Traduction par Isabelle de Montolieu.
chez Arthus Bertrand (tome 2p. 1-38).

LUDOVICO,
OU
LE FILS
D’UN HOMME DE GÉNIE.


CHAPITRE XI.

Ludovico voulait absolument donner les deux guinées à son père, pour aider à l’équiper. M. Lewis les refusa, et déclara qu’il renoncerait plutôt à sa place que de prendre l’argent de son fils, destiné par le donateur pour l’habiller lui-même. Agnès les mit d’accord avec celui qu’elle avait emprunté du mercier, et fit promettre à son mari que le premier paiement de ses leçons acquitterait cette dette. Ce qui eut lieu bientôt après. Il plut tellement à Miss Wilson, la maîtresse du pensionnat, que pour se l’assurer plus positivement, elle lui paya son premier quartier d’avance. La fortune semblait enfin lui sourire. M. Higgins ne borna pas ses bons offices à la visite dont on a lu les détails dans le chapitre précédent. À sa recommandation, plusieurs gentilhommes campagnards vinrent visiter l’atelier de M. Lewis, lui achetèrent quelques tableaux et lui en commandèrent d’autres. Au bout de quelques mois, toutes ses dettes furent payées, et sa maison montée comme celle d’un homme aisé. Il prit un joli petit appartement, qu’Agnès meubla avec simplicité, mais avec beaucoup de goût. Désirant extrêmement d’oublier les jours de son humiliation, et surtout de les faire oublier, M. Lewis agréa la proposition que lui fit Agnès, de placer Ludovico dans un Institut. Outre l’avantage de son éducation, il espérait que quelques années effaceraient le souvenir de ce temps qui blessait son orgueil, où le fils de M. Alfred Lewis, confondu sur les marchés et dans les foires avec les plus vils colporteurs, vendait, pour quelques sous, ses humbles ouvrages. Agnès, au contraire, regardait ce temps comme la meilleure preuve de la noblesse de son fils. Cet enfant y avait appris à supporter la pauvreté avec courage et résignation, à tâcher d’en sortir par son travail : cette honorable pauvreté avait jeté dans l’ame de Ludovico des semences de vertu qu’il mettrait en pratique dans tout le cours de sa vie ; et, sous ce rapport, cette excellente mère la bénissait. Elle désirait de le mettre dans l’école des frères Moraves, à Fulneak ; elle pensait qu’il y serait moins exposé au mépris des écoliers, qu’il y trouverait des protecteurs et des amis qui avaient déjà appris à l’aimer et à l’estimer, et qu’il n’aurait que de bons exemples pou persister dans les principes de religion qu’elle lui, avait inspirés. À sa grande satisfaction, elle vit que son Ludovico, qui était de jour en jour plus attaché à ses parens, qui idolâtrait sa petite sœur, et qui semblait n’exister que dans leur société, entendit sans peine la proposition de le placer à Fulneak, et jouissait d’avance de l’avantage qu’il devait retirer de sa résidence parmi des gens si bons, si honnêtes, et qui l’avaient si bien reçu dans les jours de sa misère. Il y fut admis, et notre jeune ami, aussi heureux à présent qu’il avait été malheureux, passa deux années dans ce paisible séjour de la simplicité, de la piété et d’une sage institution. Il y apprit tout ce qu’il devait savoir à son age, sans perdre aucune des utiles leçons du malheur, sans que l’étude et l’éloignement de sa famille altérassent sa sensibilité. Sa santé se fortifia ; il grandit, ses joues s’arrondirent et se colorèrent, résultat naturel d’un exercice régulier, d’une bonne nourriture, et d’un travail modéré et suivi. Pendant ce temps, il eut de fréquentes visites de ses parens, et même, la dernière année, de sa petite sœur Constantine, qui accompagnait sa maman et ajoutait beaucoup au bonheur de son tendre frère. Il observait cependant avec peine que, pendant le cours de cette seconde année, madame Lewis avait repris cette pâleur, cet abattement des jours de leur misère. Ses traits si doux, si charmans, étaient souvent obscurcis par cette nuance de sollicitude et de tristesse qu’il lui voyait autrefois continuellement. Sa présence, il est vrai, la ranimait toujours momentanément ; mais il connaissait trop bien cette bonne mère pour ne pas voir qu’elle avait de nouveau quelque sujet de peine. Comme elle ne la confiait pas, il ne voulait pas augmenter son chagrin en lui en demandant la cause. Il était non-seulement l’enfant le plus affectionné, mais aussi le plus sensible et le plus soumis : il sentait qu’il était de son devoir de recevoir les confidences de sa mère avec reconnaissance, et de partager ses peines avec sympathie, mais de ne jamais s’immiscer dans des secrets qu’elle jugeait nécessaire de lui cacher.

