Traduction par Isabelle de Montolieu.
chez Arthus Bertrand (tome 2p. 39-67).

CHAPITRE XII.

M. Lewis désirait d’obtenir le suffrage de quelques artistes, pour ses deux tableaux ; il se présenta chez plusieurs peintres, qu’il avait eu l’occasion de rencontrer avant son mariage, et chez d’autres dont le nom avait assez de célébrité pour qu’il fussent considérés comme les patrons de ceux qui cultivent les beaux arts. Il fut reçu par les premiers avec froideur, comme un homme que sa longue absence avait fait oublier, ou comme un compétiteur redoutable qu’on était charmé d’éloigner ; par les seconds avec plus d’urbanité, mais pas avec assez d’intérêt pour encourager un esprit aussi fier à se mettre sous leur protection. Il revint chez lui dégoûté, oppressé par le chagrin, et ne sachant comment disposer de ses peintures, : dont le cadre lui coûtait les deux tiers de tout ce qu’il possédait.

Dans l’espace de peu de jours la nécessité l’obligea à les vendre à un brocanteur de tableaux, qui, prenant avantage de sa situation, les obtint pour deux guinées pièce, et l’engagea à en faire plusieurs autres au même prix pour lesquels il lui avança de l’argent. Ainsi, l’imprudent et malheureux Lewis se mit à la merci de cet homme, Au lieu de faire un nouvel effort pour attirer l’attention du public, en peignant encore un grand tableau pour l’Académie, à présent qu’il pouvait veiller lui-même à ce qu’il fût bien placé, il se trouvait aux gages d’un être méprisable, qui lui volait son temps et sa peine, restreignait son talent, lui faisait perdre dans l’obscurité son nom et sa réputation, et complétait sa ruine. Ludovico le sentait et se rappelant les bons conseils de M. Higgins, il se creusait l’esprit pour trouver les moyens de délivrer son père de ce second esclavage, pendant que sa mère cousait sans cesse des gants pour acquitter son loyer. Ludovico se remit à dessiner ; Agnès l’aidait dès qu’elle avait un instant. Tous les deux avaient faits des progrès ; et Ludovico continua le genre dans lequel il avait d’abord réussi. Il peignit. des enfans dans leurs jeux, dans leurs différentes attitudes ; sa sœur lui servait toujours de modèle pour les petites filles, et il dessinait les jeux des petits garçons d’après les doux souvenirs de l’institut de Fulneak. Il variait ses petits tableaux avec beaucoup d’intelligence et d’imagination, « et il trouva un marchand, qui tenait une boutique de ce genre, et qui lui acheta et lui paya comptant tout ce qu’il lui apportait. Il parvint ainsi à n’être du moins pas à charge à ses parens, et à se procurer sa subsistance ; maïs à Londres où tout est si cher, il ne put faire davantage malgré son assiduité au travail, qu’il ne quittait que pour porter ses dessins à son marchand, et les tableaux de son père à M. Sinister, le brocanteur.

Dans ces courses, il fut remarqué par deux particuliers, frappés de la grâce et de l’aisance de ses manières, ainsi que de la noblesse et de l’intelligence de sa physionomie, qui contrastait singulièrement avec l’apparence de pauvreté qui n’était que trop visible dans ses vêtemens usés, mais aussi propres qu’il était possible. Il avait aussi perdu l’air de santé qui avait tant réjoui sa bonne mère lorsqu’il était revenu de l’école, mais pour ces Messieurs, il n’en était que plus intéressant. Attirés par la curiosité, ils entrèrent avec lui chez le marchand à qui il vendait ses dessins ; et sa modestie, son talent, son bon sens ne les enchantèrent pas moins que son aimable figure. Ils le questionnèrent, et en apprenant qu’il était le fils d’un peintre de paysages, ils se firent conduire dans l’atelier de son père. S’ils avaient trouvé sur le chevalet, une de de ses belles productions, ils l’auraient peut-être achetée, ou du moins ils auraient parlé à leurs connaissances de cet habile artiste, et lui auraient fait une réputation ; mais ils ne virent chez lui que les petits tableaux vendus d’avance à Sinister, à deux guinées pièce, et peints avec assez de négligence, ce qui ne leur donna pas grande idée de ses talens. Cependant un de ces Messieurs, y revint encore ; c’est lui que nous avons vu au début de ce livre, prédisant à Mad. Lewis que son fils aurait du génie ; et scandalisé du chagrin que cette prédiction causait à la mère de cet enfant, il sortit ainsi que nous l’avons vu, le plaignant sincèrement. Peu de jours après cette visite, il le rencontra à Helborn, arrêté devant une échope de libraire ambulant, examinant les livres, et il l’aborda.

