Traduction par Isabelle de Montolieu.
chez Arthus Bertrand (tome 1p. 1-21).

LUDOVICO,
OU
LE FILS
D’UN HOMME DE GÉNIE.


CHAPITRE PREMIER.

Croyez à ce que je vous dis, mistriss Lewis ; votre fils est un enfant plein de génie, un génie rare ; je vois cela, disait un amateur de peinture à la femme d’un peintre très-habile dont il était venu voir les ouvrages. M. Lewis n’était pas au logis ; son fils, jeune garçon de douze ans, dessinait avec attention à l’un des bouts de la table, et c’est en examinant ses esquisses que le gentil-homme se récriait sur son talent. Cet enfant était maigre et pâle à faire pitié, mais sa physionomie et ses traits annonçaient beaucoup d’intelligence : une douce rougeur anima ses joues et son regard lorsqu’il entendit la flatteuse observation et les éloges dont il était l’objet. L’amateur ne pouvait se lasser de regarder alternativement et les dessins et le jeune dessinateur ; il allait prédire encore qu’il serait un jour un génie rare, lorsque la mère l’arrêta par un regard où il put lire à-la-fois la crainte que la flatterie ne donnât de l’orgueil à son fils, et, ce qui le surprit davantage, une profonde tristesse du genre de ses éloges, et même une nuance d’effroi.

Je vous assure, monsieur, dit-elle avec vivacité, que vous vous trompez tout-à-fait ; mon fils n’a point de génie ; il a tout au plus quelque talent pour ce genre d’industrie et ce qu’il faut d’application pour la rendre profitable ; voilà tout ce qu’on peut dire de cet enfant.

— Vous le rabaissez trop, madame ; moi, je suis convaincu qu’il a réellement du génie, et qu’un jour ou l’autre on parlera de lui : vous ne devez pas éteindre son ardeur ni vous montrer trop sévère pour les écarts d’un esprit tel que le sien. N’exigez rien de lui ; il ira plus loin, inspiré seulement par son génie (ici un profond soupir s’échappa du sein de madame Lewis). M. H*** prit un des dessins qui étaient sur la table et l’examina encore. Celui, continua-t-il qui, à cet âge, a pu faire ceci, pourra bien certainement, dans quelques années, avoir des droits légitimes à tous les honneurs accordés au génie. La mère répondit à cette flatteuse prophétie par des larmes qui, retenues long-temps avec effort, coulèrent enfin malgré elle ; elle s’écria comme involontairement : « Dieu le préserve de les rechercher et d’y prétendre ! »

M. H*** fut touché de la voir aussi affectée ; mais il en conclut que c’était une femme faible, bornée, dont l’esprit rétréci, et l’obstination qui en est la suite ordinaire, arrêteraient les talens de son fils, éteindraient son génie. Au premier moment il avait eu meilleure opinion d’elle. La physionomie de madame Lewis était extrêmement intéressante, remarquable surtout par une expression de sensibilité, et par ce doux abattement qui indique à la-fois le malheur et la résignation. La première impression avait été en sa faveur ; mais là tendre compassion qu’elle avait inspirée se reporta toute entière sur ce pauvre enfant si pâle, si maigre, si appliqué à son travail. Son regard et ses essais annonçaient une imagination dont la faible mère comprimait l’essor. Elle n’entend rien au génie, pensait M. H*** en la quittant ; c’est un mot vide de sens pour elle, et qui l’effraye au lieu de la flatter. Elle préfère que ce pauvre petit garçon travaille sans relâche jusqu’à se rendre malade ; peu lui importe que ses ouvrages indiquent le génie ; qu’il en fasse beaucoup, c’est tout ce qu’elle demande. Quelle pitié qu’il ait une telle mère !