Ludovico avait encore un autre motif de réprimer sa curiosité ; il était actuellement capable de réfléchir sérieusement sur la conduite de son père, et de juger, d’après les observations qu’il entendait faire à d’autres, que tous leurs malheurs passés avaient été causés par son imprudence, et par la puissance exclusive qu’il attribuait au génie. Il craignait donc que les nouveaux chagrins de sa mère n’eussent peut-être encore la même cause, et il aimait si tendrement son père, il admirait si hautement ses talens il compatissait si fort à ses souffrances, et sentait si bien le respect et l’obéissance filiale qu’il lui devait, qu’il ne pouvait supporter de toucher un sujet qui pouvait lui attirer quelque blâme. C’étaient-là les sentimens que sa mère avait tâché sans cesse de lui inspirer. Elle savait bien qu’elle lui était plus chère encore que son père, et par le rapport de leurs caractères et par l’habitude d’être toujours ensemble ; en lui parlant de ses peines, elle aurait craint de l’aigrir, et ne cessait, au contraire, de relever M. Lewis à ses yeux. Loin de s’en plaindre, elle répétait que c’était uniquement à lui qu’il devait son bonheur actuel, et l’exhortait à bien profiter de ce temps d’instruction pour pouvoir lui être utile et l’aider dans la carrière qu’il avait entreprise. Elle se gardait bien de dire qu’il en était déjà dégoûté. Ainsi, chacun des deux observait, sur ce sujet, qui les intéressait également, un silence dont leur délicatesse et leur affection mutuelle était la seule cause.

