Lucrèce Borgia/Acte II
ACTE DEUXIÈME.
LE COUPLE.
PERSONNAGES.
DONA LUCREZIA.
DON ALPHONSE D’ESTE.
GENNARO.
MAFFIO.
RUSTIGHELLO.
Un Huissier.
PREMIÈRE PARTIE.
Scène I.
Monseigneur le duc, voilà vos premiers ordres exécutés. J’en attends d’autres.
Prends cette clef. Va à la galerie de Numa. Compte tous les panneaux de la boiserie à partir de la grande figure peinte qui est près de la porte, et qui représente Hercule, fils de Jupiter, un de mes ancêtres. Arrivé au vingt-troisième panneau, tu verras une petite ouverture cachée dans la gueule d’une guivre dorée, qui est une guivre de Milan. C’est Ludovic-Le-Maure qui a fait faire ce panneau. Introduis la clef dans cette ouverture. Le panneau tournera sur ses gonds comme une porte. Dans l’armoire secrète qu’il recouvre, tu verras sur un plateau de cristal un flacon d’or et un flacon d’argent avec deux coupes en émail. Dans le flacon d’argent il y a de l’eau pure. Dans le flacon d’or il y a du vin préparé. Tu apporteras le plateau, sans y rien déranger, dans le cabinet voisin de cette chambre, Rustighello, et si tu as jamais entendu des gens dont les dents claquaient de terreur parler de ce fameux poison des Borgia qui, en poudre, est blanc et scintillant comme de la poussière de marbre de Carrare, et qui, mêlé au vin, change du vin de Romorantin en vin de Syracuse, tu te garderas de toucher au flacon d’or.
Est-ce là tout, monseigneur ?
Non. Tu prendras ta meilleure épée, et tu te tiendras dans le cabinet, debout, derrière la porte, de manière à entendre tout ce qui se passera ici, et à pouvoir entrer au premier signal que je te donnerai avec cette clochette d’argent, dont tu connais le son.
— Si j’appelle simplement : — Rustighello ! — tu entreras avec le plateau. Si je secoue la clochette, tu entreras avec l’épée.
Il suffit, monseigneur.
Tu tiendras ton épée nue à la main, afin de n’avoir pas la peine de la tirer.
Bien.
Rustighello ! prends deux épées. Une peut se briser. — Va.
Notre dame la duchesse demande à parler à notre seigneur le duc.
Faites entrer ma dame.
Scène II.
Monsieur, monsieur, ceci est indigne, ceci est odieux, ceci est infâme. Quelqu’un de votre peuple, — savez-vous cela, don Alphonse ? — vient de mutiler le nom de votre femme gravé au-dessous de mes armoiries de famille sur la façade de votre propre palais. La chose s’est faite en plein jour, publiquement, par qui ? je l’ignore, mais c’est bien injurieux et bien téméraire. On a fait de mon nom un écriteau d’ignominie, et votre populace de Ferrare, qui est bien la plus infâme populace de l’Italie, monseigneur, est là qui ricane autour de mon blason comme autour d’un pilori. Est-ce que vous vous imaginez, don Alphonse, que je m’accommode de cela, et que je n’aimerais pas mieux mourir en une fois d’un coup de poignard qu’en mille fois de la piqûre envenimée du sarcasme et du quolibet ? Pardieu, monsieur, on me traite étrangement dans votre seigneurie de Ferrare ! Ceci commence à me lasser, et je vous trouve l’air trop gracieux et trop tranquille pendant qu’on traîne dans les ruisseaux de votre ville la renommée de votre femme, déchiquetée à belles dents par l’injure et la calomnie. Il me faut une réparation éclatante de ceci, je vous en préviens, monsieur le duc. Préparez-vous à faire justice. C’est un événement sérieux qui arrive là, voyez-vous ? Est-ce que vous croyez par hasard que je ne tiens à l’estime de personne au monde, et que mon mari peut se dispenser d’être mon chevalier ? Non, non, monseigneur ; qui épouse protége ; qui donne la main donne le bras. J’y compte. Tous les jours ce sont de nouvelles injures, et jamais je ne vous en vois ému. Est-ce que cette boue dont on me couvre ne vous éclabousse pas, don Alphonse ? Allons, sur mon âme, courroucez-vous donc un peu, que je vous voie, une fois dans votre vie, vous fâcher à mon sujet, monsieur ! Vous êtes amoureux de moi, dites-vous quelquefois ? soyez-le donc de ma gloire. Vous êtes jaloux ? soyez-le de ma renommée ! Si j’ai doublé par ma dot vos domaines héréditaires ; si je vous ai apporté en mariage, non-seulement la rose d’or et la bénédiction du Saint-Père, mais ce qui tient plus de place sur la surface du monde, Sienne, Rimini, Cesena, Spolette et Piombino, et plus de villes que vous n’aviez de châteaux, et plus de duchés que vous n’aviez de baronnies ; si j’ai fait de vous le plus puissant gentilhomme de l’Italie, ce n’est pas une raison, monsieur, pour que vous laissiez votre peuple me railler, me publier et m’insulter ; pour que vous laissiez votre Ferrare montrer du doigt à toute l’Europe votre femme plus méprisée et plus bas placée que la servante des valets de vos palefreniers ; ce n’est pas une raison, dis-je, pour que vos sujets ne puissent me voir passer au milieu d’eux sans dire : — Ha ! Cette femme !… — Or, je vous le déclare, monsieur, je veux que le crime d’aujourd’hui soit recherché et notablement puni, ou je m’en plaindrai au pape, je m’en plaindrai au Valentinois qui est à Forli avec quinze mille hommes de guerre ; et voyez maintenant si cela vaut la peine de vous lever de votre fauteuil !
