Traduction par Isabelle de Montolieu.
chez Arthus Bertrand (tome 1p. 198-224).

CHAPITRE X.

Pendant quelques jours Ludovico fut si mal, que tout travail quelconque de sa part ou de celle de ses parens fut suspendu. Dans ses rêveries, dans son sommeil, et même lors qu’il ne dormait ni ne rêvait, il n’avait d’autre idée que celle du billet de banque et de l’arrivée de M. Higgins, qui ne trouverait pas le montant de son billet. Sa guérison en fut retardée ; mais enfin sa jeunesse et les soins et les prières ardentes de sa mère l’emportèrent. Il entra en convalescence. Passionné pour le plein air et la belle nature comme son père, dès qu’il put marcher, il pria celui-ci de venir se promener avec lui. M. Lewis lui fit faire un petit tour hors de la ville. Au retour, étant près de la maison, M. Lewis se rappela que la personne qui faisait les châssis et les cadres de ses tableaux, et pour qui il peignait actuellement, l’avait fait demander pendant que Ludovico était si mal. Il n’avait pu y aller, et curieux de savoir ce qu’on lui voulait, il dit à son fils de rentrer sans lui, qu’il allait bientôt revenir. Au moment où il venait de le laisser, deux dames passèrent. L’une d’elles, après avoir jeté sur Ludovico un regard attentif, s’avança et lui dit : « N’êtes-vous pas ce petit garçon qui vend des images et dont le père était en prison il y a quelque temps » ?

Il eut d’abord l’idée que ce ne pouvait être que madame Higgins qui venait de la part de son mari réclamer son argent. Son visage pâle devint cramoisi ; mais il répondit promptement : « Oui, madame, je suis Ludovico Lewis ; mon père est à présent en liberté.

— Vraiment, j’en suis bien aise. J’ai à lui parler ; je ne pouvais découvrir où vous logiez : menez-moi chez vos parens ».

Surpris, mais un peu rassuré, il fit entrer les dames dans la maison et dans l’appartement qu’ils y occupaient. Quoique de très-peu d’apparence, Agnès le tenait toujours très-propre, et si rangé qu’il ne craignit pas de les y introduire. Sa mère, qui attendait à la fenêtre le retour de son cher petit convalescent, les vit entrer et alla au-devant d’eux, tremblant comme son fils que ce ne fût madame Higgins. À peine étaient-elles entrées que M. Lewis revint. Quoiqu’il fut mal mis, sa manière de se présenter et de parler annonçaient si bien sa condition, il avait encore l’air si noble et si bien élevé, que la dame qui avait parlé à Ludovico n’eut aucun doute que ce ne fût bien M. Alfred Lewis. Elle le salua poliment, l’invita à s’asseoir à côté d’elle, et lui dit :

« M. Lewis, votre petit garçon a été le moyen dont la Providence s’est servi pour vous donner en moi une amie sincère et zélée. Je lui suis encore inconnue, et depuis long-temps il m’intéresse. J’ai vu ses dessins ; ils annoncent un talent rare à cet âge. J’ai pris des informations sur lui, sur ses parens, et j’ai appris avec plaisir avec quelle perfection vous professez un art que j’aime par-dessus tous les autres ; et je puis en juger, dit-elle en dirigeant ses regards sur le chevalet, où il y avait un très-beau paysage fort avancé. Je l’admirerai à loisir ; mais j’en vois déjà assez pour me féliciter de vous avoir procuré la place de maître de dessin du grand pensionnat de miss Wilson, à Chapel-Town. Vous serez tenu d’y passer deux jours par semaine ; le reste de votre temps sera à votre disposition. Vu la grande quantité d’écoliers, les honoraires pourraient aller au-delà de deux cents livres sterling par année. Mais, pour vous sauver tout risque, miss Wilson s’engage à vous payer cette somme. Vous recevrez cinquante livres par quartier. Elle connaît vos talens, et demande seulement de la régularité. »