Ah ! c’est vous, mon petit dessinateur, lui dit-il ; aimez-vous aussi la lecture ? Oui, Monsieur, dit Ludovico en rougissant, je l’aime beaucoup lorsque j’ai du temps et des livres.

Est-ce qu’il y aurait là quelques livres qui vous plairaient ? choisissez, mon petit ami, je vous en ferai présent. Les yeux de Ludovico brillèrent de plaisir ; il venait de feuilleter une jolie édition des poésies de Collins, et sans oser répondre, il passa la main dessus

Allons, dit le gentilhomme, c’est celui-là que vous voulez ; je vous le donne de tout mon cœur : voyons ce que c’est. Ah ! c’est Collins, dit-il, en ouvrant le volume ; vous aimez la poésie à ce qu’il me paraît ?

Oui Monsieur, répondit Ludovico, mais j’en lis bien rarement.

Vous employez mieux votre temps, sans doute ; il y a, en effet, beaucoup de lectures plus utiles ; mais c’est un délassement agréable. Quelles poésies avez-vous lues ?

Ludovico hésita un moment, puis il dit : le poëme de Constantin-le-Grand.

Vous êtes plus savant que moi, mon petit ami ; non-seulement je n’ai jamais lu ce poëme, mais j’ignorais son existence.

Mon père ne l’a pas encore publié, Monsieur.

Votre père ! est-ce donc lui. Votre père est-il donc poëte et peintre à la fois ? Au reste la chose est possible ; les beaux arts se tiennent par la main, chacun exerce l’imagination de différentes manières. Venez mon enfant, entrons dans ce café, et si vous avez retenu par cœur quelques vers du poëme de votre père, vous me ferez plaisir de les réciter.

Ludovico le suivit, et avec une voix d’abord un peu tremblante, mais agréable, et une parfaite justesse d’expression, il récita le début du poëme de son père sans manquer un seul mot ; et il informa le gentilhomme avec précision et clarté de ce que contenait l’argument du premier chant.

M. H. en fut très-content. Bien ! répéta-t-il plusieurs fois ; tout ce que j’ai à vous-dire, mon jeune ami, c’est que si votre père a composé ce poëme et que sa suite ressemble à ce que vous venez de me réciter, c’est une honte qu’il ne le publie pas. Dites-lui cela de ma part et vous pouvez ajouter que je m’engage pour moi-même et pour mes amis à en prendre vingt exemplaires, dès qu’il le fera imprimer. Ludovico partit sur les ailes de la joie pour répéter ce message à son père. À sa grande mortification il fut écouté non-seulement sans plaisir, mais avec un mélange de peine qui était empreint sur les traits de M. Lewis. Comment est-il arrivé, ma chère Agnès, dit-il à sa femme, que vous ayez donné ce mauvais poëme à lire à cet enfant ? je ne l’ai pas revu depuis sept ans, et je croyais que vous l’aviez brûlé. J’ai entendu dire, lui répondit Agnès en souriant, que tout homme sage qui écrit un ouvrage, le laisse de côté précisément pendant sept années, et au bout de ce temps-là, le relit avec plus de calme, et le corrige. Je suppose, mon cher, que vous voulez faire de même. J’ai eu dernièrement un grand plaisir à entendre lire à Ludovico ; je suis persuadée que loin d’être, comme vous le dites, un mauvais poëme, il mérite que vous y mettiez tous vos soins et que vous le fassiez imprimer. On publie tous les jours des ouvrages très-inférieurs, même à ce qu’il est à présent, et vous pouvez encore le perfectionner beaucoup en le revoyant. M. Lewis secoua la tête, haussa les épaules, et répondit avec humeur : ne m’en parlez plus. J’en ai jugé comme vous une fois ; c’était prévention d’auteur, sans doute, puisqu’on ne voulut pas l’imprimer à York. Agnès et Ludovico se turent, mais ce dernier en ayant lu deux ou trois jours après, quelques vers à sa mère, en présence de M. Lewis, celui-ci fut frappé de leur beauté. Il saisit avec vivacité le manuscrit si long-temps négligé, en déclama lui-même avec feu plusieurs morceaux, et il en fut si content qu’il reprit sa fureur poétique toute aussi vive que lorsqu’il l’avait composé. Tout son temps fut employé à le relire, à le corriger, et tout celui de Ludovico à le copier à mesure. Comme son père corrigeait sans cesse, le pauvre garçon était obligé de recommencer aussi sans cesse ses copies. Agnès et même la petite Constantine, qui travaillait déjà avec sa mère, laissèrent leur ouvrage pour aider à copier ; mais en même temps Agnès fut obligée aussi de demander crédit pour son loyer, et même pour la plus grande partie de sa nourriture. Ils dépensaient à Londres plus du double qu’à la campagne, en vivant avec plus de frugalité. Leur travail n’était pas beaucoup plus payé, et celui de Ludovico et le sien étaient arrêtés par cette occupation.