Madame, le crime dont vous vous plaignez m’est connu.
Comment, monsieur ! le crime vous est connu, et le criminel n’est pas découvert !
Le criminel est découvert.
Vive Dieu ! S’il est découvert, comment se fait-il qu’il ne soit pas arrêté ?
Il est arrêté, madame.
Sur mon âme, s’il est arrêté, d’où vient qu’il n’est pas encore puni ?
Il va l’être. J’ai voulu d’abord avoir votre avis sur le châtiment.
Et vous avez bien fait, monseigneur ! — Où est-il ?
Ici.
Ah, ici ! — Il me faut un exemple, entendez-vous, monsieur ? C’est un crime de lèse-majesté. Ces crimes-là font toujours tomber la tête qui les conçoit et la main qui les exécute. — Ah ! il est ici ! Je veux le voir.
C’est facile.
— Bautista !
Encore un mot, monsieur, avant que le coupable soit introduit. — Quel que soit cet homme, fût-il de votre ville, fût-il de votre maison, don Alphonse, donnez-moi votre parole de duc couronné qu’il ne sortira pas d’ici vivant.
Je vous la donne. — Je vous la donne, entendez-vous bien, madame ?
C’est bien. Hé, sans doute j’entends. Amenez-le maintenant, que je l’interroge moi-même ! — Mon dieu, qu’est-ce que je leur ai donc fait à ces gens de Ferrare pour me persécuter ainsi !
Faites entrer le prisonnier.
Scène III.
Gennaro !
Est-ce que vous connaissez cet homme ?
C’est Gennaro ! — Quelle fatalité, mon Dieu !
Monseigneur le duc, je suis un simple capitaine et je vous parle avec le respect qui convient. Votre altesse m’a fait saisir dans mon logis ce matin ; que me veut-elle ?
Seigneur capitaine, un crime de lèse-majesté humaine a été commis ce matin vis-à-vis la maison que vous habitez. Le nom de notre bien-aimée épouse et cousine dona Lucrezia Borgia a été insolemment balafré sur la face de notre palais ducal. Nous cherchons le coupable.
Ce n’est pas lui ! il y a méprise, don Alphonse. Ce n’est pas ce jeune homme !
D’où le savez-vous ?
J’en suis sûre. Ce jeune homme est de Venise et non de Ferrare. Ainsi…
Qu’est-ce que cela prouve ?
Le fait a eu lieu ce matin, et je sais qu’il a passé la matinée chez une nommée Fiametta.
Non, madame.
Vous voyez bien que votre altesse est mal instruite. Laissez-moi l’interroger. — Capitaine Gennaro, êtes-vous celui qui a commis le crime ?
On étouffe ici ! De l’air ! de l’air ! J’ai besoin de respirer un peu !
— Dis que ce n’est pas toi !
Elle lui a parlé bas.
Duc Alphonse, les pêcheurs de Calabre qui m’ont élevé, et qui m’ont trempé tout jeune dans la mer pour me rendre fort et hardi, m’ont enseigné cette maxime, avec laquelle on peut risquer souvent sa vie, jamais son honneur : — Fais ce que tu dis, dis ce que tu fais. — Duc Alphonse, je suis l’homme que vous cherchez.
Vous avez ma parole de duc couronné, madame.
J’ai deux mots à vous dire en particulier, monseigneur.
Scène IV.
Que me voulez-vous, madame ?
Ce que je vous veux, don Alphonse, c’est que je ne veux pas que ce jeune homme meure.
Il n’y a qu’un instant, vous êtes entrée chez moi comme la tempête, irritée et pleurante, vous vous êtes plaint à moi d’un outrage fait à vous, vous avez réclamé avec injure et cris la tête du coupable, vous m’avez demandé ma parole ducale qu’il ne sortirait pas d’ici vivant, je vous l’ai loyalement octroyée, et maintenant vous ne voulez pas qu’il meure ! — Par Jésus, madame, ceci est nouveau.
Je ne veux pas que ce jeune homme meure, monsieur le duc !
Madame, les gentilshommes aussi prouvés que moi n’ont pas coutume de laisser leur foi en gage. Vous avez ma parole, il faut que je la retire. J’ai juré que le coupable mourrait, il mourra. Sur mon âme, vous pouvez choisir le genre de mort.
Don Alphonse, don Alphonse, en vérité, nous disons là des folies vous et moi. Tenez, c’est vrai, je suis une femme pleine de déraison. Mon père m’a gâtée ; que voulez-vous ? On a depuis mon enfance obéi à tous mes caprices. Ce que je voulais il y a un quart d’heure, je ne le veux plus à présent. Vous savez bien, don Alphonse, que j’ai toujours été ainsi. Tenez, asseyez-vous là, près de moi, et causons un peu, tendrement, cordialement, comme mari et femme, comme deux bons amis.
Dona Lucrezia, vous êtes ma dame, et je suis trop heureux qu’il vous plaise de m’avoir un instant à vos pieds.