Pendant les premiers six mois, M. Lewis avait donné ses leçons avec tant de régularité, et déployé une telle habileté dans son art, que plusieurs des parens de ses écolières recherchèrent sa connaissance ; ils furent si enchantés de lui, que l’offre de maître de dessin dans un institut de jeunes garçons, lui fut fait à des conditions plus avantageuses, et malheureusement acceptées. Nous disons malheureusement, par les circonstances qui en furent la suite, car, au premier moment, la sage Agnès elle-même fut charmée que leur revenu fixe fût plus que doublé. Il restait encore à son mari trois jours de liberté par semaine pour peindre chez lui, et elle espérait qu’il en profiterait. Il avait repris pour la peinture une passion augmentée par la contradiction ; c’était avec la plus grande difficulté qu’il s’arrachait de son chevalet les jours fixés pour l’école de miss Wilson, et, quand il en eut une de plus à suivre, il se trouva que son temps était entièrement absorbé par les préparatifs nécessaires et les modèles à faire pour ses écoliers, quoique sa femme, qui avait fait de grands progrès dans cet art délicieux pendant les premières années de son mariage, l’aidât de tout son pouvoir, et se fût chargée de faire tous les dessins destinés aux plus jeunes écoliers. Malgré cela il ne lui restait plus assez de loisir pour perfectionner des chefs-d’œuvre qui, selon lui, devaient l’immortaliser. Il s’était vu en idée placé dans les siècles, futurs sur la liste des peintres les plus célèbres ; il se trouvait à présent dans la classe des artistes les plus communs : il ne pouvait le supporter, et de jour en jour ses leçons lui devenaient plus odieuses. Il ne les négligeait pas encore, mais il y allait avec désespoir, ne cessant de se plaindre du sort qui ravalait un génie tel que le sien au vil métier que le plus simple dessinateur pouvait exercer. Il se méprisait (disait-il sans cesse à sa femme) de sacrifier la gloire de sa renommée et l’orgueil de sa naissance, pour un vil salaire annuel, tandis qu’un seul de ses tableaux devait lui rapporter bien davantage. Au lieu de montrer de l’énergie, de surmonter les difficultés, de ménager son temps, il passait fréquemment les heures qu’il avait de libres à se lamenter de n’en pas avoir davantage. Peu à peu, il commença à manquer tantôt une école tantôt l’autre, puis il s’en faisait des reproches amers, et disait qu’il volait l’argent des parens de ses élèves ; la journée se perdait en murmures et en remords, sans que son ouvrage avançât. Enfin, au bout de la seconde année, il déclara qu’il renonçait à sa place de maître de dessin des deux écoles, parce qu’il sentait qu’il se faisait tort à lui-même et aux autres. Cependant, pour consoler un peu Agnès, qui s’en désolait, il consentit à garder quelques-uns de ses meilleurs écoliers qui venaient prendre leurs leçons chez lui. Telle était l’opinion générale de son talent, et la séduction de ses manières, que quoiqu’il se fût fait des ennemis en quittant ces écoles, il y avait formé des connaissances qui lui furent utiles. Il aurait eu, s’il avait voulu, bon nombre d’écoliers très-lucratifs ; mais il ne conserva que ceux qui étaient déjà avancés, et se plaignait toujours plus d’avoir, disait-il, perdu deux ans de sa vie, dans une carrière indigne de lui, à montrer à des enfans à tenir le crayon, ne considérant jamais que c’était par ce moyen qu’il était sorti de la misère la plus complète. M. Lewis avait le malheur de n’exister que pour le moment présent ; son expérience passée ne lui était d’aucun usage, et l’avenir était toujours abandonné à des, espérances chimériques, ou quelquefois à un découragement qui le mettait hors d’état de travailler. Sa femme supportait toutes les transitions de son humeur avec une douceur et une patience angélique, ne le contrariant point, parce qu’elle savait bien qu’elle augmenterait le mal, mais cherchant plutôt à l’égayer et à l’encourager dans son travail.

