Traduction par Isabelle de Montolieu.
chez Arthus Bertrand (tome 1p. 179-197).

CHAPITRE IX.

Quand Ludovico, avec sa nouvelle pacotille d’images peintes, arriva sur la place du marché, il trouva la vieille femme qui guettait son arrivée. Elle lui dit qu’elle avait vendu ses jolis étuis de papier dans le voisinage de Pudney, et presque tous à des frères Moraves qui y avaient leur établissement ; qu’elle avait été à leur grande école à Fullneak, et qu’elle avait dit à l’un des maîtres que ces étuis avaient été faits par un charmant petit garçon qui dessinait aussi la Sainte-Vierge et l’enfant Jésus, et beaucoup d’autres choses. « Je lui ai raconté, mon doux petit ange, ajouta-t-elle, que vous m’aviez donné ces étuis pour rien (ce dont Dieu vous bénisse) ; il m’a répondu : Si ce petit Ludovico veut m’apporter ici ses peintures, il en vendra un bon nombre aux écoliers, qui reviennent à présent, précisément, de leurs vacances ; ils ne peuvent pas mieux dépenser l’argent que leurs parens leur ont donné, qu’en encourageant un enfant si ingénieux, si industrieux et si charitable. »

Comme plusieurs personnes avaient été témoins au marché précédent du malheur du pauvre petit marchand de peintures, lorsqu’il avait laissé tomber sa marchandise dans la boue, elles ne furent que plus disposées à l’en dédommager. Toute sa cargaison fut bientôt vendue ; il rapporta à sa mère une demi-guinée, qui vint fort à propos pour payer leur logement. Il lui raconta ce que lui avait dit la bonne femme, et proposa d’aller à Fullneak avec beaucoup de petites peintures variées, calculées pour les goûts et la bourse des jeunes acheteurs. Constantine, qui déjà marchait seule, lui fournissait à chaque instant de nouveaux modèles des jeux et des attitudes gracieuses de la première enfance. Madame Lewis ne fit d’autre objection que la longueur du chemin (il y avait près de sept milles). Cependant, comme on était aux plus longs jours et que la santé de Ludovico se fortifiait à vue d’œil, elle donna son consentement. Celui-ci sortit tout joyeux pour aller acheter du papier et du carton, résolu de se mettre à l’ouvrage dès l’aube du jour suivant, et de faire dans la soirée quelques nouveaux étuis pour sa vieille amie.

Comme il sortait de la boutique du marchand de papier, quelqu’un le frappa rudement sur l’épaule ; il se retourne et voit avec surprise son ancien ami le colporteur. « Vous voilà bien étonné, dit-il à Ludovico, qui ouvrait de grands yeux ; vous avez cru que je ne reviendrais plus, n’est-ce pas ? Vous pensiez que j’étais un coquin, un voleur.

— J’étais du moins bien surpris et bien fâché que vous eussiez emporté mes peintures : qu’en avez-vous fait ?

— Toutes vendues, mon enfant et depuis long-temps. Venez, faisons notre compte ici sur ce banc. Voilà vingt-six schillings qui vous reviennent, mon petit ami, et vous m’en ferez vite une autre pacotille cette semaine. Je vais bientôt faire un autre long voyage, et je vous en tiendrai compte aussi fidèlement que cette fois.

— Je dessine mieux que je ne faisais, dit Ludovico, et je ne puis plus les laisser à aussi bon marché.