Il se trompait du tout au tout. Madame Lewis était non seulement la meilleure et la plus tendre des mères, mais aussi la plus éclairée ; elle était surtout remarquable par une force d’esprit qu’on ne trouve pas ordinairement chez les femmes, par un sentiment naturel de la perfection dans tous les genres, un goût fin et délicat qui, dans quelque position qu’on se trouve, touche de près au génie. Ce don précieux, cette flamme céleste est rarement accordée aux mortels ; c’est déjà beaucoup de savoir la sentir, et madame Lewis n’y était point étrangère ; mais elle avait pour le mot de génie, et la prétention d’en avoir, une aversion qui allait presque jusqu’à l’horreur, et qui sera justifiée par son histoire ; il était associé dans son esprit avec la vanité désordonnée, l’imprudence et la folie. Les uns, disait-elle, en font l’excuse de leurs caprices, d’autres de leurs erreurs, quelque-fois même de leurs vices, et presque toujours de leur ruine. Il n’est donc pas étonnant que ce mot appliqué à son fils chéri l’eût fait frémir ! Cet enfant, si faible en apparence, était son seul espoir, sa seule ressource, sa seule consolation. Il était élevé par elle avec une tendresse si complète et si parfaite, un amour maternel si judicieux, et il avait jusqu’alors si bien répondu à ses espérances, que tout ce qui allait en sens contraire de son système d’éducation devait lui causer une peine extrême. Ce système, aussi sage que simple, consistait principalement à suivre ce que la raison indique, ce que la conscience approuve et ce que la nécessité exige, sans se laisser jamais entraîner aux prestiges de l’imagination, dont la lumière vive et trompeuse égare si souvent ceux qui la suivent. Madame Lewis était convaincue que ce qu’on obtient de soi-même par une constante application, toujours assez difficile, conduit plus sûrement au but que des talens brillans et faciles ; elle redoutait même pour son fils une célébrité qui excite toujours l’amour-propre, éteint par conséquent la sensibilité, et éveille souvent des passions dangereuses. Ah ! pensait-elle en regardant son cher Ludovico, puisse-tu, mon enfant, n’être jamais cité pour la supériorité de tes talens, et l’être pour tes vertus, pour ta modestie, ton amour du travail, ta résignation aux maux qui sont le partage de l’humanité ! N’est-ce pas là le vrai bonheur d’un être appelé à de plus hautes destinées dans une meilleure vie ? Et lors même que tu n’obtiendrais ni considération ni richesses dans un monde où l’on vit si peu de temps, où ce qu’on appelle la gloire n’est que de la fumée, tu prépareras ton âme pour celui qui ne doit jamais finir, où le génie et les talens brillans céderont le pas aux vertus modestes, et seront comptés pour bien peu de chose. Nous allons donner sur la vie de cette femme intéressante quelques détails qui la feront connaître, ainsi que son mari et son fils.

M. Rumney, père de madame Lewis, était un ecclésiastique estimé, pasteur du village de New-Kirchdale, situé dans le pittoresque comté de Cumberland. Il avait épousé la fille d’un de ses voisins, excellente femme, élevée dans toute la simplicité qui convenait à son état. Elle lui avait donné cinq enfans, quatre fils, et une fille qui était l’aînée de cette nombreuse famille. Deux de ses frères, qui la suivaient immédiatement, moururent dans leur première jeunesse. Agnès devint alors le seul objet des soins de son père, qui lui donna toute l’instruction qu’il destinait à ses fils. Avant leur mort, elle se consacrait entièrement avec sa mère aux soins du ménage ; mais M. Rumney, privé de ses fils, ayant besoin, dans sa douleur, d’une utile distraction, et ses cadets étant encore au berceau, se fit à-la-fois un plaisir et un devoir d’instruire sa fille, chez laquelle il trouva les meilleures dispositions, beaucoup de facilité pour apprendre, et de mémoire pour retenir ce qu’elle apprenait. Mais en homme sage il se garda bien d’en abuser et de faire de son Agnès une femme savante, méprisant les utiles occupations de son sexe ; il borna ses instructions à ce qui pouvait, sans pédanterie, former son cœur et son esprit. La première fut celle de la sainte religion dont il était un des ministres. Agnès savait à-peu-près par cœur les quatre évangiles, la plupart des cantiques sacrés, et la liturgie de l’Église. Elle n’avait jamais lu de livres de controverse ; mais son père lui donna une connaissance suffisante des dogmes des différentes communions de la religion chrétienne, du respect pour toutes, et de l’amour pour celle de son pays. Elle avait lu avec fruit l’Histoire d’Angleterre, un abrégé de celle de France, celle des Juifs, qui se trouve liée avec les saintes Écritures, et assez de l’Histoire ancienne, grecque et romaine, pour pouvoir en parler avec son père lorsque l’occasion s’en présentait. Elle savait aussi presque par cœur les saisons de Thompson, et plusieurs morceaux choisis des poètes anglais les plus estimés. Trois volumes du Spectateur, tous les sermons de Tillotson, quelques-uns de Blair, quelques tragédies nationales de Schakespear, composaient toute sa bibliothèque : voilà quelle était l’érudition de la jeune Agnès Rumney, qui paraîtra bien mince aux esprits plus cultivés, mais qui cependant était fort au-dessus de la plupart de celle des filles de pasteurs de village.

