Traduction par Isabelle de Montolieu.
chez Arthus Bertrand (tome 2p. 68-110).

CHAPITRE XIII.

Quand le brocanteur de tableaux, M. Sinister, apprit que M. Lewis devait une forte somme à son imprimeur, il n’en devint que plus pressant pour faire exécuter au peintre l’arrangement fait avec lui ; et quand les six mois furent expirés, Sinister redevait à peine dix pièces au malheureux artiste, qui en devait au moins le double à l’imprimeur, sans parler d’autres petites dettes contractées pour son existence et celle de sa famille, d’autant plus qu’ils n’avaient rien gagné ni les uns ni les autres pendant qu’il corrigeait son poëme, et le faisait copier. On peut facilement supposer qu’un désapointement tel que celui qu’il avait éprouvé, devait avoir affecté cruellement un esprit sujet à se laisser aller à toutes les impulsions. Sa santé en avait souffert autant que son moral. Il était faible, abattu, hors d’état de se remettre à l’ouvrage ; et il prit insensiblement l’habitude d’aller passer plusieurs heures de la journée dans un café voisin, mais non pour boire ou pour jouer, il n’aimait ni l’un ni l’autre. Sa délicatesse naturelle, un vif sentiment de ses devoirs le préservaient de ce danger qu’Agnès ne redoutait pas pour lui. Elle était plutôt bien aise que dans son état de faiblesse, il eût occasion de boire de temps en temps un verre de vin, car il n’en paraissait jamais sur leur table. Mais M. Lewis ne savait pas se tenir dans un juste milieu ; il usa et il abusa tellement de la permission, qu’il passait ses journées entières au café, et n’en sortait pas toujours aussi à jeu qu’il y était entré. Alors pour la première fois de sa vie, sa soumise compagne se permit de tendres remontrances sur la double crainte qu’il ne prit peu à peu la pernicieuse habitude de s’enivrer, et plus sûrement encore celle de l’oisiveté. Elle lui parla, à dessein, devant Ludovico. Cet enfant aimait tellement son père, qu’il aurait pu facilement être entraîné à le suivre et à l’imiter, et les douces représentations d’Agnès pouvaient le retenir. La sensibilité de Ludovico la seconda mieux qu’elle me l’avait espéré. Il se jeta en pleurant, au cou de son père, et lui dit seulement : Bon papa, reste avec nous, qui t’aimons tant ! nous sommes si tristes et si malheureux quand tu nous quittes ! Il n’en fallut pas davantage ; M. Lewis, ému à l’excès, serra sa femme et ses enfans dans ses bras ; et toujours extrême dans ses déterminations, plutôt par une suite de la violence de son caractère, que par une sage fermeté, il résolut de ne plus entrer de sa vie dans aucune maison publique, et de rester à travailler chez lui, pourvu qu’il y vit des visages contens et satisfaits. « C’est pour vous seuls, leur dit-il, que je m’afflige de notre situation ; ce sont vos peines dont je ne puis supporter d’être témoin ; mais avec du courage et de la gaîté, nous par viendrons, j’espère, à les éloigner, et je vous promets de ne plus vous quitter. » Agnès et son fils s’engagèrent de leur côté à faire tout ce qui dépendrait d’eux pour lui rendre sa retraite agréable. Madame Lewis sentit que c’était son devoir de soutenir un mai qui, sans balancer un seul instant, consentait à ce qu’elle exigeait de lui, et abandonnait les distractions qu’il trouvait hors de chez lui. Pour lui procurer un peu de vin à ses repas, et une meilleure nourriture, elle travailla au-delà de ses forces, passant souvent les nuits à l’ouvrage, pendant que ses deux enfans et son mari dormaient. Dès qu’ils étaient reveillés, ils travaillaient aussi de tout leur pouvoir ; Constantine cousait avec sa mère ; Ludovico faisait ses dessins, qu’il vendait toujours assez bien à son marchand ; mais malgré tous ses efforts pour se surmonter, il se sentait quelquefois près de succomber au chagrin, lorsqu’il voyait au travers de leur sourire, les traces de la maladie sur le visage pâle et abattu de ses bien-aimés parens. Sa petite sœur, qu’il aimait passionnément, livrée à un travail assidu et même assez pénible pour ses petits doigts, au lieu de jouir des plaisirs et du mouvement de son âge ; des créanciers à leur porte, et pour unique ami et protecteur, celui dont l’insidieuse assistance perpétuait la misère qu’il affectait de soulager.

