Traduction par Isabelle de Montolieu.
chez Arthus Bertrand (tome 2p. 135-151).

CHAPITRE XV.

Tout en causant, ils arrivèrent dans le quartier où demeurait M. Lewis. Dermot se faisait une grande joie de voir l’homme habile qui avait fait le beau tableau d’Irlande, et de se vanter de ses soins ; mais Ludovico le pria de suspendre son impatience, et d’entrer un instant avec lui dans la boutique du faiseur de cadres, devant laquelle ils passaient. Il voulait lui payer celui qui était vendu, et lui rendre l’autre. L’artisan fut si content de l’exactitude du jeune Lewis, et de la vente si prompte de l’un de ses cadres, qu’il lui offrit de laisser l’autre au tableau non vendu, et de l’exposer dans son magasin, où il venait beaucoup d’amateurs. Ludovico le remercia, et y consentit avec plaisir. Ils n’étaient pas loin de chez lui, et ils y furent bientôt. Le cœur de Ludovico nageait dans la joie en pensant qu’il rapportait à son père de quoi payer l’imprimeur, à peu de chose près. M. Lewis, qui commençait à s’inquiéter de sa longue absence, le reçut avec ravissement, même avant de savoir ses succès. Ludovico lui présenta Dermot, et le pauvre Alfred éprouva encore un grand plaisir des éloges naïfs donnés à son grand tableau, mêlés cependant de regrets, quand Dermot l’assura que son maître ne l’aurait pas cédé pour cinq cents pièces. Quel bien aurait fait une telle somme à ma famille, pensait-il ! Et il regretrait qu’on l’eut vendu pour cent, sans penser que M. Giffort ne voulait s’en défaire pour aucun prix, mais n’en aurait pas donné cette somme.

Pendant que Dermot parlait à son père, Ludovico cherchait son meilleur dessin de sa mère et de sa sœur, pour madame Villars ; et pour prouver aux jeunes miss Villars qu’il n’avait pas de rancune de leurs éclats de rire, il y joignit pour elles, deux de ses plus jolis dessins de jeux d’enfans, et remit le tout à Dermot. La bonne vente du petit tableau, et la visite de Dermot, remontèrent un instant le pauvre Lewis. Il essaya de se remettre à l’ouvrage ; mais sa toux, qui devenait toujours plus forte et continuelle, et sa faiblesse, ne lui permirent pas de travailler long-temps. Ludovico ne pensa plus au plaisir de ses succès, quand il vit le triste état de son père. Le cruel mot de Sinister : Il est si exténué qu’il ne peut aller loin, lui revenait sans cesse à à l’esprit. Il ne pouvait se résoudre à le quitter un instant.

Agnès aussi perdait peu à peu toute espérance. Quoique son marine voulût pas convenir qu’il fût très-malade, et qu’il assurât que ce n était qu’un rhume, suite de la nuit où il avait été si mouillé, elle voyait clairement que son mal faisait des progrès rapides. Après quelques jours d’anxiété, incapable de la supporter plus long-temps, elle demanda l’avis d’un médecin. Hélas ! il confirma toutes ses craintes. Après avoir examiné le malade avec la plus grande attention, il lui ordonna quelques palliatifs ; puis il prit à part la compagne désolée du pauvre Lewis, et lui déclara que tout remède serait inutile ; que la poitrine de son mari était tellement attaquée, et sa fièvre si ardente, qu’à moins d’un miracle dont il ne fallait pas se flatter, il était en chemin de prendre la consomption galopante.

Agnès au désespoir, eut encore la cruelle tâche de le renfermer en elle-même, et de cacher cet arrêt, non-seulement au malade, mais à son fils qui le soignait avec un zèle infatigable, que le chagrin aurait pu lui ôter. Le lendemain de la visite du docteur, Alfred eut celle de deux gentilshommes, très-bons amateurs de peinture. D’après la recommandation du général et le tableau qu’ils avaient vu chez lui, ils venaient en commander deux du même genre. Alfred eut beaucoup de plaisir à causer avec eux. Cet entretient ranima momentanément son énergie, au point qu’il leur promit de travailler pour eux, s’ils ne voulaient pas trop le presser. Mais ils sortirent convaincus qu’il n’acheverait pas cet ouvrage. En effet, après quelques pénibles essais, il se vit obligé de discontinuer son travail. De jour en jour ses forces déclinaient. Il pouvait encore combiner quelques instans le plan d’un tableau, et ces belles images de la création, qui avaient occupé son esprit pendant tant d’années ; mais bientôt la faiblesse de sa tête dispersait toutes ses idées. Sa main, sèche et brûlante, ne pouvait plus soutenir le pinceau ; ses yeux, qui naguère cherchaient la belle nature jusque dans ses moindres détails pour les rendre sur la toile, ne voyaient plus que confusément les objets. Le pauvre Lewis succombait sous ce mal si prompt, si destructeur, et qui fait tant de victimes en Angleterre.