Agnès, au comble de la joie, leva les yeux au ciel pour le remercier de ce bonheur inattendu. Mais à l’instant se rappelant quel mépris son mari avait pour la pratique de l’enseignement, la crainte qu’il ne refusât s’empara d’elle au point qu’elle se sentit prête à s’évanouir. Ayant veillé son fils pendant plusieurs nuits et souffert toutes les angoisses d’une mère qui tremble de perdre un tel enfant, elle n’était pas assez forte pour supporter même une légère émotion. Ludovico la voyant pâlir et ses yeux se fermer, cria que sa mère se trouvait mal. M. Lewis la regarde aussi, se lève avec effroi, s’approche de sa femme, la soutient dans ses bras. Ludovico aussi pâle, aussi faible que sa mère, ne peut pas lui aider. M. Lewis voit ces deux êtres chéris, ses anges tutélaires près de succomber sous le poids da malheur et de la misère. Agnès cherche à se ranimer, et pressant ses lèvres pâles sur la joue de son Alfred, elle prononce tout bas : « Accepte au nom du ciel et de nos enfans. » Il comprit alors ce qui avait saisi Agnès. Il lui serra la main tendrement, et se tournant vers l’étrangère, il répondit avec l’expression de la plus vive reconnaissance qu’il ferait tout ce qui dépendrait de lui pour répondre à ses recommandations. Agnès l’entendit, et son cœur se dilata. Ses joues et ses lèvres reprirent une douce teinte. Elle put respirer et s’élever en actions de grâces intérieures vers ce Dieu tout bon qui la tirait de sa détresse, assurait à sa famille une honnête subsistance, et avait enfin touché le cœur de son mari.

Quand les dames furent parties, il y eut une grande consultation sur cet important objet. M. Lewis devait être présenté à Chapel-Town le lundi suivant. Il fallait qu’il fût habillé proprement de la tête aux pieds, et il n’avait pas un bon habit. Sa femme lui dit qu’elle ne doutait pas que M. Bradley ne lui fit crédit quand il connaîtrait ses appointemens.

« Je ne veux plus me servir de ce coquin, dit M. Lewis avec colère. Il enfle son mémoire du double, et me retient six mois en prison. Je ne veux lui avoir aucune obligation. »

Agnès soupira : « Il vous a délivré, mon cher, pour la moitié de la dette.

— Et n’a fait que son devoir. Je ne veux plus en entendre parler, vous dis-je. Puis après une pause il ajouta en souriant : « j’emprunterai le trésor de mon petit Ludovico. Ce M. Higgins ne me semble pas très-pressé de son argent ; qu’en dis-tu, mon garçon ?

— Mon papa, dit Ludovico avec sentiment et fermeté, tout ce que je posséderai vous appartient ; je travaillerai pour vous jour et nuit ; mais je ne puis vous donner mon argent, je veux dire cet argent… je ne puis pas le donner, parce que… parce qu’il n’est pas à moi.

— Cet enfant est fou, dit son père avec colère. » Mais un regard jeté sur son Agnès, qui n’était pas encore bien remise et recommençait à trembler, le calma subitement, ou plutôt il fit un effort sur lui-même. Il attira doucement l’enfant à lui, serra ses deux mains dans les siennes, et avec un ton mêlé de tendresse et d’autorité il raisonna avec lui.

« Mon cher, lui dit-il, vous êtes d’âge à comprendre ce que je vais vous dire : ainsi écoutez-moi avec attention. Vous savez qu’il faut que je paraisse à la pension de miss Wilson proprement habillé, ou bien elle ne m’emploierait pas. Si elle m’emploie elle me paiera ; et moi immédiatement je remettrai et compléterai l’argent du billet, et j’aurai en outre un grand bénéfice, avec si peu de risque, que ce serait vraiment un péché dans ma situation que de ne pas me l’assurer par tous les moyens honnêtes. Ne le voyez-vous pas ainsi, mon fils ? pensez-y-bien. »

Après un moment de silence Ludovico répondit :

« Je vois qu’il faut que vous soyez habillé proprement, papa, et je sais que vous n’avez point d’argent et qu’il vous en viendra ensuite, au moins je l’espère. Mais je vois aussi que nous n’avons pas le droit de prendre celui de M. Higgins, de peur de ne pouvoir jamais le payer, parce que vous pouvez mourir et que je puis mourir aussi cette nuit même ; nous pouvons tous mourir. Ne soyez pas fâché contre moi, cher papa ; mais je ne puis, non, en vérité, je ne puis pas vous le donner. J’ai dit à son fils et à M. l’instituteur de Fulneak que j’avais presque tout l’argent qui lui revient. Ils me croiraient un menteur ; et M. Higgins… Non, non, papa, je ne puis vous le donner ; et si vous le prenez, mon cœur se brisera de chagrin, et celui de maman aussi.

— Je ne le prendrai pas pour le monde entier, s’écria vivement M. Lewis ! Vous ne me connaissez-pas, mon enfant. Mon honneur est tout aussi rigide que celui de votre mère. Je voulais convaincre votre raison d’un expédient innocent, et non vous persuader de faire une action immorale. Mais j’ai fini : ou vous n’avez pas assez de bon sens pour être convaincu, ou vous êtes encouragé dans la dureté et la désobéissance. » En disant cela M. Lewis prit son chapeau, l’enfonça avec colère, et sortit de la maison.