Pendant assez long-temps, cependant, M. Lewis se défendit d’avoir recours à M. Sinister. Il jouissait, disait-il, de ne plus peindre comme un esclave et pour un vil prix ; et en effet ses ouvrages se ressentaient de sa liberté. Il s’était surpassé lui-même dans deux tableaux de sites du Cumberland, faits d’après ses esquisses, et les doux souvenirs qui animaient son pinceau. Ces deux morceaux étaient pleins de talent et de vie. Regarde disait-il à sa femme, voilà cette colline où tu me menas le lendemain de nos noces ; voilà dans le lointain ce lac que tu aimais tant à contempler ; voilà ces hameaux que tu me nommais ; voilà cette chaumière si pittoresque, au coin du bois et sur le bord d’un ruisseau ; voilà le clocher de l’église de ton père, et tout près le presbytère où tu reçus la vie, où ton Alfred reçut ton cœur et ta foi ; voilà… Il fut interrompu par les sanglots de son Agnès. Ces larmes sont de bonheur, se hâta-t-elle de dire dès qu’elle put parler. Oh mon Alfred !… Elle allait ajouter : Ne vends pas, ne vends jamais ces précieux tableaux ; mais un regard jeté sur l’habit presque tout à fait usé de son mari, arrêta ce mot sur ses lèvres. Ils sont charmans, ces tableaux, lui dit-elle. Si quelque connaisseur pouvait les voir, tu en retirerais, je crois, beaucoup d’argent. M. Lewis soupira en silence ; il avait eu, comme elle, le désir de les garder, et ne l’avait pas encore réprimé. Il reprit son pinceau, et pendant qu’Agnès travaillait, il plaça sous un arbre au-dessus de la colline une figure d’homme et une de femme les bras entrelacés, et regardant le paysage, et dans le sentier qui conduisait au village, un ecclésiastique un livre à la main. Il appela de nouveau Agnès : Sinister n’aura pas ceux-là, lui dit-il, ni personne, s’il m’est possible. Hélas ! il avait raison d’ajouter : s’il m’est possible. Chaque jour la misère de cette famille s’augmentait, et les persécutions de l’imprimeur pour être payé devenaient plus vives. C’était réellement un homme très-pauvre et que la nécessité y obligeait. Ses plaintes de ne pouvoir obtenir son argent éclatèrent dans le voisinage, et révélèrent aux autres créanciers le triste état des affaires du pauvre Lewis : ainsi plusieurs circonstances se combinaient pour l’écraser. Chacune en elle-même était peu de chose ; mais réunies, elles formaient, comme dit le sage fils de Sirack, une armée de sauterelles, petit ennemi qui détruit tout un pays.

Il arriva un jour que l’imprimeur vint en grande détresse solliciter son paiement. La famille était au moment de son dîner. Mad. Lewis avait placé une bouteille de vin devant son mari. Après avoir demandé en grâce au pauvre imprimeur encore quelque temps de patience, M. Lewis le pressa obligeamment de boire un verre de vin avec lui ; mais l’imprimeur était mal disposé pour l’accepter. La vue d’une jouissance qu’il ne se permettait pas à lui-même, chez un homme qui lui devait et ne pouvait pas le payer, l’offensa plus encore que les excuses de M. Lewis. Il sortit en fureur, jurant qu’il voulait être payé jusqu’au dernier sou, ou bien qu’il saurait se venger d’un paresseux, d’un ivrogne, qui, pourvu qu’il eût de bon vin sur sa table, s’embarrassait peu si ceux qui travaillaient pour lui avaient de quoi manger. Ces dures paroles ne furent entendues que d’Agnès, qui dressait son frugal diner à la cuisine, et qui l’entendit jurer leur ruine en descendant l’escalier. Elle déplora qu’un seul verre de vin offert par son mari, faible, malade, harrassé de travail lui eut fait un ennemi ; mais elle ne put s’empêcher de se rappeler le temps où, n’ayant pas un schilling en réserve, il offrait bien plus d’un verre et d’une bouteille aux visiteurs, pour lesquels il dépensait ainsi le produit de sa peine, sa propre subsistance, et qui le détournaient de son travail. Mon Lewis, pensait-elle douloureusement, a le cœur d’un gentil-homme. Il aime à être honnête, à partager avec ses amis tout ce qu’il possède… et même ce qu’il ne possède pas, ajoutait la sagesse. Malgré son ardent désir de l’excuser, elle ne pouvait s’empêcher de penser que le premier devoir d’un homme et d’un père de famille, est de pourvoir aux besoins de ses enfans plutôt qu’à ses fantaisies et à sa générosité, mais elle s’arrêta peu sur les torts de Lewis. Elle-même n’avait-elle pas aussi à se reprocher trop de complaisance, de n’avoir pas assez usé de son ascendant sur un mari qui l’adorait encore, et qui venait de lui prouver qu’il ne lui aurait rien refusé. Mais combien n’étaient-ils pas punis sévèrement tous les deux de leur négligence ! Au mal présent se joignait actuellement la crainte des menaces de leur créancier. Elle ne savait comment en avertir son mari, ni comment le préserver du danger. Cela fut bientôt hors de son pouvoir. La vengeance de la colère est toujours prompte ; et dans la même soirée Ludovico découvrit qu’un exempt sur veillait leur maison. Son père était allé chez Sinister, dans l’espoir d’en obtenir quelque argent pour faire prendre patience à l’imprimeur. Agnès lui dépêcha son fils pour l’informer de cette circonstance, et le supplier de ne rentrer chez lui que lorsque la nuit lui permettait de traverser les mues en sûreté.