Agnès passait auprès de son mari. des jours bien tristes, suivis de nuits sans repos. Quelquefois elle se laissait aller à l’illusion du malade, qui ne se doutait pas encore du danger de son état. Elle essayait alors chaque moyen de le soulager. Enfin le mal fit des progrès si rapides, que la dernière lueur d’espoir s’évanouit, et qu’elle se vit condamnée à remplacer cet espoir trompeur par un courage qui ne l’abandonna pas un instant, car il avait sa source dans la religion et la foi, qui l’assuraient que celui qu’elle avait tant aimé, allait acquérir une immortalité bienheureuse, et bien préférable à celle que sa folle vanité avait poursuivie ici-bas. Elle ne chercha plus qu’à préparer doucement l’ame de son Alfred à ce passage. Elle invoqua avec ardeur le secours de Dieu pour y pénétrer efficacement ; et elle eut l’inexprimable satisfaction d’y réussir. Guidé par cette femme vraiment angélique, Lewis eut un profond repentir de ses erreurs. Adouci par l’entière confiance qu’il serait accepté par un Dieu miséricordieux, il reconnut avec candeur et humilité qu’il s’était égaré dans une mauvaise route, et qu’il devait tous ses malheurs à son imprudence et à cet orgueil, qu’il qualifiait du beau nom de génie, dont il reconnaissait maintenant l’insuffisance et le néant. Agnès ou son fils, à sa prière, lui lisaient les saints Évangiles, trop long-temps négligés, et il y trouvait l’assurance de son pardon, par les mérites de notre Sauveur ; et le doux espoir d’un bonheur éternel rendait à son ame abattue toute sa sérénité. Toutes ses conversations avec Laudovico tendaient à l’affermir dans les bons principes qu’il avait reçus de sa mère ; à lui éviter les erreurs dans lesquelles il était tombé ; à lui recommander sa chère et vertueuse compagne et sa jeune sœur. Les seuls momens pénibles qui lui restaient encore, étaient lorsqu’il pensait au dénûment où il allait laisser ces trois êtres si chéris ; sans argent, et ayant encore des dettes que sa maladie augmentait. Agnès, dans ces occasions, faisait tout ce qui dépendait d’elle pour le rassurer et tranquilliser son esprit. Elle le suppliait d’écarter toutes ces pénibles craintes, de penser qu’il les laissait sous la protection du Tout-Puissant. Elle lui disait sa ferme résolution de trouver les moyens de liquider complètement ses dettes, et de ne pas souffrir qu’aucun déshonheur flétrît sa mémoire. Et cette assurance lui donna le plus sincère plaisir dont il fût capable de jouir, quoiqu’il se lamentât beaucoup des peines que ce soin coûterait à la pauvre Agnès.

Ces conversations ne manquaient jamais de lui faire faire un effort pour aller se placer devant son chevalet. Quelquefois il traçait encore une belle esquisse ; il produisait un bel effet de couleur. Mais long-temps avant que rien fût achevé, un nuage obscurcissait sa vue ; la palette échappait à sa main tremblante, et il tombait à demi-évanoui sur le sein de sa fidèle compagne, qui ne le quittait pas une minute.

Un soir qu’il était penché sur son lit, soutenu par son Agnès, et plus faible encore qu’à l’ordinaire, on frappa à la porte. Ludovico courut ouvrir ; c’était le faiseur de cadres, chez qui il avait laissé en dépôt le tableau qu’il avait rapporté de chez le général Villars. Il l’avait vendu la veille, et leur apportait seize guinées, prix que Ludovico avait fixé. Ils étaient bien près de n’avoir plus rien du tout. Agnès regarda ce secours inespéré comme un don de la Providence ; mais son mari, à qui elle avait caché l’excès de leur dénûment, et qui voyait qu’il ne lui manquait rien de ce qui pouvait le soulager, croyait que sa femme avait quelque chose en réserve. Il bénit aussi le ciel de pouvoir, avant de mourir, acquitter encore quelques dettes avec son ouvrage. Il trouva la force de se lever, et de partager cette somme pour l’envoyer, le lendemain, à différens créanciers. Il était actuellement aussi empressé de s’acquitter, et de mettre de l’ordre dans ses affaires, qu’il s’en. souciait peu avant d’avoir sérieusement réfléchi. Combien ces objets paraissent différens lorsqu’on se voit près de paraitre devant le redoutable tribunal qui nous demandera compte des talens qui nous furent donnés, pour en faire un bon usage, et non pour nourrir notre vanité ; qui nous jugera, non-seulement sur le mal que nous avons fait, mais sur le bien que nous aurions pu faire.