Enfin, il vint à bout de finir un grand tableau dont il attendait sa fortune ; il fit faire un cadre très-beau et très-cher, et l’envoya à grands frais à l’Académie royale de Londres, dans le plein espoir que ses talens, qu’on commençait à connaître et à vanter, perfectionnés par les années, allaient enfin paraître avec éclat sur la scène du monde, et lui valoir la considération et la récompense qu’ils méritaient. Il attribuait le malheur qui l’avait poursuivi jusqu’alors à son éloignement de la société pour laquelle il était né, à son apparente obscurité, quelquefois, sans pourtant le dire à Agnès, à son imprudent mariage qui avait arrêté l’élan de son génie et l’avait empêché de se faire connaître en le fixant au sein de la famille d’un ministre de campagne. Mais le moment était enfin venu où on allait rendre justice à son mérite transcendant, où on parlerait de lui et de ses productions dans tous les papiers, où son nom se répandrait au loin, et serait pour son fils le plus beau des héritages. Dans tous les siècles, pensait-il, le génie a été souvent méconnu ou persécuté, mais il se relève toujours ; c’est là son essence et son pouvoir, et il finit par triompher de tous les obstacles. Être regardé comme un génie, être admiré, distingué, ou même plaint et condamné, comme tel était son ambition, et ce mot seul avait sur lui une influence magique. Sa femme au contraire avait pris ce mot en horreur, mais elle ne pouvait cependant se défendre d’être encore entrainée par l’éloquence de son mari, et par son talent très-réel. Il ne marquait à M. Lewis qu’une meilleure tête, et elle espérait toujours que l’âge amenerait enfin la sagesse. Il est naturel qu’une femme qui réunit comme Agnès le goût au sentiment, sente de l’orgueil et du plaisir des talens de son mari. Elle était devenue très-bon juge en peinture, et trouvait le der nier tableau de son Alfred si bon, si bien fini, qu’elle en espéra beaucoup. Aussi chaque jour de courrier leur donnait à tous deux une extrême émotion en pensant qu’il en serait sûrement parlé dans les papiers-nouvelles mais il n’en était pas question. Elle partagea l’inquiétude de son mari, et quand il proposa un voyage à Londres, avec elle, pour aller s’assurer si le tableau était bien arrivé, et s’il était placé à son avantage, elle n’opposa rien à ce plan, que l’inutilité de doubler la dépense du voyage en y allant avec lui ; mais elle sentit combien il était naturel qu’il allât s’informer du sort de son ouvrage. Elle l’encouragea donc à partir sans elle, et s’occupa de tous les préparatifs pour cette course, le priant seulement de ne pas la prolonger plus qu’il serait nécessaire et de revenir le plutôt possible, afin que ses écoliers ne perdissent pas trop de temps,

M. Lewis arrive à Londres, et avec un grand battement de cœur il vole à l’Académie, parcourt les salons d’exposition, et découvre enfin son tableau chéri, cet ouvrage précieux auquel il avait travaillé depuis plus d’une année avec tous les trésors de son génie, étudiant sans cesse la nature pour la rendre avec plus de vérité, s’exposant aux ardeurs du soleil, ou bien inondé de pluie, passant des journées entières sans manger, et des nuits sans dormir, à combiner, arranger dans sa tête ce qui pourrait produire un meilleur effet sur la toile. Ce tableau fruit de son enthousiasme, de son imagination, de ses connaissances approfondies de l’art sur lequel reposait son long espoir, dont l’univers devait parler avec admiration, et qui était surtout remarquable par ses effets de lumière, était placé dans un coin obscur, à un faux jour, si haut que les regards ne pouvaient l’atteindre, et qu’il n’attirait pas plus l’attention que les plus mauvais paysages, ou que la toile sur laquelle il était peint.

Ce malheur très-réel accabla le pauvre Lewis, et il le sentit d’autant plus que c’était le premier malheur qu’il eut jamais éprouvé où il n’y eut point de sa faute. Il le partageait sans doute avec beaucoup d’autres artistes, et son tableau n’était sûrement pas le seul mal placé ; mais aucun n’en fut accablé comme lui, parce qu’aucun n’avait autant espéré de son ouvrage et n’y avait mis peut-être autant de zèle. Le dépit s’empara de lui, et sans voir aucun ami, sans parler aux gens chargés de l’exposition, sans s’informer de l’état des arts, sans demander qu’on changeât de place son infortuné tableau, sans rien faire enfin de tout ce qu’il aurait dû, il retourna subitement à Leeds chercher les consolations de sa femme, et se déchaîner contre une profession où il avait été si cruellement déçu.

Agnès appliqua sur les blessures de son amour-propre le baume de ses douces consolations ; elle lui dit qu’il n’avait rien perdu puisque son talent lui restait, qu’il avait à présent trouvé le vrai moyen de le rendre utile à sa famille, en l’employant à enseigner son art aux gens en état de le payer. Elle ajouta que depuis qu’il recevait ses écoliers chez lui, elle croyait avoir saisi sa manière d’enseigner, et qu’elle espérait pouvoir l’aider avec succès. La bonne Agnès s’attendait peu à sa réponse.