Comme cela est bon de s’entendre ! Savez-vous bien, Alphonse, que je vous aime encore comme le premier jour de mon mariage, ce jour où vous fîtes une si éblouissante entrée à Rome, entre monsieur de Valentinois, mon frère, et monsieur le cardinal Hippolyte d’Este, le vôtre. J’étais sur le balcon des degrés de Saint-Pierre. Je me rappelle encore votre beau cheval blanc chargé d’orfèvrerie d’or, et l’illustre mine de roi que vous aviez dessus !
Vous étiez vous-même bien belle, madame, et bien rayonnante sous votre dais de brocart d’argent.
Oh ! ne me parlez pas de moi, monseigneur, quand je vous parle de vous. Il est certain que toutes les princesses de l’Europe m’envient d’avoir épousé le meilleur chevalier de la chrétienté. Et moi je vous aime vraiment comme si j’avais dix-huit ans. Vous savez que je vous aime, n’est-ce pas, Alphonse ? Vous n’en doutez jamais au moins. Je suis froide quelquefois, et distraite ; cela vient de mon caractère, non de mon cœur. Écoutez, Alphonse, si votre altesse m’en grondait doucement, je me corrigerais bien vite. La bonne chose de s’aimer comme nous faisons ! Donnez-moi votre main, — embrassez-moi, don Alphonse ! — En vérité, j’y songe maintenant, il est bien ridicule qu’un prince et une princesse comme vous et moi, qui sont assis côte à côte sur le plus beau trône ducal qui soit au monde, et qui s’aiment, aient été sur le point de se quereller pour un misérable petit capitaine aventurier vénitien ! Il faut chasser cet homme, et n’en plus parler. Qu’il aille où il voudra, ce drôle, n’est-ce pas, Alphonse ? Le lion et la lionne ne se courroucent pas d’un moucheron. — Savez-vous, monseigneur, que si la couronne ducale était à donner en concours au plus beau cavalier de votre duché de Ferrare, c’est encore vous qui l’auriez. — Attendez, que j’aille dire à Bautista de votre part qu’il ait à chasser au plus vite de Ferrare ce Gennaro !
Rien ne presse.
Je voudrais n’avoir plus à y songer. — Allons, monsieur, laissez-moi terminer cette affaire à ma guise !
Il faut que celle-ci se termine à la mienne.
Mais enfin, mon Alphonse, vous n’avez pas de raison pour vouloir la mort de cet homme ?
Et la parole que je vous ai donnée ? Le serment d’un roi est sacré.
Cela est bon à dire au peuple. Mais de vous à moi, Alphonse, nous savons ce que c’est. Le Saint-Père avait promis à Charles VIII de France la vie de Zizimi, Sa Sainteté n’en a pas moins fait mourir Zizimi. Monsieur de Valentinois s’était constitué sur parole otage du même enfant Charles VIII, monsieur de Valentinois s’est évadé du camp français dès qu’il a pu. Vous-même, vous aviez promis aux Petrucci de leur rendre Sienne. Vous ne l’avez pas fait ni dû faire. Hé ! l’histoire des pays est pleine de cela. Ni rois ni nations ne pourraient vivre un jour avec la rigidité des serments qu’on tiendrait. Entre nous, Alphonse, une parole jurée n’est une nécessité que quand il n’y en a pas d’autre.
Pourtant, dona Lucrezia, un serment…
Ne me donnez pas de ces mauvaises raisons-là. Je ne suis pas une sotte. Dites-moi plutôt, mon cher Alphonse, si vous avez quelques motifs d’en vouloir à ce Gennaro. Non ? Eh bien ! accordez-moi sa vie. Vous m’aviez bien accordé sa mort. Qu’est-ce que cela vous fait ? S’il me plaît de lui pardonner. C’est moi qui suis l’offensée.
C’est justement parce qu’il vous a offensée, mon amour, que je ne veux pas lui faire grâce.
Si vous m’aimez, Alphonse, vous ne me refuserez pas plus long-temps. Et s’il me plaît d’essayer de la clémence, à moi ? C’est un moyen de me faire aimer de votre peuple. Je veux que votre peuple m’aime. La miséricorde, Alphonse, cela fait ressembler un roi à Jésus-Christ. Soyons des souverains miséricordieux. Cette pauvre Italie a assez de tyrans sans nous depuis le baron vicaire du pape jusqu’au pape vicaire de Dieu. Finissons-en, cher Alphonse. Mettez ce Gennaro en liberté. C’est un caprice, si vous voulez ; mais c’est quelque chose de sacré et d’auguste que le caprice d’une femme, quand il sauve la tête d’un homme.
Je ne puis, chère Lucrèce.
Vous ne pouvez ? Mais enfin pourquoi ne pouvez-vous pas m’accorder quelque chose d’aussi insignifiant que la vie de ce capitaine ?
Vous me demandez pourquoi, mon amour ?
Oui, pourquoi ?
Parce que ce capitaine est votre amant, madame !
Ciel !
Parce que vous l’avez été chercher à Venise ! Parce que vous l’iriez chercher en enfer ! Parce que je vous ai suivie pendant que vous le suiviez ! Parce que je vous ai vue, masquée et haletante, courir après lui comme la louve après sa proie ! Parce que tout à l’heure encore vous le couviez d’un regard plein de pleurs et plein de flamme ! Parce que vous vous êtes prostituée à lui, sans aucun doute, madame ! Parce que c’est assez de honte et d’infamie et d’adultère comme cela ! Parce qu’il est temps que je venge mon honneur et que je fasse couler autour de mon lit un fossé de sang, entendez-vous, madame !