Agnès trembla que cette colère ne le portât à refuser la place qui lui était promise. Elle l’avait vu souvent abandonner ses projets quand il était contrarié, et craignait qu’il ne fût pas devenu plus sage par ses souffrances. Elle réfléchit à ce qu’il y avait de mieux à faire. Après quelques minutes, elle se leva, prit son Ludovico par la main, et alla chez un mercier du voisinage, chez qui elle prenait tout ce dont elle avait besoin, et qu’elle connaissait pour un homme sage et honnête. Elle lui raconta franchement le cas dans lequel elle se trouvait. Il l’écouta avec grande attention, puis il lui dit d’être tranquille, d’acheter ce qu’il fallait pour mettre son mari en état de paraître honnêtement, et qu’il lui en ferait volontiers l’avance. Agnès détestait de faire des dettes ; mais cette fois c’était une nécessité qui la conduisait à n’en plus avoir. Elle remercia son voisin, et rentra chez elle plus tranquille sur cet objet, mais inquiète de l’absence de son mari, qui n’était point revenu.

Plusieurs heures s’écoulèrent encore dans cette anxiété. Enfin il parut ; et si son retour calma les craintes d’Agnès, il ne diminua pas sa tristesse. M. Lewis n’avait jamais eu de goût pour le vin ; et cette fois Agnès s’aperçut visiblement qu’il avait eu recours à ce moyen de se distraire, et qu’il n’était plus à lui-même. Elle en fut affectée comme d’un nouveau malheur ; et cette soirée, qu’elle avait espéré être si heureuse, fut, ainsi que l’avaient été tous ses songes de bonheur, enveloppée de sombres nuages et de vains regrets.

Le matin suivant M. Lewis était assis à son chevalet le cœur malade, la tête pesante, honteux de son ivresse de la veille, incapable de travailler et ne voulant pas se plaindre ; lorsque la famille entendit frapper un coup à la porte, suivi de l’entrée de M. Higgins, qui s’adressa immédiatement à Ludovico. Eh ! bien, mon honnête petit garçon, lui dit-il, j’apprends que vous êtes capable de faire le bien pour le mal, en me rendant le billet de banque et le reçu que j’ai perdus, comme un fou que j’étais de me mettre ainsi en fureur, et de frapper un innocent enfant ! Mais chaque homme est fou quand il se laisse aller à ses passions ; n’est-ce pas vrai cela ? » dit-il en s’adressant à M. Lewis, comme pour lui demander son approbation. M. Lewis eut l’air d’en convenir, mais seulement par un signe de tête. Agnès eut peine à retenir un soupir.

« Terminons notre affaire, mon petit ami, dit M. Higgins en tirant un écritoire de poche et s’asseyant devant une table. Vous avez payé douze schillings pour les avertissemens. Je veux, mon enfant, vous donner une guinée de récompense pour le billet de cinq guinées : ainsi vous m’en donnerez trois et douze schillings, et nous serons en règle. »

M. Lewis, extrêmement agité, se leva, ouvrit la fenêtre, eut l’air de regarder dans la rue, et de ne point vouloir se mêler de ce qui se traitait.

Ludovico courut à l’armoire où était la tasse au trésor ; il vint la vider sur la table. Mais il eut beau compter et son argent et sa monnaie avec l’aide de M. Higgins, ils ne trouvèrent que trois guinées, neuf schillings et quelques sous. Il allait demander le reste à sa mère ; mais il savait qu’elle n’avait plus rien. Son mari en sortant la veille avait sur lui le peu d’argent qu’ils possédaient, qui aurait pu et au-delà compléter la somme. Sûre qu’il l’avait dépensé, elle ne voulut pas le blesser et l’affliger par une question inutile. Elle ouvrit un tiroir, prit une belle paire de gants qu’elle avait finie depuis peu, et elle les posa en silence sur le tas de monnaie.

M. Higgins les prit aussi sans mot dire ; il comprit d’abord cette action et son motif. Il regarda les gants, les plia soigneusement et les mit dans sa poche, se disant intérieurement que l’ouvrage d’une femme vertueuse valait bien plus que de l’or. Il sentit une larme border ses paupières, une larme que la pitié, l’estime, l’admiration faisaient sortir de son cœur ému. Il se remit, et dit avec bonté : « Bien, mon petit compagnon, je suis très-satisfait, et j’espère que vous l’êtes aussi.