Pour tenter le brocanteur de lui faire une avance un peu considérable, M. Lewis avait pris ses deux charmantes vues du Cumberland, que la veille encore il jurait de ne jamais vendre. Agnès elle-même malgré le prix qu’elle y attachait, l’avait conjuré de s’en défaire pour payer l’imprimeur, mais nоn pas au-dessous de leur valeur. Si nister qui connaissait très-bien leur mérite, convaincu que le peintre ne venait à lui que dans le plus grand besoin, voulait en profiter, et lui offrait un prix qu’il savait en sa conscience être à peine le quart de ce que valait un seul de ces tableaux. M. Lewis résistait, lorsque Ludovico entra. Sinister vit d’abord sur la physionomie du jeune homme qu’il apportait de mauvaises nouvelles. Il se retira pour le laisser parler à son père, mais pas si loin qu’il ne pût entendre quelques mots ; et la contenance alarmée du pauvre Lewis en écoutant son fils, lui apprit ce qui en était. C’est le moment, pensa-t-il d’avoir ces tableaux presque pour rien. Il lui faut de l’argent pour partir ; si seulement je ne lui avais offert que quatre guinées au lieu de huit ! Mais il ne pouvait en revenir, et renouvela son offre, en assurant que c’était beaucoup trop, mais qu’il avait pitié de la situation de M. Lewis. Ce dernier était en effet si effrayé d’être encore menacé de la perte de sa liberté, qu’il était incapable de conclure aucun marché, et ne songeait qu’à fuir au plus vite. Terminez avec mon fils, put-il seulement articuler, j’approuve tout ce qu’il fera ; et sortant promptement de la boutique il prit le chemin qui le menait le plus loin de son logement, craignant que l’exempt n’eût suivi Ludovico, d’autant plus qu’on savait que ses affaires l’appelaient souvent dans le quartier où il se trouvait alors.

Les gens rusés se trompent souvent, et c’est ce qui arriva cette fois à M. Sinister. Il fut charmé d’avoir affaire à cet enfant de treize ans dont il aurait sans doute bon marché, et retirant deux des huit guinées qu’il tenait dans la main, il en étala six devant Ludovico : « Voilà de l’or, jeune homme, que j’allais donner à votre père ; le ciel sait si je le reverrai jamais (mon or, s’entend), reprit-il, en voyant pâlir Ludovico qui croyait qu’il parlait de son père. Le ciel sait, veux-je dire, si je trouverai à placer ces tableaux ! j’ai encore tous les précédens ; personne n’en veut. Je vous donne deux guinées de plus de ceux-ci ; je crois que je suis raisonnable, et que vous devez être content. »

Au moment où Ludovico était entré, il avait entendu son père qui disait au brocanteur : « Vous ne pouvez pas vous imaginer, M. Sinister, que je vous céderai deux tableaux tels que ceux-ci, pour les huit guinées que vous m’offrez. » Il était donc certain que huit guinées avaient été offertes ; et cette circonstance lui prouva que son père n’avait pas renouvelé son fatal engagement avec M. Sinister, de lui céder tous ses tableaux pour deux lonis ; il en avait tremblé lorsqu’il y était allé. Il savait que l’orgueil ou la noble fierté de son père était telle qu’il ne pouvait supporter la pensée de chercher des acheteurs pour ses ouvrages, ou même de demander des secours. Il souffrait moins en concluant un mauvais marché. Ludovica voyait que Sinister était capable de tout pour tirer parti de ce sentiment de délicatesse, inhérent aux caractères relevés, ou par la naissance on par l’éducation, et qui était aussi vif chez lui que chez son père. Mais il y joignait un sentiment de ses devoirs tout aussi puissant, et cette rectitude de principes, cette intégrité qui constitue la véritable vertu. Il mettait son orgueil à ne rien faire perdre à leurs créanciers, à n’être pas dupe d’un fripon, à répondre à la confiance de son père, et à tenter au moins quelque chose pour le tirer de cette crise. Il avait vu sa mère surmonter la timidité de son sexe, et ses habitudes de réclusion, pour combattre le malheur et tâcher d’être utile à son mari, lorsqu’elle. était allée, quoiqu’avec une extrême. répugnance, offrir le poëme de M. Lewis, de libraire en libraire, partout rebutée, et ne se rebutant point. Je ferai de même avec ces tableaux, pensait-il ; j’irai les présenter jusqu’à ce que j’en tire assez pour libérer mon père. Il m’en coûtera beaucoup aussi ; mais ce que ma mère a fait, je puis et je dois le faire, moi qui suis un homme.