Don Alphonse…
Taisez-vous. — Veillez sur vos amants désormais, Lucrèce ! La porte par laquelle on entre dans votre chambre de nuit, mettez-y tel huissier qu’il vous plaira ; mais à la porte par où l’on sort, il y aura maintenant un portier de mon choix, — le bourreau !
Monseigneur, je vous jure…
Ne jurez pas. Les serments, cela est bon pour le peuple. Ne me donnez pas de ces mauvaises raisons-là.
Si vous saviez…
Tenez, madame, je hais toute votre abominable famille de Borgia, et vous toute la première, que j’ai si follement aimée ! Il faut que je vous dise un peu cela à la fin, c’est une chose honteuse, inouïe et merveilleuse de voir alliées en nos deux personnes la maison d’Este, qui vaut mieux que la maison de Valois et que la maison de Tudor, la maison d’Este, dis-je, et la famille Borgia, qui ne s’appelle pas même Borgia, qui s’appelle Lenzuoli, ou Lenzolio, on ne sait quoi ! J’ai horreur de votre frère César, qui a des taches de sang naturelles au visage ! de votre frère César, qui a tué votre frère Jean ! J’ai horreur de votre mère la Rosa Vanozza, la vieille fille de joie espagnole qui scandalise Rome après avoir scandalisé Valence ! Et quant à vos neveux prétendus, les ducs de Sermoneto et de Nepi, de beaux ducs, ma foi ! des ducs d’hier ! des ducs faits avec des duchés volés ! Laissez-moi finir. J’ai horreur de votre père, qui est pape, et qui a un sérail de femmes comme le sultan des turcs Bajazet ; de votre père, qui est l’antechrist ; de votre père, qui peuple le bagne de personnes illustres et le sacré collège de bandits, si bien qu’en les voyant tous vêtus de rouge, galériens et cardinaux, on se demande si ce sont les galériens qui sont les cardinaux et les cardinaux qui sont les galériens ! — Allez maintenant !
Monseigneur ! monseigneur ! je vous demande, à genoux et à mains jointes, au nom de Jésus et de Marie, au nom de votre père et de votre mère, monseigneur, je vous demande la vie de ce capitaine.
Voilà aimer ! — Vous pourrez faire de son cadavre ce qu’il vous plaira, madame, et je prétends que ce soit avant une heure.
Grâce pour Gennaro !
Si vous pouviez lire la ferme résolution qui est dans mon âme, vous n’en parleriez pas plus que s’il était déjà mort.
Ah ! prenez garde à vous, don Alphonse de Ferrare, mon quatrième mari !
Oh ! ne faites pas la terrible, madame ! Sur mon âme, je ne vous crains pas ! Je sais vos allures. Je ne me laisserai pas empoisonner comme votre premier mari, ce pauvre gentilhomme d’Espagne dont je ne sais plus le nom, ni vous non plus ! Je ne me laisserai pas chasser comme votre second mari, Jean Sforza, seigneur de Pesaro, cet imbécile ! Je ne me laisserai pas tuer à coups de pique, sur n’importe quel escalier, comme le troisième, don Alphonse d’Aragon, faible enfant dont le sang n’a guère plus taché les dalles que de l’eau pure ! Tout beau ! Moi je suis un homme, madame. Le nom d’Hercule est souvent porté dans ma famille. Par le ciel ! j’ai des soldats plein ma ville et plein ma seigneurie, et j’en suis un moi-même, et je n’ai point encore vendu, comme ce pauvre roi de Naples, mes bons canons d’artillerie au pape, votre saint père !
Vous vous repentirez de ces paroles, monsieur. Vous oubliez qui je suis…
Je sais fort bien qui vous êtes, mais je sais aussi où vous êtes. Vous êtes la fille du pape, mais vous n’êtes pas à Rome ; vous êtes la gouvernante de Spolette, mais vous n’êtes pas à Spolette ; vous êtes la femme, la sujette et la servante d’Alphonse, duc de Ferrare, et vous êtes à Ferrare !
— Ah ! cela vous étonne, vous avez peur de moi, madame, jusqu’ici c’était moi qui avais peur de vous. J’entends qu’il en soit ainsi désormais, et pour commencer, voici le premier de vos amants sur lequel je mets la main, il mourra.
Raisonnons un peu, don Alphonse. Si cet homme est celui qui a commis envers moi le crime de lèse-majesté, il ne peut être en même temps mon amant…
Pourquoi non ? Dans un accès de dépit, de colère, de jalousie ! car il est peut-être jaloux aussi, lui. D’ailleurs, est-ce que je sais, moi ? Je veux que cet homme meure. C’est ma fantaisie. Ce palais est plein de soldats qui me sont dévoués et qui ne connaissent que moi. Il ne peut échapper. Vous n’empêcherez rien, madame. J’ai laissé à votre altesse le choix du genre de mort, décidez-vous.
Ô mon Dieu ! ô mon Dieu ! ô mon Dieu !
Vous ne répondez pas ? Je vais le faire tuer dans l’antichambre à coups d’épée.