— Eh bien, dit le colporteur, je vous donnerai une guinée et demie pour douze portraits ; mais mettez-vous-y tout de suite je vous paierai cette fois en les recevant. »

Ludovico revint à la maison bien vite. Son cœur était si léger et si content en racontant à sa mère le retour du colporteur, en lui remettant les vingt-six schillings, et en lui donnant l’espoir qu’il pourrait gagner encore une guinée et demie ! Il ne se sentait pas de joie, et après un doux et bon sommeil, il se leva dès qu’il fit assez de jour pour travailler. Dès que sa mère l’entendit, elle se leva aussi et vint lui aider, trouvant que son ouvrage était vraiment très-profitable. Considérant combien peu de temps il avait, elle lui dit qu’il ne fallait pas songer à son voyage de Fullneak, ni à rien faire dans ce but avant d’avoir rempli sa promesse vis-à-vis du colporteur. Ludovico obéit, mais avec un peu de peine. Son cœur et ses pensées étaient dans l’école des petits Moraves ; il aurait voulu réserver tout ce qu’il faisait de plus joli pour ces enfans qu’il s’impatientait de voir. Il était intarissable dans ses questions à sa mère sur les règles et le but de cette institution, et chaque réponse augmentait son admiration, sa curiosité et son impatience de visiter cet établissement. Mais Agnès tint ferme, et il ne fit rien pour l’école, qu’après avoir porté au colporteur ses douze portraits. Il reçut la guinée et demie, et fut bien joyeux en la mettant dans la tasse où sa mère gardait son trésor. Quoiqu’elle eût payé son loyer et qu’il eût acheté beaucoup de papier, il y avait près de la moitié des cinq guinées qu’il leur fallait pour remplacer le billet de banque. On mit alors sur les papiers un second avertissement. Il revint travailler pour ceux qu’il appelait déjà ses petits amis ; son cœur guidait ses pinceaux ; il travaillait avec plaisir, et il eut bientôt fabriqué un bon nombre de petites Constantines, jouant avec le chat, avec le chien, avec la poupée, ou sur les genoux de sa maman, etc., etc. Quand ces dessins furent prêts et fixés entre deux petits bâtons, il embrassa ses parens et se mit en chemin pour sa destination. Suivant pas à pas la voiture publique, Ludovico arriva à Fullneak dans l’après-diner. Comme tout était tranquille, il se promena autour de la place sans être remarqué, jusqu’à ce qu’il se trouvât en face d’une longue rangée de bâtimens, sur une terrasse d’où l’œil plongeait dans une belle vallée arrosée par un ruisseau sinueux. Au travers de plusieurs petits bois taillis, ses regards se portaient sur la colline opposée, dont la pente douce et cultivée avec soin était couronnée par un charmant village ; sa modeste église à l’un des bouts, et à l’autre un antique château. La scène entière était à l’unisson avec les idées d’une vie pastorale et rurale, éloignée du tumulte, de la dissipation, du mélange de splendeur et de pauvreté qui frappe toujours dans les grandes villes, et surtout dans celles de manufactures. La description que la mère de Ludovico lui avait faite de cette société religieuse, de cette retraite tranquille et occupée, de la simplicité, de l’innocence de ses habitans, lui rendait leur demeure doublement intéressante. Il regardait autour de lui avec une émotion dont il ne pouvait se rendre compte ; son cœur volait au-devant de ceux qu’il allait voir. Une larme s’échappa de ses yeux, et joignant les mains, il s’écria : « Oh ! heureux, heureux séjour ! » Sa rêverie avait continué pendant quelque temps, quand un bourdonnement de plaisir ; également éloigné de la clameur d’une joie véhémente et de sensations contraintes, frappa ses oreilles. En un instant la terrasse fut couverte de petits garçons de différens âges qui venaient jouer à l’heure de la récréation. Quelques-uns étaient de Leeds et le connaissaient, soit de vue, soit pour en avoir entendu parler. Ils s’approchèrent de lui avec l’air d’une obligeante curiosité, et un petit drôle, qui, quoique très-jeune, se regardait comme un des anciens, parce qu’il était au séminaire dès le berceau, se crut en droit de lui faire les honneurs de la place ; il s’avança et prit sa main. Il y avait quelque chose dans l’âge de cet enfant, dans son regard, dans son sourire, qui rappela à Ludovico son frère Raphaël. Depuis la mort de ce dernier, il avait vu beaucoup de monde, conversé avec bien des étrangers ; mais il n’avait pas senti le serrement amical de la main d’un jeune garçon, depuis que son pauvre frère, peu d’heures avant d’expirer, avait tâché de presser faiblement la sienne. Ce léger incident réveilla toute sa sensibilité, tous ses regrets. Il regarda l’enfant avec une tendresse inexprimable, et fondit en larmes.

