vivant au milieu du grand monde, sentit comme je le ferais si j’étais séparée de ma bonne maman,

Que le ciel te bénisse, mon doux ange, lui dit cette dernière en l’embrassant tendrement ; sa mère, malgré toute sa joie et son orgueil d’avoir un tel fils, ne pouvait pas être plus heureuse que celle d’Agnès.

Ainsi M. Lewis dans une seule visite avait fait la conquête de tous les habitans du presbytère. Il y revint bientôt et souvent. Peu de temps après on eut dit qu’il faisait déjà partie de la famille. La timidité d’Agnès se dissipa par degrés ; elle parla devant lui et avec lui comme avec son père. Il découvrit alors ce que sa physionomie intelligente lui avait déjà indiqué, c’est que sa modestie et sa défiance d’elle-même voilaient beaucoup d’esprit et de connaissances. Il pénétra dans le trésor de son âme, et fut bientôt convaincu que cette jeune fille si douce, si simple, était vraiment aussi aimable, aussi instruite que sa figure était agréable, et sa conversation lui plut au moins autant que son extérieur l’avait séduit au premier moment. La beauté, l’élégance des formes sont des avantages si communs en Cumberland, que presque toutes les voisines d’Agnès étaient aussi jolies qu’elle, et quelques-unes plus frappantes ; mais aucune n’avait cette culture d’esprit, ce tact fin et sûr, dont elle ne se doutait pas elle-même. L’esprit réuni à une parfaite simplicité de cœur et à une absence totale de prétentions, est quelque chose de si rare et de si charmant, qu’il ne peut manquer son effet. Agnès ne parlait jamais de ce qu’elle savait, évitait toute citation de ses lectures, ne mettait pas en avant son opinion, et cédait volontiers à celle des autres, quand elle n’était pas contraire à ses principes ; mais elle comprenait et saisissait à l’instant tout ce que M. Lewis pouvait imaginer et dire. Comme lui elle était enthousiaste de la belle nature, des beaux-arts, de tout ce qui excite l’admiration ; mais elle y joignait tant de bon sens, qu’elle savait s’arrêter à temps et n’allait jamais jusqu’à l’exagération. Sa vive tendresse pour ses parens était accompagnée d’une soumission si complète et si touchante ; sa dévotion était si sincère et si douce ; toute sa conduite, tous ses sentimens annonçaient tant de raison et de sensibilité ; elle était enfin si près de la perfection, qu’il était impossible qu’un homme tel que M. Lewis, adorateur passionné du vrai beau dans tous les genres, n’en fût pas à-la-fois frappé et touché. Dans le grand monde où il avait vécu, il avait vu ce qu’on appelait des femmes accomplies, des figures citées pour leur beauté, des talens variés et cultivés, du bon ton, de l’élégance, etc., etc., etc. L’affectation de l’esprit ou du sentiment l’avait séduit tour-à-tour : plus d’une fois il avait cru être amoureux à la folie, car chez lui rien n’était modéré ; mais il n’avait vu encore aucune femme qui put se comparer à la charmante Agnès ; il n’avait rien encore éprouvé de semblable au sentiment qu’elle lui inspirait. C’était plus que de l’amour, plus que de la passion ; il ne pouvait exister sans elle : son goût pour la liberté, suite ordinaire du génie ou de ce qu’on croit être du génie, céda bientôt à ce sentiment dominateur. Accoutumé à suivre avec ardeur toutes les impressions, il ne chercha pas à combattre celle qui l’entraînait à se lier pour la vie à son Agnès, à celle (pensait-il) qui de tout temps lui était destinée. Celui qui aime de toutes les puissances de son âme est sur d’avance d’être aimé si le cœur auquel il s’adresse est encore libre. Celui d’Agnès ne se doutait pas de l’amour avant d’avoir vu et entendu M. Lewis ; il se donna en entier, et lorsque celui-ci lui demanda son aveu pour l’obtenir de ses parens, Agnès rougit et baissa les yeux en silence. Déjà elle avait avoué à son père que le jeune peintre lui était plus cher que la vie ; elle ne le lui cacha pas à lui-même. Transporté de joie, il la quitta pour aller parler à son ami Rumney.