Je renonce pour jamais, dit-il avec fermeté, à la peinture, au dessin, à tout ce qui a trait à cet art que je déteste à présent autant que je l’ai aimé. Si vous avez le moindre désir de me voir tranquille, je vous supplie de ne me parler de rien qui y ait rapport ; si je vous vois toucher un crayon ou un pinceau en ma présence, je regarderai cela comme une insulte et une intention de me faire de la peine.

La compatissante femme se tut, et ne voulut pas argumenter avec lui sur une folie qu’elle regarda, dans un caractère tel que celui d’Alfred, comme la suite naturelle d’un sentiment blessé à l’excès ; elle voulut laisser passer ce premier moment, sûre que de lui-même il reviendrait bientôt à un art qu’il avait exercé toute sa vie, qu’il aimait passionnément, et qui le faisait vivre. Mais, à son extrême chagrin, son irritation contre la peinture continua, et vint au point, en dépit des douces remontrances d’Agnès, de lui faire renvoyer tous ses écoliers, et de vendre, pour ce qu’on voulut lui donner, non-seulement ses tableaux, mais tout ce qui tenait matériellement à cet art. Il aurait de même disposé de ces esquisses, si Agnès n’avait pas trouvé le moyen de les soustraire. Il reprit des livres qui lui restaient de la bibliothèque de son père, et recommença avec ardeur l’étude de la mécanique, dans laquelle il fut encouragé par un de ses voisins, dont le fils avait été son écolier, et qui était à là tête d’une immense manufacture. Dans ses entretiens avec M. Lewis, il avait découvert que ce dernier possédait aussi la théorie de cet art, si nécessaire dans une fabrique. Il lui persuada de s’y remettre, et l’assura que le profit qu’il retirerait de nouvelles inventions mécaniques irait bien au-delà de ce qu’il pouvait attendre de son pinceau.

Le cœur de la pauvre Agnès succombait de chagrin  ; elle savait que M. Lewis père s’était ruiné dans cette occupation : son fils, moins habile que lui, n’ayant pas l’habitude de ce genre de travail, ne devait pas mieux y réussir. Il fallait commencer par acheter outils nécessaires, faire des essais, payer bien cher des ouvriers pour exécuter ce qu’il imaginait, sans être sûr de réussir, elle ne voyait devant elle que la récapitulation de ses peines et de sa misère. Ludovico devait venir passer, chez ses parens, les vacances d’été, elle s’en était fait une fête, mais elle craignait actuellement ou qu’il n’adoptât le nouveau travail de son père, ou qu’il ne condamnât sa versatilité. Elle résolut donc de le laisser à l’école, et ce fut dans la visite qu’elle lui fit à ce sujet, qu’il s’aperçut de l’abattement et de la tristesse de sa mère, et qu’il s’en inquiéta.

M. Lewis avait déjà eu de ces velléités mécaniques ; comme il avait étudié cette science dans sa première, jeunesse, vu travailler son père, et qu’il avait vraiment du talent et de la facilité pour tout ce qu’il entreprenait avec zèle, ses premiers essais, réussirent. Il avait presque achevé la construction d’une machine calculée, pour améliorer et faciliter la manufacture des draps, et qui diminuait beaucoup la main-d’œuvre, sans cependant la rendre inutile ; chose essentielle dans un pays aussi populeux. Elle répondit parfaitement au but, et le gentilhomme qui avait engagé Alfred à se tourner de ce côté triomphait, et disait à madame Lewis que, cette invention l’emportait mille fois, sur toutes les peintures du monde. Sans doute il avait raison quant à l’utilité ; et comme ce qui était utile plaisait toujours à notre Agnès, elle convint que si son mari pouvait persister dans cet art, tout n’en irait que mieux, et que du moins ses succès ne dépendraient plus de la mode et du luxe. Elle avait repris un peu de courage, d’espérance, lorsque M. Lewis reçut une lettre du secrétaire de l’Académie royale, qui lui mandait de retirer son tableau, l’exhibition étant fermée depuis quelques semaines.