Pendant qu’il réfléchissait à cela en gardant le silence, Sinister, sa lorgnette à la main, admirait, en gardant aussi le silence, les tableaux qu’il envisageait déjà comme lui appartenant, et il calculait en lui-même le gain immense qu’il ferait, lorsque Ludovico les saisissant, les plaça sous son bras, et lui dit avec fermeté : Non, Monsieur, si vous ne voulez donner que six guinées de ces tableaux, je les remporte, et je tâcherai de les placer mieux ailleurs. J’ai entendu mon père refuser de vous les laisser pour huit guinées, et je répondrais bien mal à sa confiance, si je me permettais de vous les laisser à moins. Adieu donc, M. Sinister. En disant cela il se retira avec l’air très-décidé d’agir comme il parlait.

Attendez, attendez donc, jeune homme, revenez, remettez-là les tableaux. Ai-je dit huit guinées à votre père ?… Eh bien ! à la bonne heure ! Si j’ai dit huit, j’en donnerai huit, dit le brocanteur ; je l’avais oublié.

Mais j’ai entendu mon père refuser ces huit guinées, dit Ludovico, ainsi je ne puis les prendre.

Venez, venez, mon enfant, ne soyez pas insensé ! Tenez, voilà les huit guinées. Je ne marchande pas, comme vous le voyez. Votre père est dans la détresse. Mes oreilles, petit bon-homme, sont aussi bonnes que les vôtres. Je connais très-bien votre situation ; votre père est sur le point d’être arrêté ; et cette somme lui donnera la facilité de s’échapper et de se mettre en sûreté. Ce n’est pas le tout, enfant ; je m’intéresse à lui. Quand il sera loin, je veux rétablir ses affaires. Nous le tiendrons caché quelque part jusqu’à ce que j’aie engagé ses créanciers à signer un arrangement. Cela fait, il pourra hardiment reparaitre ; et je l’emploierai comme je l’ai déjà fait. Si mon offre ne vous prouve pas que je suis votre véritable ami, rien ne le fera ; et vous êtes un fou ou un imbécile si vous le refusez.

Je ne sais pas si j’entends bien, dit Ludovico. Voulez-vous dire que mon père sera dispensé de payer ses dettes ?

Non, non, pas tout à fait ; il paiera une bagatelle. Nous ferons une vente de ses esquisses, de ses livres, de ses meubles, de ses habits, enfin du peu qu’il possède. Pour vous obliger, je les prendrai moi-même à une juste estimation. Je répartirai l’argent qui en proviendra entre les créanciers ; et comme ils ne le tiendront pas leur débiteur, et qu’ils perdraient tout, il n’y a aucun doute qu’ils n’acceptent et ne signent une quittance de la dette entière ; alors votre père sera libre, et ce qu’il gagnera sera à lui. C’est de cette manière que les affaires de Morland ont été arrangées. Il devait à chien et à chat, le pauvre homme ! au moyen de quelques semaines de retraite, et de la vente de son vieux mobilier, il ne doit plus rien à personne, et se trouve fort heureux. Comprenez-vous, mon garçon ? Mais votre père me promettra de nouveau de ne travailler que pour moi. Comprenez-vous ?

Oui, oui, je comprends, s’écria Ludovico ; et des larmes d’indignation remplissaient ses yeux. Je comprends que vous voudriez faire de mon pauvre père un voleur et un esclave, mais vous n’en viendrez pas à bout. Jamais, jamais il ne consentira à ce que vous appelez un arrangement, qui n’est qu’une infâme coquinerie. Ma mère n’y consentirait jamais, quand même mon père partirait, ni moi non plus, je vous assure ; jamais, jamais ! Ainsi nous travaillerons jour et nuit ; nous supplierons nos créanciers de prendre patience ; nous vivrons de pain et d’eau, rien que de cela ; tout le reste de notre gain sera pour eux ; je le leur porterai à mesure ; et nous viendrons ainsi à bout de payer tout ce que nous devons jusqu’à une obole, pourvu qu’on nous donne du temps. J’en suis sûr, nous paierons tout.