Arrêtez !
Aimez-vous mieux lui verser vous-même un verre de vin de Syracuse ?
Gennaro !
Il faut qu’il meure.
Pas à coups d’épée !
La manière m’importe peu. — Que choisissez-vous ?
L’autre chose.
Vous aurez soin de ne pas vous tromper, et de lui verser vous-même du flacon d’or que vous savez ? Je serai là d’ailleurs. Ne vous figurez pas que je vais vous quitter.
Je ferai ce que vous voulez.
Bautista !
— Ramenez le prisonnier.
Vous êtes un homme affreux, monseigneur !
Scène V.
Qu’est-ce que j’entends dire, seigneur Gennaro ? Que ce que vous avez fait ce matin, vous l’avez fait par étourderie et bravade, et sans intention méchante, que madame la duchesse vous pardonne, et que d’ailleurs vous êtes un vaillant. Par ma mère, s’il en est ainsi, vous pouvez retourner sain et sauf à Venise. À Dieu ne plaise que je prive la magnifique république de Venise d’un bon domestique et la chrétienté d’un bras fidèle qui porte une fidèle épée quand il y a devers les eaux de Chypre et de Candie des idolâtres et des sarrasins !
À la bonne heure, monseigneur ! Je ne m’attendais pas, je l’avoue, à ce dénouement. Mais je remercie votre altesse. La clémence est une vertu de race royale, et Dieu fera grâce là-haut à qui aura fait grâce ici-bas.
Capitaine, est-ce un bon service que celui de la république, et combien y gagnez-vous, bon an, mal an ?
J’ai une compagnie de cinquante lances, monseigneur, que je défraie et que j’habille. La sérénissime république, sans compter les aubaines et les épaves, me donne deux mille sequins d’or par an.
Et si je vous en offrais quatre mille, prendriez-vous service chez moi ?
Je ne pourrais. Je suis encore pour cinq ans au service de la république. Je suis lié.
Comment ? lié !
Par serment.
Il paraît que ces gens-là tiennent les leurs, madame.
— N’en parlons plus, seigneur Gennaro.
Je n’ai fait aucune lâcheté pour obtenir la vie sauve ; mais, puisque votre altesse me la laisse, voici ce que je puis lui dire maintenant. Votre altesse se souvient de l’assaut de Faenza, il y a deux ans. Monseigneur le duc Hercule d’Este, votre père, y courut grand péril de la part de deux cranequiniers du Valentinois qui l’allaient tuer. Un soldat aventurier lui sauva la vie.
Oui, et l’on n’a jamais pu retrouver ce soldat.
C’était moi.
Pardieu, mon capitaine, ceci mérite récompense. — Est-ce que vous n’accepteriez pas cette bourse de sequins d’or ?
Nous faisons le serment, en prenant le service de la république, de ne recevoir aucun argent des souverains étrangers. Cependant, si votre altesse le permet, je prendrai cette bourse, et je la distribuerai en mon nom aux braves soldats que voici.
Il montre les gardes.
Faites.
— Mais alors vous boirez avec moi, suivant le vieil usage de nos ancêtres, comme bons amis que nous sommes, un verre de mon vin de Syracuse.
Volontiers, monseigneur.
Et pour vous faire honneur comme à quelqu’un qui a sauvé mon père, je veux que ce soit madame la duchesse elle-même qui vous le verse.
— Rustighello !
— Pose le plateau là, sur cette table. — Bien.
Prenant dona Lucrezia par la main.
— Madame, écoutez ce que je vais dire à cet homme. — Rustighello, retourne te placer derrière cette porte avec ton épée nue à la main ; si tu entends le bruit de cette clochette, tu entreras. Va.
Rustighello sort, et on le voit se replacer derrière la porte.
— Madame, vous verserez vous-même à boire au jeune homme, et vous aurez soin de verser du flacon d’or que voici.
Oui. — Si vous saviez ce que vous faites en ce moment, et combien c’est une chose horrible, vous frémiriez vous-même, tout dénaturé que vous êtes, monseigneur !
Ayez soin de ne pas vous tromper de flacon. — Hé bien, capitaine !
Je suis confus de tant de bonté, monseigneur.
Madame, versez à boire au seigneur Gennaro. — Quel âge avez-vous, capitaine ?
Vingt ans.
Le flacon d’or, madame !
— Ah çà, vous devez être amoureux ?
Qui est-ce qui ne l’est pas un peu, monseigneur ?
Savez vous, madame, que c’eût été une cruauté que d’enlever ce capitaine à la vie, à l’amour, au soleil d’Italie, à la beauté de son âge de vingt ans, à son glorieux métier de guerre et d’aventure par où toutes les maisons royales ont commencé, aux fêtes, aux bals masqués, aux gais carnavals de Venise, où il se trompe tant de maris, et aux belles femmes que ce jeune homme peut aimer et qui doivent aimer ce jeune homme, n’est-ce pas, madame ? — Versez donc à boire au capitaine.
Bas.
— Si vous hésitez, je fais entrer Rustighello.
Je vous remercie, monseigneur, de me laisser vivre pour ma pauvre mère.
Oh ! horreur !
À votre santé, capitaine Gennaro, et vivez beaucoup d’années !
Monseigneur, Dieu vous le rende !
Ciel !
C’est fait.
Haut.