Au dépit, à la colère avec laquelle Alfred rejeta cette lettre, sa femme comprit que le sujet en était pénible. Il sortit en lui disant de la lire, d’y répondre, et de faire ce qu’elle voudrait du tableau ; que le mieux serait de le faire jeter au feu, et qu’il ne voulait ni le revoir, ni en entendre parler.

Agnès qui n’était pas de son avis, se rappela qu’une, de ses connaissances d’York s’était établie à Londres ; cette personne lui avait témoigné assez d’intérêt pour qu’elle pût la réclamer au besoin pour un léger service. Elle lui écrivit, lui raconta en détail la mésaventure de son mari, au sujet de ce tableau, et la pria de le retirer dans sa maison pour quelque temps.

M. Lewis, fier de ses premiers efforts en mécanique, voulut perfectionner encore son industrieuse machine avant qu’elle fût terminée. Il lui vint d’autres idées ; et comme elle devenait plus parfaite à chaque nouvelle épreuve ; que lui-même faisait (disait-il) d’étonnans progrès dans cet art en l’exerçant, il perfectionnait sans cesse sans rien achever, disant toujours à Agnès que pour assurer sa réputation et sa fortune, il fallait que sa première mécanique fût un chef-d’œuvre, et qu’il était sûr d’y parvenir. Mais en attendant le temps s’écoulait ; il ne tirait aucun argent, et en dépensait beaucoup dans ses essais, De nouvelles dettes furent nécessairement contractées avant que rien fût assez achevé pour demander la récompense qu’on lui avait promise ; et la personne qui avait pronostiqué ses succès avec tant d’assurance, commençait à désespérer de leur accomplissement.

Cependant il annonça que, suivant toute apparence, il pourrait dans trois ou quatre jours livrer son admirable machine ; madame Lewis tremblait qu’il ne lui vint dans l’esprit quelque perfection de plus, lorsqu elle reçut de Londres une réponse de l’amie à qui elle avait confié le soin de retirer le tableau, et cette lettre… ah ! qu’elle joie pour Agnès d’avoir à l’apprendre à son mari ! cette lettre contenait l’heureuse nouvelle qu’elle avait montré ce tableau à un gentilhomme connu par son goût pour les arts et sa libéralité ; qu’il avait déclaré que c’était un des meilleurs paysages qui eut paru depuis long-temps ; que l’artiste était un homme plein de génie, et que c’était le plus grand dommage qu’un talent aussi distingué fut enterré dans une petite ville de province. Ce morceau (avait-il ajouté) valait cent guinées au moins. L’amie d’Agnès l’avait pris au mot, et le lui avait offert à ce prix ; il l’avait acheté sans balancer, et la lettre contenait des billets de banque pour cette somme. Mais ces billets qui causèrent la plus grande satisfaction à madame Lewis, et la tiraient d’une horrible détresse, ne firent pas autant de plaisir à son mari que le témoignage de l’acheteur sur son talent et sur son génie. Il posa les billets de banque sans les regarder, lut et relut l’article avec une orgueilleuse joie qui brillait dans ses yeux et animait toute : sa contenance : « Je suis donc encore un peintre, disait-il en se promenant dans la chambre avec fierté ; je ne dépendrai plus pour mes ouvrages et ma célébrité d’ouvriers bornés qui ne peuvent saisir mes idées. La nature, la belle nature se reproduira encore avec tous ses charmes sous mon pinceau ; j’irai l’étudier, et la rendre sur la toile comme une création nouvelle ! » et l’heureux Alfred semblait avoir retrouvé la liberté et la vie. « Ah ! quel bonheur, disait-il, de pouvoir abandonner le triste compas, la lime, les vils instrumens mécaniques, de n’être plus l’esclave d’un manufacturier, le compagnon d’un charpentier, d’un fondeur, etc. etc., de sortir de ce sombre atelier, de ne plus imiter que les œuvres du Tout-Puissant. »

Mais, mon cher Alfred, lui dit Agnès, puisque vous êtes si près d’avoir fini cette belle machine, vous ne voulez sûrement pas l’abandonner ! Vous peindrez après autant qu’il vous plaira ; mais avant de vous y remettre il faut achever ce que vous avez si bien commencé, ce qu’on attend de vous.