Il l’aborda avec une contenance ou verte, ingénue, et lui confia avec une noble franchise et son amour et ses intentions d’épouser Agnès sans laquelle il ne pouvait vivre. Il avoua à son respectable ami que sa fortune était fort restreinte et presque réduite à rien par les dépenses nécessaires qu’il avait faites pour se perfectionner dans son art ; que depuis la perte de ses parens, il croyait bien qu’il n’avait pas conduit ses affaires avec autant de prudence qu’il l’aurait dû ; qu’il avait une impétuosité de caractère qui le précipitait quelquefois dans des extravagances dont il se repentait, ou dans des erreurs qu’il méprisait ; mais (ajouta-t-il) j’ai un cœur susceptible d’une tendresse sans bornes, d’une dévotion sublime et d’une profonde contrition. Dieu soit béni, mon naturel est loin d’être vicieux. Mon nom est sans tache, et j’ai soin de le conserver tel. Mes erreurs n’ont été que les erreurs du génie qui m’entraîne quelquefois plus loin que je ne le voudrais ; mais j’ai des droits à l’indulgence de ceux qui connaissent et estiment l’a vivacité et l’originalité qui l’accompagnent.

Une confession humble et franche ne manque jamais d’intéresser le cœur ; et l’excellent homme à qui celle-ci s’adressait était sans aucun doute disposé à juger favorablement celui qui la faisait, et à s’arrêter seulement au côté aimable de son caractère. Quant à la fortune, comme le pasteur n’avait pas un schilling à donner à sa fille, il jugea qu’il ne lui convenait pas de faire aucune remarque sur cet objet et de se montrer difficile. Quelque légèrement que M. Lewis parlât de sa propriété, elle paraissait richesse aux yeux d’un homme qui dans toute sa vie n’en avait pas possédé la moitié. Il avait entendu au château parler du jeune artiste comme d’un génie distingué qui ferait honneur à son pays, et qui venait de toucher pour un de ses tableaux une somme égale à tout le revenu du bon pasteur. Loin donc de supposer que sa fille pût manquer de quelque chose dans sa situation future, il crut de bonne-foi qu’elle faisait un très-bon mariage, et envisagea ce que M. Lewis lui disait là-dessus comme une des singularités, qu’en dépit de son affection, il avait souvent remarquées dans son aimable jeune ami. Mais il regarda comme le premier de ses devoirs de le faire expliquer positivement sur ses principes de religion et de morale. Il n’avait pas attendu ce moment pour mettre l’entretien sur ce sujet, et déjà il avait été content du feu, de l’enthousiasme, du profond intérêt avec lequel ce jeune homme sentait les beautés de la vertu et l’excellence du christianisme, et cette fois il lui parut en être pénétré. Il est vrai, disait le pasteur à sa femme, en lui rapportant cet entretien, qu’il n’a pas approfondi plusieurs points comme je l’aurais désiré ; mais je l’impute à la difficulté de retenir sa fougueuse imagination et son esprit ardent qui porte naturellement toute l’exaltation de ses idées dans la contemplation des divins mystères, et l’empêche de s’arrêter à la lettre de la loi. Son génie lui inspire des conceptions plus nobles, des vues plus relevées de notre sainte religion et de sa vérité qu’au commun des mortels, moins favorisés que lui des dons du génie.