Elle avait de plus une charmante voix, et beaucoup d’oreille et de goût naturel ; sans savoir la musique, elle chantait, et elle lisait avec un accent parfait, dont la douceur particulière allait au fond de l’âme. Son écriture était belle ; elle savait sa langue par principes, et n’était pas même tout-à-fait étrangère au latin, dont son père n’avait pu résister à lui donner quelques leçons. Elle savait assez de minéralogie, de botanique et d’histoire naturelle pour doubler le plaisir de ses promenades et prendre plus d’intérêt à tous les objets de la création. Elle avait surtout l’art de bien employer son temps et de n’en point perdre inutilement ; ses différentes études ne lui faisaient pas négliger son aiguille ni les soins du ménage. Elle était à la fois agréable à son père et utile à sa mère. Comme c’était presque toujours en causant familièrement avec elle, soit dans son cabinet, soit dans ses promenades, que M. Rumney lui communiquait ce qu’il savait lui-même, il n’était jamais entré dans l’esprit d’Agnès qu’elle fut plus instruite que les autres jeunes personnes ; ou quand elle en rencontrait de décidément ignorantes, elle les plaignait de n’avoir pas un père aussi complaisant que le sien ; ainsi elle était également à l’abri et de l’orgueil que donne la supériorité et de la jalousie de celle des autres. Au reste Agnès avait une simplicité naturelle si complète, qu’elle ne pensait jamais à son savoir, et ne cherchait ni à le montrer ni à le cacher. Dès son enfance, tout en elle indiquait beaucoup de force d’âme, jointe à une profonde sensibilité. Elle chérissait les frères qu’elle perdit ; avec qui elle était intimement liée par le rapprochement de leur âge et les jeux de leur enfance. Leur mort lui causa la plus vive douleur ; si jeune encore elle sut la modérer pour ne pas augmenter celle de ses parens, et fut leur consolation. Une parfaite solidité de caractère, la piété la plus fervente et la plus profonde, une vraie modestie, sans ombre d’affectation, rendaient Agnès aussi estimable qu’elle était aimable. Sa figure, sans avoir rien de frappant, était très-agréable, et ses yeux le miroir de son âme : enfin Agnès promettait d’être un jour la meilleure des femmes et des mères, comme elle était la plus intéressante des jeunes filles.

À l’époque dont nous parlons, ce n’était pas encore la mode de visiter, comme on l’a fait depuis, les beautés naturelles du Cumberland ; de temps en temps cependant quelques amateurs des sites pittoresques venaient y parcourir les lacs et les montagnes ; mais le village retiré où M. Rumney passait dans l’obscurité sa tranquille vie, était trop éloigné des objets de curiosité pour attirer les voyageurs. Il y avait cependant dans ses environs des points de vue très-remarquables ; mais ils étaient peu connus, et les simples habitans de New-Kirchdale ne savaient rien des lords, des ladys, des artistes, qui venaient admirer leur pays, que ce qu’ils en apprenaient par hasard les jours de marché ou de faire dans les bourgs de Servich et de Paterdale, où le bon pasteur et sa femme allaient de temps en temps faire quelques emplettes.