À la fin l’important ouvrage fut fini, et le pauvre Lewis sentit encore le délice d’avoir produit et perfectionné quelque chose qui le rendrait célèbre et qui méritait de passer à la postérité. Mais quoique persuadé de ses moyens et complètement convaincu de l’inspiration de son génie, il éprouvait dans cette occasion une extrême répugnance à publier cet ouvrage, à s’embarquer dans la carrière littéraire, à s’exposer aux jugemens du public ; réalisant ce qu’un écrivain français a dit sur les Anglais, qu’ils sont honteux des ouvrages qui leur font le plus d’honneur. Lorsqu’il avait composé son poëme, il était alors dans l’intention de le publier immédiatement ; mais les refus du libraire l’avaient découragé ; puis les années en purifiant son goût et développant ses connaissances, l’avaient rendu plus sévère et plus pénétré des difficultés de faire un bon poëme, ce qui est dit-on le chef-d’œuvre de l’esprit humain. Il devint plus sensible aux imperfections du sien, et nonobstant le plaisir qu’il ressentait en lisant les plus beaux morceaux de son ouvrage, et la justice qu’il ne pouvait s’empêcher de se rendre en se comparant à d’autres poëtes, toutes les sollicitations de sa femme et de son fils ne purent obtenir de lui de le faire paraître, jusqu’à ce qu’il y fut forcé par la nécessité. Sa pauvreté mais non sa volonté donna le consentement sollicité avec tant d’instance ; il livra son manuscrit. Mais telle était sa timidité, ou plutôt sa fausse honte, qu’il exigea que ce fût sa femme qui allât l’offrir aux libraires.