Belles paroles, beau projet ! dit Sinister en levant les épaules. Pendant que votre mère et votre sœur tireront l’aiguille pour deux pences, et que vous dessinerez pour un schilling, vous aurez la satisfaction de voir votre père pincé quelque jour ; car je le connais, il ne sera pas long-temps sans s’exposer à tout pour revoir sa femme et ses enfans. Eh bien ! à la bonne heure ! cela ne sera pas long. Il est déjà si exténué ; il succombera bientôt au mauvais air des prisons, et alors toutes ses dettes seront payées. Peut-être avez-vous raison, jeune homme ; vous calculez mieux que moi cette fois. Sinister était adroit et touchait la corde sensible. Ludovico éclata en sanglots ; et s’il avait pu parler c’eût été pour dire : « Sauvez mon père à tout prix ! » mais ses larmes l’étouffaient.

Venez, venez, pauvre enfant, dit Sinister d’un ton de compassion ; je ne puis vous voir dans cet état, cela me fait mal tenez, je veux ajouter encore une guinée à ces huit comme un cadeau pour vous. Vous êtes un gentil garçon, un bon enfant, je veux vous encourager, en achetant quelques uns de vos dessins ; et quand vos affaires seront rétablies, comme je vous le conseille, j’ai dans l’esprit de vous employer aussi.

Rétablies ! disait Ludovico en lui-même ; et chaque sentiment, chaque principe gravé dans son ame se révoltait à ces paroles. Mais, que faire ? leur détresse était si grande ! L’idée de sou père chéri languissant et mourant dans une prison était si affreuse ! Les neufs guinées étalées devant lui le tentaient vivement, quoique certain que les tableaux valaient deux fois cette somme, même pour un revendeur, Mais où trouver à l’instant quelqu’un qui voulût les acheter et les payer à leur valeur ? neuf guinées lui paraissaient une bien grande somme, avec laquelle on pourrait peut-être faire prendre patience à l’imprimeur ; il ne savait que faire. Avec un cœur oppressé et palpitant, il s’adressa avec ferveur au ciel, et pria le Tout-Puissant de le guider. Pendant qu’il faisait avec ardeur sa prière intérieure, deux hommes entrèrent dans le magasin. Ils avaient la tournure de domestiques, et paraissaient chargés d’une commis sion de leur maître pour Sinister. Celui-ci saisit cette occasion de hâter la décision de Ludovico ; il tira les neuf guinées et les secouant dans sa main, il lui dit : Eh bien ! mon petit Lewis, ces guinées vont-elles passer de ma poche dans la vôtre ? oui ou non, s’il vous plaît ; vous voyez que j’ai des affaires. Me laissez-vous les tableaux ? Ludovico les posa sur la table avec un profond soupir, et les retenant encore, il ne répondit rien, tout en lui exprimant l’irrésolution…

— Ciel et terre ! s’écria un des deux hommes avec l’accent irlandais, vous vous appelez Lewis et vous vendez des peintures ! D’abord, dites-moi si vous êtes le fils, le cousin, ou quelque autre chose d’un M. Alfred Lewis qui vend aussi des tableaux.

— C’est mon père, s’écria Ludovico ; bon Dieu ! Monsieur, connaissez-vous mon père ?

— Ah ! ah ! vous êtes le fils de ce cher Alfred Lewis ; j’en suis charmé ; comme je le dis, je le pense. Je connais votre père comme s’il était le mien, c’est-à-dire pourtant que je ne l’ai jamais vu’; mais pendant deux ans j’ai passé tous les jours une demi-heure avec lui, à lui rendre tous les petits services dont j’étais capable. Ah ! ah ! ah ! vous ne devinez pas cela, j’en suis bien sûr ; rien n’est plus vrai pourtant, ou je ne m’appelle pas Dermot, honnête Irlandais s’il en fût jamais ; et Dieu sait qu’il y a des honnêtes gens dans ce pays-là ; et c’est en Irlande que j’ai connu votre père.

— Mon père n’a jamais été en Irlande, dit timidement Ludovico.