— Sur ce, je vous quitte, mon capitaine. Vous partirez pour Venise quand vous voudrez.
Bas à dona Lucrezia.
— Remerciez-moi, madame, je vous laisse tête à tête avec lui. Vous devez avoir des adieux à lui faire. Vivez avec lui, si bon vous semble, son dernier quart d’heure.
Scène VI.
Gennaro ! — Vous êtes empoisonné !
Empoisonné, madame !
Empoisonné !
J’aurais dû m’en douter, le vin étant versé par vous.
Oh ! ne m’accablez pas, Gennaro. Ne m’ôtez pas le peu de force qui me reste et dont j’ai besoin encore pour quelques instants. — Écoutez-moi. Le duc est jaloux de vous, le duc vous croit mon amant. Le duc ne m’a laissé d’autre alternative que de vous voir poignarder devant moi par Rustighello, ou de vous verser moi-même le poison. Un poison redoutable, Gennaro, un poison dont la seule idée fait pâlir tout italien qui sait l’histoire de ces vingt dernières années…
Oui, le poison des Borgia !
Vous en avez bu. Personne au monde ne connaît de contre-poison à cette composition terrible, personne, excepté le pape, monsieur de Valentinois, et moi. Tenez, voyez cette fiole que je porte toujours cachée dans ma ceinture. Cette fiole, Gennaro, c’est la vie, c’est la santé, c’est le salut. Une seule goutte sur vos lèvres, et vous êtes sauvé !
Madame, qui est-ce qui me dit que ce n’est pas cela qui est du poison ?
Ô mon Dieu ! mon Dieu !
Ne vous appelez-vous pas Lucrèce Borgia ? — Est-ce que vous croyez que je ne me souviens pas du frère de Bajazet ? Oui, je sais un peu d’histoire ! On lui fit accroire, à lui aussi, qu’il était empoisonné par Charles VIII, et on lui donna un contre-poison dont il mourut. Et la main qui lui présenta le contre-poison, la voilà, elle tient cette fiole. Et la bouche qui lui dit de le boire, la voici, elle me parle !
Misérable femme que je suis !
Écoutez, madame, je ne me méprends pas à vos semblants d’amour. Vous avez quelque sinistre dessein sur moi. Cela est visible. Vous devez savoir qui je suis. Tenez, dans ce moment-ci, cela se lit sur votre visage que vous le savez, et il est aisé de voir que vous avez quelque insurmontable raison pour ne me le dire jamais. Votre famille doit connaître la mienne, et peut-être à cette heure ce n’est pas de moi que vous vous vengeriez en m’empoisonnant ; mais, qui sait ? de ma mère !
Votre mère, Gennaro ! vous la voyez peut-être autrement qu’elle n’est. Que diriez-vous si ce n’était qu’une femme criminelle comme moi ?
Ne la calomniez pas. Oh non ! ma mère n’est pas une femme comme vous, madame Lucrèce ! Oh ! je la sens dans mon cœur et je la rêve dans mon âme telle qu’elle est ; j’ai son image là, née avec moi : je ne l’aimerais pas comme je l’aime si elle n’était pas digne de moi ; le cœur d’un fils ne se trompe pas sur sa mère. Je la haïrais si elle pouvait vous ressembler. Mais non, non. Il y a quelque chose en moi qui me dit bien haut que ma mère n’est pas un de ces démons d’inceste, de luxure et d’empoisonnement comme vous autres, les belles femmes d’à présent. Oh Dieu ! j’en suis bien sûr, s’il y a sous le ciel une femme innocente, une femme vertueuse, une femme sainte, c’est ma mère ! Oh ! elle est ainsi, et pas autrement ! Vous la connaissez sans doute, madame Lucrèce, et vous ne me démentirez point !
Non, cette femme-là, Gennaro, cette mère-là, je ne la connais pas !
Mais devant qui est-ce que je parle ainsi ? Qu’est-ce que cela vous fait à vous, Lucrèce Borgia, les joies ou les douleurs d’une mère ! Vous n’avez jamais eu d’enfants, à ce qu’on dit, et vous êtes bien heureuse. Car vos enfants, si vous en aviez, savez-vous bien qu’ils vous renieraient, madame ? Quel malheureux assez abandonné du ciel voudrait d’une pareille mère ? Être le fils de Lucrèce Borgia ! dire ma mère à Lucrèce Borgia ! Oh !…
Gennaro ! vous êtes empoisonné ; le duc, qui vous croit mort, peut revenir à tout moment ; je ne devrais songer qu’à votre salut et à votre évasion, mais vous me dites des choses si terribles que je ne puis faire autrement que de rester là, pétrifiée, à les entendre.
Madame…
Voyons ! Il faut en finir. Accablez-moi, écrasez-moi sous votre mépris ; mais vous êtes empoisonné, buvez ceci sur-le-champ !
Que dois-je croire, madame ? Le duc est loyal, et j’ai sauvé la vie à son père. Vous, je vous ai offensée, vous avez à vous venger de moi.