Quelle absurdité ! s’écria Lewis ; il faudrait que je fusse fou pour perdre un jour de plus dans cette obscure place. N’avez-vous donc pas lu ce qu’a dit ce Monsieur : « que c’est le plus grand dommage qu’un tel artiste soit confiné dans une ville de province. » Il a raison, mille fois raison ; Londres est le seul séjour où un artiste distingué puisse être connu. J’ai été trop long-temps claquemuré parmi des ignorans, des gens qui ne se doutent pas de ce que c’est que le génie. Nous allons partir incessamment : allez, ma chère Agnès, chercher votre fils, et qu’après demain au plus tard tout soit prêt pour notre départ ; quant à la machine, je laisserai mes directions. Au point où elle en est, le plus commun charpentier peut la finir comme moi.

Avec plus d’un soupir la docile Agnès obéit à l’impétueuse volonté de son mari ; elle était charmée cependant de son bonheur et de lui voir reprendre sa passion pour son premier état, celui où il était le plus sûr de réussir. Tous les essais de mécanique l’en avaient un peu dégoûtée, et le succès et la vente de son tableau l’avaient de nouveau encouragée pour la peinture, pour laquelle elle avait un goût naturel et assez de talent. Alfred pouvait peindre à côté d’elle, aidé par elle, au lieu que la mécanique les séparait toute la journée, et n’y entendant rien, elle ne pouvait pas même en parler avec lui. D’après la lettre de son amie, elle pensait aussi qu’il était probable que les talens de son mari seraient mieux appréciés et plus récompensés dans la métropole ; elle n’était donc pas fâchée d’y aller ; mais elle aurait voulu qu’avant de s’embarquer dans une nouvelle entreprise, il eût au moins terminé celle qui l’occupait depuis tant de mois, et qu’il en eût reçu les émolumens. Il aurait pu alors, après avoir payé toutes ses dettes, emporter une somme d’argent qui pût les faire vivre à Londres quelques mois sans être dans la nécessité de dépendre absolument d’un état précaire, et de dégrader son nom et son art en peignant pour gagner journellement sa vie. Agnès était la raison même ; mais, hélas ! le poison de la flatterie avait coulé son venin dans l’oreille de son mari ; il ne pouvait plus entendre la douce voix de la sagesse et de l’amour. Il appela en hâte ses créanciers, les paya avec les billets qu’il avait reçus, manda un charpentier du voisinage qu’il avait employé pour sa machine, et lui vendit, pour quelques pièces, cet ouvrage auquel il avait employé six mois, et qui dans peu de jours, s’il avait voulu l’achever, lui en aurait procurer dix fois plus. Pendant qu’Agnès faisait ses paquets, il alla à Fulneak retirer Ludovico de son école, que le jeune homme quitta avec un grand regret ; et le lendemain il se mit en route avec sa famille an plus fort de l’hiver, sans protection, sans ouvrage assuré, n’ayant plus même un seul tableau à vendre, et ne possédant au monde que dix guinées en outre des frais du voyage.