— Non, jamais, je le sais bien ; et moi, je n’étais jamais venu à Londres : c’est ce qui fait le singulier de la chose. Vous ne devinez pas, je le parie : eh bien ! je vais vous le dire. Mon maître, sir John Giffort fit un voyage à Londres, il y a deux ans, où il ne me mena pas, ce fut mon camarade Robert. Ils en apportèrent au retour une peinture, un tableau grand comme quatre fois ceux-là, avec un beau cadre doré. Mon maître aime beaucoup les tableaux ; il m’appela pour le pendre dans une chambre dix fois grande comme cette boutique ; c’est moi qui mis le crochet, pui d’honneur moi-même, sans me vanter. Dermot, me dit mon maître, je te recommande ce tableau, n’y laisse point de poussière, nettoie — le tous les jours. Je le promis, et je n’y ai jamais manqué. Dès le premier jour je découvris au bas, dans un coin, le nom d’Alfred Lewis ; je demandai à mon maître ce que cela voulait dire, et pourquoi il n’y avait pas à sir John Giffort, puisqu’il était à lui. Il me répondit que c’était le nom de celui qui l’avait peint ; que c’était un très-habile homme et qu’il voudrait bien le connaître ; qu’il ne céderait pas son tableau pour cinq cents pièces, fût-ce au premier lord de notre petite Irlande. Prenez cela pour votre consolation, M. Lewis, car vous avez l’air bien triste ; peut-être que votre père est mort et que c’est là ce qui vous chagrine. J’en serais bien faché ; mais qu’y faire ? Nous sommes tous mortels ? Enfin dites-lui que son tableau est dans la plus belle chambre de la terre de Coronghdale en Irlande, où tout le monde l’admire ; n’y manquez pas : dites-lui aussi que Dermot, valet de chambre de sir John Giffort l’a pendu d’abord, et puis l’a frotté tous les jours, et n’oubliait jamais de lire son nom… et de lui dire qu’il était un habile. homme. Vous voyez là, ne vous en déplaise, les arbres, les lacs, les montagnes, les vaches, les hommes et toutes les bêtes comme le bon Dieu les a faites, si ce n’est qu’ils sont plus petits.

Ludovico aurait ri de cette éloquence irlandaise s’il avait pu penser à autre chose qu’à la joie qu’aurait son père, en apprenant qu’il pourrait voir celui qui avait acheté son beau tableau. Il savait combien il le désirait, et peut-être, pensait-il, il achetera encore ceux-ci. Sinister se promenait avec humeur, prévoyant aussi qu’ils allaient lui échapper.

Votre maître est donc à Londres ? dit Ludovico à Dermot ; et un rayon de joie animait son regard en pensant qu’il verrait peut-être aussi celui qui avait montré tant d’estime pour le talent de son père.

Oui, oui, mon jeune Monsieur, oui, mon maître est à Londres, et moi aussi, comme vous voyez. Mais ce n’est plus sir John Giffort qui est mon maître, attendu qu’il est mort, et que j’aime à servir les vivans. Je suis à présent au mari de sa sœur, le général Villars. Mais ne soyez pas en peine du tableau ; il restera dans le beau salon. Lady Giffort l’admire aussi beaucoup ; j’ai bien recommandé qu’on le nétoyât tous les jours, et on n’y manquera pas. Si vous avez envie par hasard de montrer ceux-ci à mon maître, il aime beaucoup ces sortes de choses ; c’est pour cela qu’il m’a envoyé ici. Mais vous devez avoir le pas, vous qui êtes le fils du beau tableau d’Irlande, et qui vous appelez Lewis. Je parlerai de vous et de vos peintures au général, de tout mon cœur ; apportez-les demain à Portman Square, demandez à parler à Dermot, valet de chambre du général Villars, et vous verrez.

Le cœur plein de reconnaissance et avec un langage qui exprimait trop faiblement à son gré tout ce qu’il sentait, Ludovico remercia son honnête protecteur, le bon Irlandais, qui lui secouait la main à lui faire mal, en lui répétant qu’il était charmé de rendre service au fils d’Alfred Lewis, son ancien ami. Ludovico reprit en- suite ses tableaux, et se disposait à les emporter, lorsque M. Sinister, dont il s’approcha pour lui dire que leur marché ne pouvait avoir lieu, le saisit par le bras, et avant que Ludovico eut pu ouvrir la bouche, il lui dit à voix basse, mais très-vivement : Votre père doit être secouru dès ce soir, ou bien il est perdu ; demain ce sera trop tard : rappelez-vous qu’un oiseau dans la main vaut mieux que deuse dans un buisson. Voilà de l’argent pour votre père ; vous faut-il quelque chose de plus pour qu’il puisse partir ? Eh bien, soit ! laissez-moi ces tableaux ; je vais vous donner de quoi le satisfaire. Dix guinées suffiront, je pense ?

— Non, Monsieur, je vous remercie, dit le jeune homme ; si mon père doit être secouru, ses créanciers doivent l’être aussi ; leurs intérêts sont inséparables des nôtres. Vous venez d’entendre vous-même combien les ouvrages de mon père sont estimés : je vendrai certainement ceux-ci plus de dix guinées Quand nos créanciers sauront, comme je le sais à présent, quelle est leur valeur, ils attendront surement avec patience, et ils verront la peine que je me donne pour les placer.