Me venger de toi, Gennaro ! — Il faudrait donner toute ma vie pour ajouter une heure à la tienne, il faudrait répandre tout mon sang pour t’empêcher de verser une larme, il faudrait m’asseoir au pilori pour te mettre sur un trône, il faudrait payer d’une torture de l’enfer chacun de tes moindres plaisirs, que je n’hésiterais pas, que je ne murmurerais pas, que je serais heureuse, que je baiserais tes pieds, mon Gennaro ! Oh ! tu ne sauras jamais rien de mon pauvre misérable cœur, sinon qu’il est plein de toi ! — Gennaro, le temps presse, le poison marche, tout à l’heure tu le sentirais, vois-tu ! encore un peu, il ne serait plus temps. La vie ouvre en ce moment deux espaces obscurs devant toi, mais l’un a moins de minutes que l’autre n’a d’années. Il faut te déterminer pour l’un des deux. Le choix est terrible. Laisse-toi guider par moi. Aie pitié de toi et de moi, Gennaro. Bois vite, au nom du ciel !
Allons, c’est bien. S’il y a un crime en ceci, qu’il retombe sur votre tête. Après tout, que vous disiez vrai ou non, ma vie ne vaut pas la peine d’être tant disputée. Donnez.
Sauvé ! — Maintenant il faut repartir pour Venise de toute la vitesse de ton cheval. Tu as de l’argent ?
J’en ai.
Le duc te croit mort. Il sera aisé de lui cacher ta fuite. Attends ! Garde cette fiole et porte-la toujours sur toi. Dans des temps comme ceux où nous vivons, le poison est de tous les repas. Toi surtout, tu es exposé. Maintenant pars vite.
Lui montrant la porte masquée qu’elle entr’ouvre.
— Descends par cet escalier. Il donne dans une des cours du palais Negroni. Il te sera aisé de t’évader par là. N’attends pas jusqu’à demain matin, n’attends pas jusqu’au coucher du soleil, n’attends pas une heure, n’attends pas une demi-heure ! Quitte Ferrare sur-le-champ, quitte Ferrare comme si c’était Sodome qui brûle, et ne regarde pas derrière toi ! — Adieu ! — Attends encore un instant. J’ai un dernier mot à te dire, mon Gennaro !
Parlez, madame.
Je te dis adieu en ce moment, Gennaro, pour ne plus te revoir jamais. Il ne faut plus songer maintenant à te rencontrer quelquefois sur mon chemin. C’était le seul bonheur que j’eusse au monde. Mais ce serait risquer ta tête. Nous voilà donc pour toujours séparés dans cette vie ; hélas ! je ne suis que trop sûre que nous serons séparés aussi dans l’autre. Gennaro ! est-ce que tu ne me diras pas quelque douce parole avant de me quitter ainsi pour l’éternité ?…
Madame…
Je viens de te sauver la vie, enfin !
Vous me le dites. Tout ceci est plein de ténèbres. Je ne sais que penser. Tenez, madame, je puis tout vous pardonner, une chose exceptée.
Laquelle ?
Jurez-moi par tout ce qui vous est cher, par ma propre tête, puisque vous m’aimez, par le salut éternel de mon ame, jurez-moi que vos crimes ne sont pour rien dans les malheurs de ma mère.
Toutes les paroles sont sérieuses avec vous, Gennaro. Je ne puis vous jurer cela.
Ô ma mère ! ma mère ! La voilà donc l’épouvantable femme qui a fait ton malheur !
Gennaro !…
Vous l’avez avoué, madame ! Adieu ! Soyez maudite !
Et toi, Gennaro ! sois béni !
DEUXIÈME PARTIE.
Scène I
Oui, monseigneur, cela s’est passé ainsi. Avec je ne sais quel philtre elle l’a rendu à la vie, et l’a fait évader par la cour du palais Negroni.
Et tu as souffert cela ?
Comment l’empêcher ? Elle avait verrouillé la porte. J’étais enfermé.
Il fallait briser la porte.
Une porte de chêne, un verrou de fer. Chose facile !
N’importe ! Il fallait briser le verrou, te dis-je ; il fallait entrer et le tuer.
D’abord, en supposant que j’eusse pu enfoncer la porte, madame Lucrèce l’aurait couvert de son corps. Il aurait fallu tuer aussi madame Lucrèce.
Hé bien ? Après ?
Je n’avais pas d’ordre pour elle.
Rustighello ! les bons serviteurs sont ceux qui comprennent les princes sans leur donner la peine de tout dire.
Et puis j’aurais craint de brouiller votre altesse avec le pape.
Imbécile !
C’était bien embarrassant, monseigneur. Tuer la fille du Saint-Père !
Hé bien, sans la tuer, ne pouvais-tu pas crier, appeler, m’avertir, empêcher l’amant de s’évader ?
Oui, et puis le lendemain votre altesse se serait réconciliée avec madame Lucrèce, et le surlendemain madame Lucrèce m’aurait fait pendre.
Assez. Tu m’as dit que rien n’était encore perdu.
Non. Vous voyez une lumière à cette fenêtre. Le Gennaro n’est pas encore parti. Son valet, que la duchesse avait gagné, est à présent gagné par moi, et m’a tout dit. En ce moment il attend son maître derrière la citadelle avec deux chevaux sellés. Le Gennaro va sortir pour l’aller rejoindre dans un instant.
En ce cas, embusquons-nous derrière l’angle de sa maison. Il est nuit noire. Nous le tuerons quand il passera.
Comme il vous plaira.
Ton épée est bonne ?
Oui.
Tu as un poignard ?
Il y a deux choses qu’il n’est pas aisé de trouver sous le ciel ; c’est un italien sans poignard, et une italienne sans amant.