Ces réflexions et ce qu’il venait de toucher pour un seul tableau, l’amenèrent à considérer la folie de sa conduite, quand malgré les prières de sa femme et les larmes de son enfant, il s’était assujéti lui-même à l’avide Sinister. Il voyait clairement que cet homme intéressé et de mauvaise foi, avait profité de son malheur pour s’enrichir à ses dépens. Il était convaincu, avec raison, qu’après sa mort il vendrait vingt, trente guinées, et peut-être davantage, les peintures dont il ne lui avait donné que deux guinées, toujours mangées à l’avance. Ainsi sa pauvre famille se voyait privée de l’héritage qu’il aurait pu lui laisser comme un legs de son génie. Cette idée cruelle réveilla ses remords avec tant de force, qu’il se trouva beaucoup plus mal. Ses joues qui avaient conservé des couleurs, symptômes de sa maladie, devinrent d’une pâleur mortelle. Il tendit ses bras défaillans à son fils, en balbutiant : Ludovico ! pardonne, pardonne à ton malheureux père. Il ne te laisse que le souvenir de ses folies, pour t’en garantir à jamais. Le pauvre enfant, à ces paroles si touchantes, tomba aux genoux de son père expirant, et couvrait de baiser et de larmes ses mains déjà glacées, pendant que sa femme soutenait sa tête contre elle, essuyait la sueur froide qui couvrait son front et pressait ses lèvres contre celles de son Alfred, qui ne pouvait déjà plus lui rendre ce tendre et touchant adieu. Il le sentit cependant ; et rassemblant encore ce qui lui restait de force, il la bénit ainsi que ses deux enfans agenouillés à côté de lui. Adieu, mon Agnès, lui dit-il si faiblement qu’à peine pouvait-elle l’entendre, adieu, la meilleure, la plus généreuse, la plus indulgente des compagnes que le ciel ait jamais accordées à un mortel. Que tes prières et tes vertus m’obtiennent l’entrée du paradis où je vais l’attendre. Et toi, mon enfant chéri, toi si digne de ta mère, toi ma couronne et ma gloire, reçois la bénédiction de ton père mourant ! Tu seras le soutien et la consolation de ta mère, l’appui de ma pauvre petite Constantine. Je te laisse le soin de réparer tous mes torts… Ici sa voix faillit tout à fait. Il joignit ses mains et leva ses regards au ciel en silencieuse prière. Au bout de quelques minutes, il s’écria avec plus de force : Père des hommes, Dieu tout-puissant, tout miséricordieux, toi de qui j’avais tant reçu et à qui j’ai rendu si peu, pardonne-moi, pour l’amour de mon Sauveur, pour les anges qui m’entourent à ma dernière heure. À peine ces mots étaient-ils prononcés, que sa tête retomba de tout son poids sur le sein d’Agnès. Alfred n’existait plus !

Ludovico n’eût pas la force de contenir plus long-temps sa douleur ; elle éclata en sanglots déchirans. Il prit dans ses bras, sa petite sœur qui pleurait aussi amèrement, et courut avec elle dans ceux de leur mère. Trop saisie pour pouvoir pleurer, il lui semblait qu’elle allait suivre au tombeau le compagnon de sa vie ; mais les larmes de Ludovico, les cris de Constantine la rappelèrent à l’existence. Elle sentit qu’il lui restait encore des devoirs à remplir et deux êtres à chérir. Avec l’aide de son fils, elle plaça sur sa couche celui qui les avait quittés pour jamais. Constantine voulut être couchée près de lui, et, fatiguée de ses pleurs, s’endormit. Malgré les prières de Ludovico, Agnès ne voulut pas se coucher, et consentit que son fils restât près d’elle cette première nuit d’une douleur également sentie par la veuve et l’orphelin.

Ainsi mourut Alfred Lewis, dans la force de l’âge, dans la perfection de ses talens. Il ne fut adonné à aucun vice ; son cœur était bon et sensible ; il eut été capable de toutes les vertus. S’il avait eu moins d’orgueil et plus de raison, il aurait pu être riche, indépendant, heureux mąri, heureux père. Il aurait honoré son pays pendant une vie longue et fortunée, s’il avait moins compté sur le pouvoir de son génie.