Madame Lewis avait le goût et le tact trop sûr pour ne pas être capable de bien juger du mérite de la poésie, et convaincue de la beauté de l’ouvrage qui lui était confié, elle se décida à ne l’offrir qu’aux libraires de la plus haute réputation, ne se doutant pas qu’aucune autre recommandation que celle de l’ouvrage même, fût nécessaire. Elle partit avec Ludovico pour les quartiers de la ville très-éloignés de leur demeure, où il se trouvait de grands magasins de librairie : Elle entra dans celui qui avait le plus d’apparence, et présenta timidement son manuscrit au chef de la maison, qui, par son costume, sa hauteur, sa dignité, avait plutôt l’air d’un pair royaume, que d’un libraire. Sans daigner même l’ouvrir, il le lui rendit avec un dédain et un refus qui lui donnèrent peu d’espoir de réussir mieux ailleurs. Mais stimulée par sa détresse, et dirigée par un des commis, elle alla dans un magasin, dans Bond-street, où du moins elle fut reçue poliment par le propriétaire ; mais malheureusement celui-là ne publiait pas de poésies. Il en témoigna du regret et lui recommanda un de ses confrères dans Fleet-street, connaisseur en poésie, et qui s’en chargeait de préférence. Elle y alla et fut bien reçue par les commis qui la firent asseoir ; elle informa le principal de l’affaire qui l’amenait. Il fit avertir son patron monsieur N…, qui ne tarda pas à paraître, prit avec empressement le manuscrit, et le feuilleta comme un homme accoutumé à juger promptement du mérite d’un ouvrage. Il parut très-satisfait. Agnès qui ne le perdait pas de vue commençait à prendre de l’espérance en voyant sur sa physionomie des signes d’une approbation décidée et même de surprise. Au bout d’un quart d’heure il s’écria : Voilà certainement un très-beau poëme, Madame ! et si beau que je regrette excessivement qu’il ne soit pas en mon pouvoir de l’acheter, ayant déjà plus d’ouvrages à imprimer que je n’en puis entreprendre ; c’est avec un vrai chagrin que je cède celui-ci à d’autres libraires.

Agnès le remercia en soupirant, et s’aventura de lui demander à qui elle pouvait s’adresser. Chez Tomson, Madame, lui dit-il avec empressement ; M. Tomson a non-seulement un très-grand crédit et une très-bonne maison, mais il est aussi très-bon juge, et il sentira tout le mérite de cet ouvrage. Pleine d’espoir et d’une tendre fierté que lui inspirait le talent de son Alfred, elle alla chez M. Tomson. Heureusement il était chez lui, et après l’avoir attendu une demi-heure dans son magasin, elle fut conduite par un de ses commis dans le comptoir du maître, toujours accompagnée de son fils. Il lui demanda brièvement ce qui l’amenait, N’ayant pas de temps à perdre en paroles elle présenta son manuscrit en disant de quelle manière favorable il avait été jugé par monsieur N… M. Tomson fronça le sourcil : Je me doute, dit-il, que N. n’aurais en garde de me l’envoyer s’il l’avait trouvé aussi bon que vous le dites ; cependant je verrai. Moi, je ne juge pas un poëme dans un quart d’heure : laissez-mọi votre manuscrit et votre adresse.

Agnès donna l’un et l’autre. Ludovico, avec plus de prévoyance que sa mère, dit au libraire, qu’il reviendrait dans deux jours chercher la réponse. Il n’est pas besoin de revenir, jeune homme, répondit-il ; quand j’aurai examiné l’ouvrage avec soin, j’écrirai quelques lignes à votre père pour lui faire mes propositions : ils sortirent.

Je pense, maman, dit Ludovico, que vendre des livres pour sa subsistance, c’est comme pêcher à la ligne pour son amusement. Les poissons ne mordent pas à la meilleure amorce, et on y perd son temps et ses peines. Dieu me préserve et du plaisir de pêcher et de la nécessité d’écrire. Amen, mon enfant, dit Agnès ; mais cependant le poëme de ton père n’est pas l’ouvrage d’un auteur famélique, il est très-beau ; et si M. Tomson est aussi bon juge qu’on le dit, il l’achètera sûrement.

Hélas ! La pauvre Agnès était dans l’erreur. Un bon ouvrage sans prôneur, sans protecteur, est presque sans valeur. Après plusieurs fatigans voyages du bon petit Ludovico, d’un bout de Londres à l’autre, dans l’espoir que M. Tomson garderait le poëme, ce dernier le lui rendit en lui disant qu’il n’avait pas eu le temps de le lire ; que lorsqu’il pourrait l’examiner à loisir il le ferait chercher ; que les poésies n’avaient pas un débit prompt et assuré, à moins qu’elles ne fussent d’auteurs très-connus, et qu’il ne se souciait pas d’être le premier à faire connaître au public M. Alfred Lewis et ses poésies. Au moment où Ludovico rentrait chez son père, le cœur oppressé de cette mauvaise nouvelle, il le trouva électrisé par une visite qu’il venait de recevoir du gentilhomme à qui Ludovico avait récité quelques vers du poëme, et qui avait engagé M. Lewis à le publier. Il était venu pour s’informer si M. Lewis s’y était décidé ; et lui avait parlé de son poëme avec tant d’éloges, qu’Alfred fut enchanté de voir revenir son ouvrage, et qu’il déclara à sa femme et à son fils qu’il voulait immédiatement le publier lui-même à ses frais, et gagner tout ce que ces avides et ennuyeux libraires auraient gagné en le vendant.