Quoique madame Rumney eût naturellement assez de pénétration et de jugement, elle avait été si long-temps sous la complète influence de son mari ; elle était si convaincue de la supériorité de son esprit et de ses lumières, qu’elle n’opposait jamais rien à ce qu’il avançait ou désirait, et d’autant moins dans cette occasion-ci, qu’elle était, ainsi que lui, invinciblement attirée par l’amabilité de leur jeune ami, et qu’elle pensait que non-seulement il rendrait sa fille heureuse, mais qu’il la placerait dans une situation plus relevée, où ses talens et la perfection dont elle la voyait douée paraîtraient au jour ; où ses vertus seraient en bon exemple ; et où peut-être, en entrant dans ce grand monde auquel ils étaient eux-mêmes si étrangers, elle pourrait, au moyen de ses connaissances, être utile à ses jeunes frères, dont le nombre s’était encore augmenté. Toutes ces considérations réunies lui firent accepter avec plaisir M. Lewis pour son gendre ; elle lui donna son Agnès dans la confiance de faire le bonheur de cette fille chérie. En mère tendre et pénétrante, elle s’était aperçue que celle-ci s’attachait à ce jeune homme, peut-être même avant qu’elle s’en doutât. Elle la voyait admirer ses talens, vénérer ses vertus, se soumettre à ses opinions, et c’était, suivant elle, les vrais caractères de l’affection qu’une femme doit avoir pour son mari. Elle voyait M. Lewis de son côté aimer sa fille avec une passion qui tenait de si près à l’idolâtrie, que le digne pasteur en était presque scandalisé. Il trouvait qu’un amour immodéré, même pour le plus aimable des êtres, même pour sa femme, était un degré de péché ; mais cette fois il conclut que c’était une espèce d’enthousiasme inséparable du vrai génie, et fut entraîné à pardonner à son gendre ce qu’il aurait condamné dans tout autre.

Après la noce, qui ne tarda pas à se faire, le jeune couple habita quelque temps encore au presbytère, pour que M. Lewis pût finir ses études et ses esquisses des sites environnans. Ce temps fut le paradis pour Agnès. Au milieu des sentimens les plus doux et de tout ce qu’elle chérissait au monde, elle n’avait rien à regretter ni à désirer. Elle accompagnait son bien-aimé dans ses excursions lointaines, et souvent lui servait de guide ; elle parcourait à côté de lui les vallées sauvages, suivait les Méandres des ruisseaux, grimpait, appuyée sur son bras, les montagnes escarpées, et planait avec lui sur cette contrée si belle et si chérie, pendant qu’avec les yeux d’un peintre et la langue d’un poète, son éloquent ami la promenait d’un objet d’intérêt à l’autre, lui en faisait sentir toutes les beautés, lui expliquait leur utilité dans le grand plan de la création. Depuis l’humble filet d’eau ruisselant goutte à goutte, jusqu’au superbe lac étendant son grand miroir dans la plaine et répétant les objets qui l’entourent ; depuis le tertre couvert de verdure jusqu’aux rochers arides, rien n’échappait à ses regards ; tout s’animait par son enthousiasme. Non-seulement Agnès le partageait, mais elle y ajoutait encore en glorifiant le créateur de ces merveilles, et en s’élevant par l’admiration et la reconnaissance jusqu’au trône du Tout-Puissant. Alfred (c’était le nom de baptême de M. Lewis) à son tour entraîné par la naïve et religieuse éloquence de sa jeune femme, ne pouvait assez s’étonner de trouver autant d’énergie dans un caractère si doux et si docile.

Mais malgré tout le bonheur dont ils jouissaient, Agnès ne put se dissimuler que les habitudes de son mari, les heures de ses repas, les excursions dans lesquelles ils s’oubliaient, dérangeaient la vie réglée de ses bons parens, et que son séjour prolongé chez eux leur occasionnait un surcroît de dépense au-delà de leurs moyens. Quelque pénible qu’il fût à son cœur de se séparer d’eux et de quitter une maison si chère, elle ne voulut pas rester au-dela du terme fixé : ils partirent donc, M. Lewis heureux d’emmener son Agnès, et celle-ci avec un degré d’inquiétude sur son existence future, qui jusqu’alors n’était jamais entré dans sa pensée, et qui vint ajouter à sa douleur de se séparer de sa famille.