— Bah ! enfant que vous êtes, dit Sinister en baissant encore plus la voix, vous vous fiez à un Irlandais ? peut-être qu’il n’existe pas même un général Villars. Dieu sait où on veut vous attirer ! (et voyant que Dermot cherchait à l’écouter, il ajouta plus haut) Il y a mille à parier contre un, mon jeune ami, que le général Villars n’achetera pas vos tableaux ; alors il sera trop tard pour revenir à moi, je vous en avertis ; je les veux tout de suite ou point. D’un autre côté, moi, je les prends tels que tels, sans cadre ; vous n’oseriez pas les présenter au général sans une encadrure très-élégante, très-chère ; où la prendrez-vous ? Venez, laissez-les moi ; je vous en donne douze guinées.

Ludovico secoua la tête en signe de refus.

— N’est-ce pas assez, jeune homme ? eh bien ! seize. Je vous offre seize guinées, le double de ce que j’ai offert à votre père : pour le coup il n’y a rien à dire. Seize guinées ! pensez-y bien.

Je les refuse, M. Sinister, dit alors avec fermeté Ludovico à l’indigne brocanteur ; je ne les laisserai à vous pour aucune somme. Votre offre me prouve combien mon pauvre père a été trompé par vous. Si, comme vous l’assuriez, il n’y a qu’un moment, il vous était impossible de vous défaire de ses tableaux, vous ne seriez pas si empressé d’avoir ceux-ci ; vous ne m’en offririez pas le double de ce que vous vouliez lui en donner.

Alors la rage de Sinister fut au point que, sil avait été seul avec le jeune homme, il lui aurait certainement arraché les tableaux de force, et l’aurait maltraité ; mais il fut retenu par la présence des deux domestiques qui ne l’auraient pas souffert. Ils sortirent avec Ludovico qu’ils placèrent entr’eux deux, et qu’ils accompagnèrent jusque très-près de sa maison. En arrivant, il trouva sa mère dans la plus vive inquiétude. Son père n’était pas rentré ; la nuit menaçait d’être pluvieuse, et la santé de M. Lewis était très-mauvaise. Ludovico la consola un peu en lui racontant ce qui s’était passé chez Sinister, et ses espérances pour le lendemain. Elle convint avec lui qu’il faudrait trouver quelque moyen de se procurer de jolis cadres pour présenter les tableaux avec avantage. Il les laissa aux soins de sa mère, et courut chez le seul ami qu’il eut au monde, le marchand qui lui achetait ses dessins. Il l’informa complètement de sa situation, et lui demanda son avis. D’après son récit, le marchand comprit que Sinister aurait voulu vendre lui-même les tableaux de Lewis au général Villars, qui était sans doute un amateur de peinture, et qu’il était essentiel de le prévenir. Ludovico le pria de lui aider à emprunter ou à louer deux beaux cadres, qu’il promettait de rendre d’abord, si les tableaux ne se vendaient pas, ou de les payer s’il les vendait.

Vous êtes si ponctuel et si exact dans vos engagemens, lui dit le marchand, que je me fais un grand plaisir de vous rendre ce léger service ; quoiqu’il soit tard, je veux encore ce soir aller avec vous chez le faiseur de cadres, qui vous en confiera certainement deux sur ma parole. Ils y allèrent ; et à la grande joie de Ludovico, l’artisan venait de finir deux cadres du meilleur goût, et qui se trouvèrent aller à la mesure des tableaux. Ils étaient d’un prix très-haut ; mais, à la recommandation du marchand, il consentit à les prêter à Ludovico. Telle est l’utilité de se faire une réputation de bonne foi et d’exactitude.

Comme la pluie tombait par torrens, le marchand prit un fiacre pour retourner chez lui et chez Ludovico, principalement pour emporter les cadres sans les gâter. Ils n’avaient pas roulé bien loin, quand, à la lumière des reverbères, Ludovico aperçut son père qui était mouillé jusqu’aux os, et marchait très-vîte. Le premier mouvement du jeune homme fut d’ouvrir la portière, et de courir après lui ; mais le cocher, mouillé de même, allait aussi au grand trot de ses chevaux, et n’arrêta pas. Le marchand retint son jeune ami, et tous les deux crièrent de toutes leurs forces : « M. Lewis ! M. Lewis ! arrêtez ! arrétez ! ici ! ici ! Mais le malheureux homme frémissait au mot d’arrêtez ; et se voyant reconnu, ne se doutant guère que ce fût son enfant qui l’appelait, loin de s’approcher, se retourna, et courut plus vîte encore du côté opposé.