Quoique madame Lewis fut convaincue de l’excellence de l’ouvrage de son mari, elle tremblait à la pensée d’une dette à l’imprimeur. Mais comme son époux, avec sa vivacité accoutumée, s’était décidé à cette entreprise, et qu’elle pouvait en effet être avantageuse, elle se tut, et courut de nouveau avec son fils chercher l’imprimeur le plus accommodant et le moins cher. Après plusieurs recherches ils en trouvèrent un dont les propositions leur parurent très-raisonnables, à cela près qu’il exigeait qu’on lui fit l’avance de la moitié du prix qu’il demandait. M. Lewis était bien loin de posséder une pareille somme. Mais son désir de voir son poëme imprimé le plutôt possible, était si vif, que quoiqu’il n’eût pas l’habitude de peindre la figure, et ancun goût pour cette branche de son art, il entreprit le portrait d’un gentilhomme qui s’était adressé à lui, y travailla sans relâche, et vint à bout d’y réussir ; ce qui lui valut quelque argent. Mais n’en ayant pas encore assez, il surmonta sa répugnance et sa timidité, et il eut de nouveau recours à son insidieux ami le brocanteur de tableaux, dont il s’était délivré à la grande joie de son fils. Mais cette joie fut de courte durée. Le rusé Sinister prenant avantage du besoin que le peintre avait de trouver de l’argent, fâché de le voir employé par un gentilhomme qui le payait libéralement, et craignant qu’il ne se vouât aux portraits, pour lesquels il n’avait pas besoin de son secours, lui offrit de lui avancer encore une somme, sous la condition expresse que, pendant six mois, il ne travaillerait pour aucune autre personne que lui. En vain Ludovico supplia son père en versant des larmes, de ne plus se mettre sous la dépendance de cet homme rapace, qui ne cherchait qu’à gagner sur lui et à le déprécier. M. Lewis ne voulut rien entendre, trop heureux d’avoir de l’argent à donner à son imprimeur. Il dit à son fils qu’il consentait de grand cœur à peindre pendant six mois encore pour Sinister et pour son poëme, et qu’il lui était égal d’altérer sa réputation de grand peintre, pour acquérir celle de grand poëte, qui le rendrait encore plus illustre, etc. etc.

De ce fatal moment, tout ce qui allait mal dans les affaires du pauvre Lewis alla cent fois plus mat encore. Avant que les six mois de son engagement avec Sinister fussent expirés, son poëme fut imprimé, et l’imprimeur demanda son entier paiement. Mais hélas ! Lewis et sa femme s’apperçurent trop tard que dans leur ignorance de ce genre de marchés, ils n’avaient rien spécifié, ni pour le papier ni pour l’impression ; et que le poëme était si mal imprimé, en si petits caractères, avec si peu de marges, dans un format si désagréable, que chaque libraire à qui il fut offert, se récria sur sa chétive apparence, et assura que les exemplaires resteraient sur les tablettes de leur magasin, sans que personne voulût les acheter. M. Lewis lui-même, grand amateur de tout ce qui était élégant et bien fait, et qui n’aimait à lire que de balles éditions, trouva celle-là si mauvaise et si rebutante, que sa prévention paternelle ne ont aller au point de supposer qu’elle attirerait l’attention du public, à moins que le mérite intrinséque de l’ouvrage ne fût généralement connu, ou du moins affirmé par les arbitres du goût, dont l’opinion, soit qu’on l’adopte ou qu’on la rejette, donne de la publicité et du relief à un ouvrage. Comme M. Lewis était entièrement ignorant sur la routine générale des affaires, et dédaignait tout moyen qui pouvait blesser son indépendance, on ressemblait à de la crainte, il n’avait pas même prié l’admirateur de son poëme, de le prôner et de le protéger ; il ne s’était pas informé de sa demeure ; il n’aurait su où lui envoyer un exemplaire, et ne l’aurait pas osé tel qu’il était imprimé. L’ouvrier qui s’en était chargé répondit à ses plaintes, qu’on ne lui avait rien prescrit là-dessus, et qu’il lui avait paru que tout ce qu’on exigeait, était le bon marché. M. Lewis ni sa femme n’avaient pensé qu’un poëme demande sur-tout à être imprimé avec élégance, vu la classe des lecteurs auxquels il est destiné. Alfred commençait à sentir qu’il avait très-mal conduit toute cette affaire. L’humiliation et le chagrin le jetèrent dans une sombre mélancolie. Il laissa à sa femme le soin de disposer du mieux qu’elle pourrait de cette mal-heureuse édition, désirant seulement de n’en plus revoir un seul exemplaire, et que rien ne pût la lui rappeler, protestant que de sa vie rien ne pourrait l’engager à composer quoi que ce fût.