— Oui, monsieur, répondit Ludovico ; je suis bien content que cela soit arrangé, et je vous remercie beaucoup de prendre si peu.

— Oui, mon enfant, reprit doucement M. Higgins, vous êtes charmé, je le comprends, que cette affaire soit finie. Mais vous n’avez pas cependant à beaucoup près le même plaisir que vous auriez eu si vous m’aviez donné mon billet de banque et reçu en retour une belle guinée d’or, bien brillante, qui vous aurait appartenu. Vous vous seriez trouvé riche en argent, riche par la faculté de le dépenser ou de le donner à vos parens. Actuellement vous êtes seulement bien aise d’être déchargé d’une dette, et c’est, il est vrai, une bonne et très-bonne chose. Mais avoir votre argent et votre dette payée serait encore meilleur, n’est-ce pas ?

— Il est vrai, monsieur, dit Ludovico ; mais… » Il allait dire : mais j’ai tiré mon père de prison, et sans votre argent il y serait encore. Il craignit de faire de la peine à celui-ci et à sa mère, et se tut.

« Eh bien ! mon bon enfant, continua l’honnête fermier, que ceci soit une leçon pour vous, aussi long-temps que vous vivrez, de ne pas faire de dettes avec l’espoir de les payer par votre travail. Le travail est pesant quand, au lieu de procurer quelque bien-être à soi-même et à sa famille, il ne sert qu’à acquitter une dette, qu’à rembourser un argent consommé d’avance. Cette règle doit être surtout observée dans des occupations telles que la vôtre, où le goût et l’imagination doivent agir. Il est presque impossible d’exercer l’un ou l’autre avec succès, quand l’esprit est tourmenté de l’idée d’une dette et de n’avoir rien pour vivre après qu’on l’aura payée. Un homme honnête, dans une telle situation, peut travailler beaucoup, mais ne travaillera pas bien. Je vois, mon cher petit, que vous me comprenez, et je suis sûr que vous vous le rappellerez.

— Je ne l’oublierai jamais, monsieur, dit vivement Ludovico. » Il avait d’autant mieux compris les leçons de M. Higgins, qu’il avait entendu dernièrement son père soupirer profondément en peignant pour payer l’ouvrier qui lui avait fait ses cadres et ses châssis, à qui il les devait encore, et qui avait consenti à prendre des tableaux en paiement. Au lieu que lorsqu’il peignait avec la chance de vendre, ou (comme il le disait) par l’impulsion de son génie, il était si heureux, qu’à peine pouvait-on l’arracher de son ouvrage pour les repas.

« À présent, dit encore M. Higgins, nous avons une seconde affaire à arranger ensemble. Vous voyez que je suis régulier ; je ne fais jamais deux choses à la fois. Dites-moi, mon bon petit garçon, combien j’ai gâté de vos portraits quand je vous poussai si rudement ? Je sais qu’ils sont tombés dans la boue ; et cette couleur-là ne rend pas en peinture.

— Oh ! monsieur ! ne parlez pas de cela. Vous savez que vous m’avez jeté un schilling quand vous passiez à cheval.

— Oui, sans doute ; c’était pour coup que je vous avais donné. Je ne savais pas alors que je vous eusse fait d’autre tort ; mais je vois par l’état dans lequel vous avez retrouvé mon reçu, que vos peintures doivent-avoir souffert. Dites-moi à combien se monte votre perte.

— Eh bien ! monsieur, il y en a eu sept de gâtées ; mais les cartons ont pu me servir et valent un schilling. Ainsi le dommage n’est que de la valeur de six de mes tableaux.

— Honnête et bon enfant ! j’aime cette distinction. Elle prouve non-seulement de la bonne-foi, mais de la régularité. Voilà donc six schillings qui vous reviennent en conscience. »

Ludovico rougit de plaisir, et sentit celui d’avoir pour la première fois de sa vie quelque chose de bien à lui. C’était le fruit de son travail, et il ne le devait pas. Il les donna à sa mère, qui lui dit de les garder.

« Actuellement, dit M. Higgins, voilà encore deux guinées qui vous appartiennent de droit. Je les ai promises sur les papiers à la personne qui trouverait mon reçu, et je suis bien aise que ce soit vous. Vous pourrez vous acheter quelques habillemens, dont je m’aperçois que vous avez besoin ; et je desire, mon cher enfant, que vous les portiez en bonne santé et en joie. ».