« Pourquoi pleurez-vous ainsi, mon petit ami ? dit un des maîtres qui arrivait de la maison ; on ne vous a point fait de mal, j’espère.

— Oh ! non, non, non ! » Ce mot fut répété d’abord par Ludovico, et ensuite par la foule dont il était entouré. On fit place au maître pour qu’il pût s’approcher de Ludovico. Tous avaient l’air charmé de l’arrivée de l’instituteur ; ils se pressaient autour de lui pendant qu’il parlait au jeune étranger.

« Dites-moi donc ce que vous avez et pourquoi ces larmes, répéta-t-il en prenant sa main avec amitié.

— J’avais… j’avais un frère, dit Ludovico en sanglotant, et ce petit monsieur !… il a l’air bon comme lui ; il ressemble à mon cher Raphaël qui est mort.

— Mon cher enfant, dit le maître, nous sommes tous frères ici, et nous participons à votre perte et à votre chagrin ; mais nous voulons essayer de vous consoler. Votre frère est allé quelque temps avant vous dans un meilleur monde que celui-ci, où toutes les larmes sont pour jamais essuyées, et vous irez aussi un jour partager son bonheur et sa gloire, s’il vous souvient de votre créateur dans les jours de votre jeunesse ; et je crois, j’espère, que vous le ferez, mon cher enfant. »

Le ton humain et doux avec lequel ces paroles étaient prononcées flatta l’aimable enfant. Sans pouvoir s’en empêcher, il jeta ses bras autour du cou de son consolateur, et cachant son visage contre son sein, il pleura encore, mais sans amertume, pendant que, dans un tendre et respectueux silence, les enfans se donnaient l’un à l’autre des signes de compassion en voyant ce petit garçon si affligé, si sensible et ayant l’air si pauvre.

Quand Ludovico fut un peu remis, M. Sleinhover (c’était le nom du maître) le conduisit à la maison, lui fit donner du pain et du beurre, examina ses petits portraits, et en loua l’exécution. Ainsi encouragé il reprit son assurance, et dit au maître qu’il était venu dans l’espoir qu’on lui avait donné que les jeunes messieurs en achèteraient quelques-uns.

« Je n’en doute nullement, répondit le maître ; mais comme je m’aperçois que vous êtes un bon et modeste petit garçon, et qu’il est très-possible que nos écoliers, même par intérêt, vous tourmentent de questions, que d’ailleurs vous devez être fatigué, je vais vous donner quelqu’un qui les leur vendra pour vous pendant que vous vous reposerez ici en mangeant votre goûter. » En disant cela, il regarda en dehors de la fenêtre, et appelant un jeune garçon plus grand que les autres, qui était près de là : « Higgins, lui dit-il, mon bon ami, prenez ces images, allez sur la terrasse et vous les vendrez à tous les enfans qui voudront en acheter ; je les trouve très-jolies et elles valent un demi-schilling (ou six sous) pièce ».

Un instant après un bruit de joie universel se fit entendre ; les voix enfantines criaient de plaisir et d’admiration, quelques-unes de regret de ne point avoir de ces dessins ; car il n’y en avait pas pour tous, et malgré cela il n’y eut pas un mot de dispute. Ceux qui en avaient les laissaient voir à ceux qui n’en avaient point, et tout fut vendu à l’instant. Alors le maître voyant dans les yeux expressifs de Ludovico un vif desir d’aller joindre ces enfans, l’envoya sur la terrasse, où il fut reçu avec des acclamations de joie. Dans le moment ses mains furent pleines de demi-schillings, qu’Higgins lui remit en regrettant de n’avoir point gardé de petit tableau pour lui-même : il aurait voulu, disait-il, en envoyer un à son père à Thorp-Ferme.