Cette résolution était aussi téméraire, aussi imprudente que celle qu’il avait prise une fois de ne plus tenir de pinceau. Quoique les libraires eussent refusé d’acheter son poëme pour leur compte, ils avaient consenti comme une faveur, d’en laisser quelques exemplaires sur leurs tablettes. Plusieurs le lurent, et furent surpris et charmés de la variété des belles images, des sentimens sublimes, des descriptions vraiment pittoresques, et du bon goût classique joint à tout le feu d’une imagination poétique qui distinguaient cet ouvrage. Ils furent convaincus que l’auteur, une fois connu, deviendrait un poëte favori du public, lorsque ses ouvrages seraient présentés sous une forme plus séduisante. On lui fit des propositions à cet égard ; mais il les reçut avec une extrême froideur et même avec dégoût : et sans considérer que son ouvrage encore inconnu ne pouvait pas être condamné, il prit le ton et la manière d’un auteur maltraité et critiqué injustement, qui se venge par le dédain et le mépris.

Le bon Ludovico au désespoir du profond chagrin de son père, de l’aigreur qui s’était emparée de son esprit contre tout le genre humain, et du découragement qui en était la suite, cherchait tous les moyens possibles de le calmer et d’adoucir son caractère irritable, en lui témoignant plus que jamais sa tendresse filiale et respectueuse. Sans avoir raisonné là-dessus, un instinct de vraie sensibilité conduisait cet enfant. Il sentait que lorsque son pauvre père se croyait maltraité et repoussé, s’il éprouvait un redoublement d’affection et d’estime autour de lui, il devait en ressentir quelque consolation. Sa mère lui sut gré de ce bon sentiment, et trouva plus que jamais une extrême difficulté à éclairer son jugement sans affaiblir son respect et son amour pour celui qui lui avait donné la vie, à lui faire sentir combien les talens les plus supérieurs sont inutiles pour le bonheur, lorsqu’ils ne sont pas dirigés par la sagesse et la raison, et que c’était là ce qui avait produit le mal que son cœur était appelé à plaindre et à partager, et son industrie et sa bonne conduite, à réparer. Ah ! quelle cruelle tâche pour cette bonne mère et cette tendre épouse, qui ne s’était jamais écartée de la stricte ligne de ses devoirs ; qui, dans chaque situation douloureuse, chaque alternative de chagrin ou de misère, avait toujours trouvé dans son cœur, de l’activité pour subvenir à la détresse, de la force d’esprit pour la soutenir, de la patience pour l’endurer, de l’amour pour l’adoucir ; qui joignait la fermeté et le courage à la douceur, et l’obéissance ! Humble et reconnaissante dans ses courts momens de bonheur, soumise et résignée dans l’adversité, un seul regard sur son Ludovico, sur sa Constantine, la consolait de toutes ses peines, et la ramenait aux sentimens de la plus tendre affection pour le père de ces enfans chéris, si malheureux lui-même par des défauts qui tenaient à ses qualités, et ne pouvaient les ternir aux yeux de son Agnès.