Pendant plusieurs heures, Ludovico, sa sœur, et leur malheureuse mère, attendirent le retour du cher fugitif. L’un ou l’autre allait sans cesse à la porte voir sil n’arrivait point ; et c’est avec peine qu’Agnès empêcha son fils de courir le chercher sans savoir de quel côté. Enfin, à une heure après minuit, il parut dans l’état le plus pitoyable. Depuis qu’il avait appris chez Sinister qu’on le guettait pour l’arrêter, il avait erré de rue en rue, ne s’apercevant de l’obscurité ni de la pluie, n’ayant d’autre pensée que celle d’échapper à la prison qu’il redoutait plus que la mort, et si absorbé par l’orage intérieur de ses craintes et de son désespoir, qu’il était insensible à celui qui l’inondait. Il allait rentrer chez lui quand il s’entendit appeler : convaincu que c’était pour le saisir, il avait recommencé ses courses ; et il était dans un tel état de fièvre et d’une espèce de délire, que ce fût presque machinalement qu’il revint à la maison. Cependant peu à peu il se remit moralement, et au bout de quelques instans, les tendres soins de son Agnès, ce que Ludovico lui racontait de sir John Giffort, du bon Dermot et de l’espoir de bien vendre ses deux tableaux le lendemain au général Villars, le ranimèrent. Mais alors seulement il sentit le mal physique, et l’effet du froid humide auquel il avait été exposé si long-temps. Ayant déjà de la toux et tout ce qui annonçait l’approche de la consomption, il sentait, de plus, de vives douleurs de rhumatisme dans tous les membres ; cependant sa femme ne put obtenir de lui qu’il se mît au lit avant d’avoir placé ses deux tableaux dans les beaux cadres que son fils avait apportés. Il les contempla ensuite pendant long-temps avec orgueil et avec espoir, et semblait en les regardant avoir perdu le sentiment de ses chagrins et de ses maux. Il paraissait si bien, si animé, si heureux, que Madame Lewis elle-même y fut trompée, et crut que ses soins et ce plaisir inattendu avaient prévenu tous les effets qu’on pouvait craindre de ce malheureux incident ; elle s’endormit paisiblement dans cette douce et fausse conviction.

Quand Ludovico se leva le matin suivant, il était lui-même bien plus abattu que la veille. Son père était en sûreté chez lui ; il n’avait plus cette affreuse crainte de son arrestation qui le soutenait auparavant, et le rendait capable de tout entreprendre pour prévenir ce malheur. À présent le pauvre enfant voyait seulement la honte d’aller se présenter dans une grande maison, sans autre protection que celle d’un nouveau domestique, qui, peut-être, ainsi que les Irlandais en sont accusés, avait trop vanté son crédit. Il se voyait en présence d’étrangers qui, sans doute, l’accuseraient d’impertinente témérité, obligé de supporter ou la colère, ou, ce qui était pis encore, le mépris. Il sentait alors vivement toute la tristesse de sa situation qui exigeait cet effort si pénible. Il n’était plus sous l’influence de l’espoir ou du désespoir qui relève le courage. Il considérait tout ce qui lui était désavantageux ; et sa chétive apparence, et son pauvre habit si usé, et sa timidité naturelle qu’il n’avait jamais pu surmonter. Il craignait que, s’il était appelé à parler, ses paroles ne s’arrêtassent sur ses lèvres ; enfin il en était au point de se repentir de n’avoir pas accepté les offres de M. Sinister. Sa mère, accoutumée à lire toutes les pensées de son fils sur son front ingénu, vint l’embrasser tendrement : Courage, cher enfant, lui dit-elle, tu seras encore une fois le sauveur de ton père. N’aie pas peur de te présenter avec ces charmans tableaux : ils seront ton meilleur passe-port. Ce n’est pas toi qu’on regardera, cher petit, mais les belles montagnes, les lacs enchanteurs de mon Cumberland. Qui pourrait rester insensible en les contemplant, et ne pas désirer d’en acquérir l’image rendue avec tant de vérité ! Elle ajouta qu’il y avait toute apparence que Dermot porterait d’abord les tableaux à son maître ; que si celui-ci voulait les acheter, il demanderait à parler au peintre lui-même, et que Ludovico ne paraîtrait peut-être pas même devant lui.

Ranimé par l’éloquence de sa mère, toujours puissante sur lui, Ludovico reprit la force d’esprit dont il avait déjà donné des preuves. Il prit les tableaux enveloppés dans une toile, puis s’approchant du lit où son père dormait encore, il baisa doucement la main chérie qui les avait peints. Il partit ensuite pour se rendre à Portman-Square avec un cœur plus calme et une physionomie plus sereine que lorsqu’il s’était levé.