En arrivant ils allèrent d’abord chez l’’amie qui avait vendu leur tableau, elle était partie pour Poalth où elle devait passer tout l’hiver. M. Lewis s’informa du gentilhomme qui avait acheté son ouvrage, et qui prisait si fort son talent ; il était allé résider dans sa terre en Irlande, et il avait emporté son emplète comme un morceau très-précieux pour embellir sa demeure : ce seul mot, dit par quelqu’un de très-indifférent, le consola de tous ses contre-temps. Il était encore dans le charme des éloges et persuadé que dès qu’on verrait un de ses ouvrages, tous les amateurs s’empresseraient d’en acheter ; tous ses malheurs (selon lui) venaient seulement d’avoir habité la province, et de ce que son tableau avait été mal placé. À présent à l’abri de ces deux inconvéniens, il était indubitable qu’il allait s’enrichir en peu de temps.

Agnès était moins confiante ; elle voyait son mari perdu dans l’immensité d’une capitale, sans aucune connaissance, sans avis pour le diriger, sans patron pour l’encourager, sans avoir même une peinture à montrer ; sans aucun objet matériel pour en faire d’autres, et presque sans argent pour se les procurer. Dans son accès de dépit conte la peinture, il avait tout vendu, et presque pour rien, et il fallait se repourvoir de tout dans une ville où tout se vend au poids de l’or. Plusieurs petits tableaux finis, d’autres prêts à l’être, et dont la vente lui aurait donné le temps d’en faire de nouveaux : tout avait été sacrifié à son dégoût momentané pour un travail qui plus que tout autre demande non-seulement une infatigable activité et une patience à toute épreuve, mais aussi une volonté ferme qui ne cède pas à la moindre contrariété, M. Lewis se trouvait au milieu de Londres comme un marinier au milieu de l’Océan sans compas ni boussole ; mais son exaltation le soutenait encore. Il acheta promptement des couleurs, des pinceaux, un chevalet, des châssis ; presque tout l’argent qui lui restait y fut employé, et il n’avait pas encore de logement où se placer avec tout cet attirail de peinture. Mais Agnès y avait pourvu : pendant qu’il faisait ses emplètes avec son fils, elle avait cherché une chambre et un cabinet où il y eut un bon jour pour peindre ; c’était tout ce qu’elle demandant. Elle s’informa en même temps d’un marchand gantier, résolue à recommencer ce travail où elle était devenue très habile, et qui lui offrait un petit gain journalier, modique il est vrai, mais assuré. Elle trouva le tout réuni dans la même maison, et calcula qu’avec un travail assidu elle pourrait payer ce petit appartement qu’elle loua par semaine. Le propriétaire charmé d’avoir sous son toit une aussi parfaite ouvrière, lui promit de ne pas la laisser manquer d’ouvrage. Mais son mari ne pouvait se mettre au sien ; depuis long-temps occupé d’autre chose, ayant rejeté toute idée relative à son art, il ne s’en présentait plus à son imagination ; la saison ne permettait pas d’en aller chercher dans la campagne. Un abattement aussi funeste que l’exaltation s’était emparé de ses facultés. Assis devant sa toile il ne trouvait rien à y placer, quand son Agnès, qui venait de débaler ses effets, arriva près de lui avec le précieux rouleau de ses meilleures esquisses, qu’elle avait, comme on le sait, sauvé du naufrage, et qui furent pour lui la manne dans le désert. Elle avait aussi mis à part sa palette et quelques-unes de ses couleurs les plus précieuses. Ludovico s’empressa de l’aider en tout ce qui était en son pouvoir ; il garnit la palette, plaça près de son père, comme il savait qu’il en avait l’habitude, tout ce dont il avait besoin. Ainsi entouré et secondé par tout ce qu’il aimait au monde, Lewis sentit son espoir renaître et son courage se ranimer. « Je suis inspiré par mon génie, » s’écria-t-il avec feu ; et, faisant un choix parmi ses dessins, il travailla avec un zèle extrême, et fit en très-peu de temps deux petits tableaux délicieux des lacs du Cumberland qui dans ce moment-là étaient en grande réputation, et dont la vue rappelant à la pauvre Agnès tant de jours heureux, lui fit répandre des larmes à la fois douces et amères.