« Higgins, Thorpe-Ferme ! » se disait Ludovico à lui-même. Le premier nom l’avait déjà frappé, le second confirma ses doutes. Il arrêta le grand garçon, et lui demanda si son père fréquentait les marchés autour de Leeds.

— Rarement, très-rarement, répondit celui-ci. Nous demeurons à Rotheram. Il m’amena ici il n’y a pas long-temps, et il s’arrêta dans un marché à Wakefield où il avait à faire ; mais il n’y eut que du malheur : d’abord ce fut une dispute avec un coquin de marchand de blé, et puis il perdit un billet de banque.

— Je l’ai trouvé, je l’ai trouvé ! s’écria Ludovico en joignant les mains ; j’ai trouvé aussi son reçu ; et ma mère dit que c’est bien ce qu’il y a de mieux. Je l’ai fait annoncer hier par les papiers publics pour la seconde fois. Vous pourrez le voir, si vous voulez venir jusque chez nous, monsieur Higgins. Je vous donnerai aussi le reçu, et aussi le… non pas le billet de banque, mais presque tout l’argent qu’il valait, cinq guinées, n’est-ce pas ? Quand j’y joindrai ceci, en montrant l’argent qu’il venait de recevoir, il n’en manquera pas beaucoup. Tenez, j’ai là trente-six schillings ; prenez-les toujours à compte. Je travaillerai vite pour le reste, et je vous l’apporterai ici.

— Mais pourquoi n’avez-vous pas gardé le billet de banque en nature ? » demanda le maître avec une nuance de sévérité.

Ludovico rougit, trembla, et après beaucoup d’hésitation, il dit : « Mon père était en prison pour une dette ; il allait mourir faute d’air et d’exercice. Monsieur, j’ai bien travaillé depuis ; il ne manque plus que… que peu de chose….

— Je n’ai aucun doute sur votre honnête intention, mon enfant. Mais que la peine que vous ressentez en ce moment, et que je n’avais aucune idée de vous infliger, vous rappelle aussi long-temps que vous vivrez de ne jamais faire le mal dans l’espoir que le bien arrivera. Vous pouviez mourir et votre père aussi avant d’avoir remplacé cet argent, et il aurait été perdu pour son propriétaire. Quoique je vous dise cela, je suis si convaincu que c’est seulement votre affection filiale et peut-être votre obéissance qui vous ont détourné du droit chemin, que je consens volontiers, pour vous mettre à l’aise, de compléter vos cinq guinées pour mon ami M. Higgins. Vous donnerez ce que vous venez de gagner, et moi le reste. Je suis persuadé que vous me rembourserez jusqu’à la moindre obole. C’est à présent une dette volontaire de mon côté ; et vous devez être tranquille ».

Ludovico le remercia de sa remontrance et de son offre avec un ton et un regard qui exprimaient mieux que ses paroles sa reconnaissance. Mais le jeune Higgins refusa absolument de se charger de cette affaire autrement que pour l’écrire à son père qu’il attendait bientôt. Ludovico pouvait mettre sa lettre à la poste de Leeds. Celui-ci fut heureux de cet arrangement ; il espérait, avec l’aide de sa mère, racheter le billet de banque avant même que le réclamant arrivât. Il se sépara de ses nouveaux amis avec affection. Mais, hélas ! avant qu’il fût à la maison, soit que la course eût été trop forte pour son âge, soit qu’il eût trop travaillé, ou par quelque autre cause, il fut saisi d’un très-grand mal de tête. Une soif insupportable annonçait l’ardeur de la fièvre. Ce fut avec beaucoup de peine qu’il acheva sa route, se sentant plus mal à chaque pas. À peine eut-il embrassé ses parens et déposé son argent dans la tasse, qu’il tomba sur le parquet sans connaissance. Son père, dans le délire du désespoir, et sa mère, tâchant en vain d’être calme et sentant son cœur prêt à se rompre, le relevèrent et le placèrent sur son lit.