Bien. — Tu frapperas des deux mains.
Monseigneur le duc, pourquoi ne le faites-vous pas arrêter tout simplement, et pendre par jugement du fiscal ?
Il est sujet de Venise, et ce serait déclarer la guerre à la république. Non. Un coup de poignard vient on ne sait d’où, et ne compromet personne. L’empoisonnement vaudrait mieux encore, mais l’empoisonnement est manqué.
Alors, voulez-vous, monseigneur, que j’aille chercher quatre sbires pour le dépêcher sans que vous ayez la peine de vous en mêler ?
Mon cher, le seigneur Machiavel m’a dit souvent que, dans ces cas-là, le mieux était que les princes fissent leurs affaires eux-mêmes.
Monseigneur, j’entends venir quelqu’un.
Rangeons-nous le long de ce mur.
Scène II.
Gennaro !
- La porte s’ouvre, Gennaro paraît.
C’est toi, Maffio ? Veux-tu entrer ?
Non. Je n’ai que deux mots à te dire. Est-ce que décidément tu ne viens pas ce soir souper avec nous chez la princesse Negroni ?
Je ne suis pas convié.
Je te présenterai.
Il y a une autre raison. Je dois te dire cela, à toi. Je pars.
Comment, tu pars ?
Dans un quart d’heure.
Pourquoi ?
Je te dirai cela à Venise.
Affaire d’amour ?
Oui, affaire d’amour.
Tu agis mal avec moi, Gennaro. Nous avions fait serment de ne jamais nous quitter, d’être inséparables, d’être frères ; et voilà que tu pars sans moi !
Viens avec moi !
Viens plutôt avec moi, toi ! — Il vaut bien mieux passer la nuit à table avec de jolies femmes et de gais convives que sur la grande route, entre les bandits et les ravins.
Tu n’étais pas très-sûr ce matin de ta princesse Negroni.
Je me suis informé. Jeppo avait raison. C’est une femme charmante et de belle humeur, et qui aime les vers et la musique, voilà tout. Allons, viens avec moi.
Je ne puis.
Partir à la nuit close ! Tu vas te faire assassiner.
Sois tranquille. Adieu. Bien du plaisir.
Frère Gennaro, j’ai mauvaise idée de ton voyage.
Frère Maffio, j’ai mauvaise idée de ton souper.
S’il allait t’arriver malheur sans que je fusse là !
Qui sait si je ne me reprocherai pas demain de t’avoir quitté ce soir ?
Tiens, décidément, ne nous séparons pas. Cédons quelque chose chacun de notre côté. Viens ce soir avec moi chez la Negroni, et demain, au point du jour, nous partirons ensemble. Est-ce dit ?
Allons, il faut que je te conte, à toi, Maffio, les motifs de mon départ subit. Tu vas juger si j’ai raison.
Attaquons-nous, monseigneur ?
Voyons la fin de ceci.
Veux-tu que je te dise, Gennaro ? Tu es dupe. Il n’y a dans toute cette affaire ni poison, ni contre-poison. Pure comédie. La Lucrèce est amoureuse éperdue de toi, et elle a voulu te faire accroire qu’elle te sauvait la vie, espérant te faire doucement glisser de la reconnaissance à l’amour. Le duc est un bonhomme, incapable d’empoisonner ou d’assassiner qui que ce soit. Tu as sauvé la vie à son père d’ailleurs, et il le sait. La duchesse veut que tu partes, c’est fort bien. Son amourette se déroulerait en effet plus commodément à Venise qu’à Ferrare. Le mari la gêne toujours un peu. Quant au souper de la princesse Negroni, il sera délicieux. Tu y viendras. Que diable ! il faut cependant raisonner un peu et ne rien s’exagérer. Tu sais que je suis prudent, moi, et de bon conseil. Parce qu’il y a eu deux ou trois soupers fameux où les Borgia ont empoisonné, avec de fort bons vins, quelques-uns de leurs meilleurs amis, ce n’est pas une raison pour ne plus souper du tout. Ce n’est pas une raison pour voir toujours du poison dans l’admirable vin de Syracuse et derrière toutes les belles princesses de l’Italie Lucrèce Borgia. Spectres et balivernes que tout cela ! À ce compte il n’y aurait que les enfants à la mamelle qui seraient sûrs de ce qu’ils boivent, et qui pourraient souper sans inquiétude. Par Hercule, Gennaro ! sois enfant ou sois homme. Retourne te mettre en nourrice ou viens souper.
Au fait, cela a quelque chose d’étrange de se sauver ainsi la nuit. J’ai l’air d’un homme qui a peur. D’ailleurs, s’il y a du danger à rester, je ne dois pas y laisser Maffio tout seul. Il en sera ce qui pourra. C’est une chance comme une autre. C’est dit. Tu me présenteras à la princesse Negroni. Je vais avec toi.
Vrai dieu ! Voilà un ami !
Hé bien, qu’attendez-vous, monseigneur ? Ils ne sont que deux. Chargez-vous de votre homme. Je me charge de l’autre.
Non, Rustighello. Ils vont souper chez la princesse Negroni. Si je suis bien informé…
Éclatant de rire.
— Pardieu ! Cela ferait encore mieux mon affaire, et ce serait une plaisante aventure. Attendons à demain.