Ludovico recula et ne voulut pas prendre les deux guinées : « En vérité, monsieur, dit-il, vous êtes trop bon. Mais je ne sais… il ne me semble pas… Je vous en prie, maman dites-moi si je puis prendre tout cela pour avoir ramassé et rendu un petit morceau de papier qui ne me sert à rien ? »

M. Lewis avait encore l’air d’être à la fenêtre ; mais en réalité il était entièrement dans la chambre et ne perdait pas un mot de ce qui se disait. Tous les sentimens de l’orgueil de sa naissance se réveillaient dans son âme. Au moment de la question de son fils, il se retourna et lui jeta un regard qui voulait dire : Non, non, n’accepte pas cet or. Ces mots étaient sur ses lèvres ; mais la veste rapiécée et les souliers troués du pauvre Ludovico frappèrent ses yeux, et il se tut en se disant à lui-même : Bientôt je pourrai rendre à cet homme ses deux guinées. La réponse de la mère, quoique prononcée à voix basse, fut seule entendue.

« Prends-les, mon amour, dit-elle à son Ludovico, puisque M. Higgins a la bonté de te les donner, et considère cet or non-seulement comme le don d’un homme bienfaisant, mais aussi comme celui d’une bonne Providence qui veille sur nous, et nous a envoyé un ami dans l’heure du besoin. Rappelle-toi aussi, mon fils, que ce qui paraît peut-être l’effet d’un heureux hasard qui t’a fait trouver ces billets, n’est que la suite d’un système régulier d’industrie et de persévérance dans le travail qui produit toujours d’heureux effets.

Outre les bonnes leçons que vous pourrez tirer de cet incident, ajouta M. Higgins, recevez encore celle-ci. Je vous ai donné deux guinées pour la trouvaille d’un reçu dont la perte m’en aurait coûté vingt-huit : ainsi, que votre conscience soit tranquille. Mais écoutez ceci : Le marchand de blé à qui j’avais affaire n’est point un mal-honnête homme ; il n’avait pas, j’en suis sûr, l’intention de me voler : C’est un homme négligent qui ne tient pas ses livres en ordre, et qui pour s’épargner la peine de faire une trace, ou d’écrire le mot payé, a risqué de me faire perdre une grosse somme. Il arrive beaucoup de malheurs dans ce monde par la négligence, la paresse, l’étourderie. Le même homme qui me faisait ce tort se le serait fait à lui-même dans une autre occasion, et deviendrait, ainsi voleur ou volé, sans bénéfice et sans intention. Il ne suffit pas toujours de n’avoir point de vice réel à se reprocher pour ne pas faire tort à son prochain. Ainsi un homme sage, doit toujours prendre des reçus de peur d’accident, et un homme prudent ne pas les perdre, ainsi que je l’ai fait. »

Ludovico écoutait avec une extrême attention toutes les paroles de M. Higgins. « Si je ne me rappelle pas exactement tout ce que vous venez de me dire, monsieur, lui dit-il, je suis sûr au moins de me souvenir de votre bon conseil, et quand je serai un homme je prendrai toujours des reçus. Cependant… dit-il en hésitant et regardant son père timidement,… cependant papa n’en prend jamais, et si, comme il le dit… si je croyais… peut-être ferais-je mieux de l’imiter ; je ne voudrais pas agir autrement que mon père.

— Et vous auriez tort, mon enfant, s’écria M. Lewis ; tout ce que vous a dit M. Higgins est parfaitement juste et sensé. J’ai souffert assez souvent du manque de cette sagesse qu’il vous recommande pour desirer que là-dessus vous ne suiviez pas mon exemple. Mais je l’avoue, tous ces petits soins sont absolument incompatibles avec……

— Pardonnez-moi, M. Lewis, si je vous interromps, dit le digne étranger en jetant un coup-d’œil expressif sur Ludovico ; vous en avez dit assez pour convaincre votre fils qu’il a entendu des préceptes utiles ; qu’un grand génie peut, sans s’abaisser, descendre aux petits détails qui composent la vie ; et qu’un génie aspirant doit de bonne heure en prendre l’habitude, puisqu’il est impossible de se promettre d’être toujours vertueux et pieux si on les néglige tout-à-fait : or personne ne peut nier que la vertu est la couronne du génie, et la religion l’âme de la vertu. »

Il prit ensuite congé de la famille, mais avec quelques nuances. Il fut poli avec le père, tendrement respectueux avec Agnès, et très-caressant avec Ludovico, qu’il n’appelait que son cher petit ami, en riant de la manière un peu rude dont leur amitié avait commencé.

FIN DU PREMIER VOLUME.