À la distance d’environ cinq milles du presbytère, était une assez belle terre appartenant à un gentilhomme très-riche ; mais il ne l’habitait que rarement dans la saison de la chasse. Il considérait et aimait le pasteur Rumney, et ne manquait jamais dans les occasions de lui apporter un présent de quelques livres nouveaux, qui étaient très-bien reçus, et de deux douzaines de bouteilles de bon vin, qui étaient soigneusement conservées pour en donner à ses paroissiens malades autant qu’il durait : à peine se permettait-il d’en goûter. Cet excellent homme était vraiment le père spirituel de ses paroissiens ; leur bien-être, leur union, leurs différens étaient son affaire essentielle. Il était secondé par sa digne et pieuse compagne, sans cesse occupée à ménager son simple superflu, pour trouver quelque chose à l’heure du besoin et pour soulager les malheureux. Son habileté en médecine venait au secours de leur ignorance ; et lorsqu’elle ne pouvait les guérir, sa bonté les consolait ; ses soins adoucissaient leurs maux : ainsi réciproquement ils partageaient leurs joies et leurs chagrins. Lorsqu’elle perdit ses deux fils, l’affliction de ces bons paysans fut telle qu’on aurait dit que la mort avait frappé tous les enfans du village. Quand la récolte de blé du pasteur manquait, chacun, jusqu’au plus pauvre, apportait une gerbe dans sa grange ; quand une de ses brebis périssait, chaque berger venait lui dire qu’une des siennes avait fait deux agneaux, pour avoir le prétexte de lui en offrir un.

Les habitans de cette partie de l’Angleterre jouissent d’un degré d’égalité dans leurs fortunes inconnu partout ailleurs, qui prévient à la fois et l’accumulation des propriétés, qui se rencontre si souvent dans d’autres parties de cette île, et l’extrême pauvreté, ainsi que le mal qui résulte de la bassesse qu’elle entraîne. Le sol de ce pays est presque entièrement possédé par des familles anciennes, mais sans titres, qui, étant propriétaires et non fermiers des domaines qu’elles cultivent, jouissent de toute l’indépendance des seigneurs terriers. Quoique ces propriétaires ne soient souvent pas plus riches que leurs fermiers, ils se qualifient eux-mêmes de gentilshommes ; le fils aîné est seul héritier de son père, et il n’est pas rare d’en trouver qui résident sur le domaine de leurs ancêtres de père en fils, depuis et même avant Guillaume le conquérant. Ils mettent leur orgueil à conserver autant qu’il leur est possible toutes les anciennes coutumes en usage chez leurs aïeux. Si le perfectionnement de l’esprit n’y gagne pas, le moral y trouve son compte. Les annales de fa mille transmettent ordinairement les plus beaux côtés des caractères ; le possesseur actuel est appelé à maintenir dans tout leur lustre la bonne-foi, l’intégrité, la disposition religieuse, les vertus sociales et domestiques attachées à son nom. Il s’accoutume de bonne heure à régler ses passions, pour être comme ses pères en exemple à ses enfans, à ses voisins ; et comme le bon sens naturel conduit l’homme à considérer ce qui peut lui être le plus avantageux dans le progrès de la civilisation, il est à présumer que dans le Cumberland et le Westmorland les gens aisés ont la sagesse de ne pas rejeter les nouveaux usages lorsqu’ils peuvent leur être utiles, et que, sans abandonner les pratiques du temps passé, ils y joignent ce qu’il y a de mieux dans l’esprit du siècle. Mais ce qu’ils conservent avec le plus de soin, ce sont les habitudes religieuses. Dans chaque famille la sainte Bible est lue tous les jours par le chef de la maison, qui l’explique et la commente : tous prennent le desir de l’instruction, et de connaître au moins quelque chose de l’histoire des peuples dont il est question dans les saintes Ecritures ainsi que celle de leur pays Le goût, le talent de la poésie est naturel aussi aux habitans d’une contrée si sublime et si pittoresque, qui leur inspire des idées de beauté, de terreur, d’intérêt national, d’exaltation même ; et c’est ce qui constitue l’essence de la poésie, exerce l’imagination sans corrompre le cœur, et fait de la contemplation de la nature un des plus grands. charmes de la vie.

Nous ne demandons pas excuse à nos lecteurs de cette digression sur une peuplade intéressante et peu connue. Les voyageurs qui viennent admirer les sites remarquables du Cumberland seront bien aises de savoir que les habitans sont dignes aussi de leur attention ; et ceux qui n’y vont pas penseront avec plaisir qu’il existe une société de gens presque tous bons, simples et vertueux ; notre Agnès, qui en fait partie, les intéressera davantage encore. Nous allons revenir à elle et ne plus la quitter.