Calmann Lévy (p. 267-284).

VIII


En la reconduisant chez elle, M. Lemercler avait dit à Lucienne :

— C’est demain dimanche ; donc, tu es libre. Stéphane arrive à cinq heures, tu dîneras avec nous.

C’est pourquoi elle se dirigea, le lendemain, au milieu du jour, vers la maison du marin. Mais avant d’entrer au chalet, elle monta jusqu’à la ferme d’Argent pour revoir le petit bois à l’ombre duquel elle avait annoncé à Adrien sa résolution de vivre trois ans loin de lui.

Le bois était bien changé ; il se laissait pénétrer du regard dans toute son étendue, et entre les minces branches et les broussailles dépouillées, on voyait, de l’autre côté, les champs, comme à travers les mailles d’un filet.

À terre, sous la neige qui fondait aux premières tiédeurs du printemps, les mousses étaient restées vertes, mais elles disparaissaient presque entièrement sous les feuilles mortes, qui formaient une couche épaisse et tout imbibée d’eau. Le vieux banc était effondré d’un côté. Lucienne le releva à peu près et s’y assit avec précaution.

Elle repassa alors dans sa mémoire la scène décisive qui s’était jouée là. Elle fermait à demi les yeux et s’efforçait de s’imaginer qu’Adrien était encore agenouillé devant elle. Elle revoyait ses yeux clairs la regardant avec une expression inquiète et triste, ses cheveux lustrés découvrant son beau front que traversait une mince cicatrice blanche, ses lèvres sérieuses qu’elle aimait tant, et dont la gravité lui inspirait cependant un respect craintif.

— Le reverrai-je vraiment un jour ? se disait-elle ; entendrai-je encore sa voix ? Par instant, il me semble qu’un tel bonheur est impossible.

Elle se souvint aussi que c’était là qu’elle avait vu pour la première fois M. Lermercier, et elle admira ce jeu du hasard qui avait fait apparaître à ses yeux, juste au moment où elle venait de fixer définitivement son avenir, l’homme qui devait l’aider à accomplir la tâche qu’elle s’imposait. Elle resta là longtemps absorbée dans ses souvenirs, et ne s’éloigna qu’en voyant le soleil couchant empourprer le ciel.

Lorsqu’elle arriva au chalet, une voiture redescendait la pente du chemin. Dans le vestibule, elle trouva le vieux domestique qui chargeait une malle sur son épaule.

— Il est arrivé ? demanda-t-elle.

— Oui, mademoiselle, répondit Bernard d’un air joyeux, il est dans sa chambre qui fait un bout de toilette, je lui monte sa malle.

Lucienne traversa la grande salle et monta à la bibliothèque par l’escalier intérieur. Elle était impatiente de voir cet homme que son bienfaiteur lui avait appris à aimer et qu’il lui donnait pour frère. N’allait-il pas en vouloir à cette étrangère de lui avoir pris un peu de l’affection paternelle ?

De la bibliothèque, elle entendait la voix de M. Lemercier et le rire éclatant de son fils. Lucienne souriait de plaisir en songeant à la joie que devait éprouver ce père.

Un képi d’officier était posé sur la table. La jeune fille le prit et regarda la petite ancre d’or brodée sur l’étoffe.

— C’est aussi le symbole de l’espérance, se dit-elle ; un emblème que je devrais porter ! …

Elle s’assit sur un divan demi-circulaire qui s’étendait devant une large fenêtre donnant sur la mer, et elle attendit.

Bernard vint allumer les lampes.

— Voici ces messieurs, dit-il à Lucienne, en entendant la porte s’ouvrir.

— Ah ! s’écria M. Lemercier, elle est là, cette chère enfant, la charmante fée qui a composé ce bouquet qui t’émerveille ; tu vois, nous serons deux à fêter ta bienvenue.

Le jeune homme entra et s’avança vers Lucienne en lui tendant les deux mains. Elle se leva vivement et s’approcha. Mais, lorsque la lumière des lampes tomba sur elle et qu’il la vit distinctement, il pâlit brusquement, et s’arrêta court, les yeux agrandis par la surprise. Elle s’avança encore et mit ses mains dans celles qu’on lui tendait ; ces mains étaient agitées par un tremblement nerveux.

— Qu’a-t-il donc ? se dit-elle, s’apercevant du trouble extraordinaire qui avait subitement envahi le jeune marin.

Par un effort violent de volonté, il prononça quelques mots aimables. Sa voix était altérée, un violent battement de cœur entrecoupait sa respiration.

M. Lemercier, qui donnait un ordre à Bernard, n’avait rien vu.

— Allons, dit-il en revenant vers eux, faites connaissance, regardez-vous bien, vous êtes tous deux beaux à voir.

Stéphane était assez grand, mince, très-élégant dans son uniforme à étroits galons d’or. Ses yeux, d’un bleu très-clair, resplendissaient dans son visage bruni par l’air ; ses cheveux blonds, coupés court, se dressaient tout autour de son front. Il avait la moustache rasée, et quelques poils couleur d’or pâle frisaient à son menton.

— Parle-lui, ma fille, dit M. Lemercier : il est un peu timide, les héros sont souvent ainsi. Moi, je vais à la cave chercher quelques bouteilles d’un vin plus vieux que vous, qui vous déliera la langue.

Le jeune homme s’était laissé tomber sur le divan, comme si ses jambes eussent refusé de le porter.

— Monsieur Stéphane, dit Lucienne en s’asseyant à côté de lui, n’êtes-vous pas souffrant ? Il me semble qu’un malaise subit vous a saisi. Puis-je vous être bonne à quelque chose ? Voulez-vous que j’appelle Bernard ?

— Non, je ne suis pas malade, dit Stéphane ; mais permettez-moi de vous faire une question.

— J’y répondrai en toute sincérité.

— Ne vous appelez-Tous pas Lucienne ?

La jeune fille fut frappée de la façon dont il prononça son nom ; il le savourait comme si ce mot eût été une caresse pour ses lèvres.

— Je m’appelle Lucienne, en effet, dit-elle très-étonnée.

L’émotion du jeune homme redoubla ; il balbutia des paroles sans suite, que Lucienne écoutait avec un commencement d’effroi.

— Vous ne pouvez comprendre, disait-il, un rêve qui se continue dans la réalité, qui prend forme tout à coup sans qu’on y soit préparé, après tant de jours, tant de luttes inutiles ! C’est comme une décharge électrique qui vous toucherait au cœur…

La fin de la phrase fut étouffée par un sanglot convulsif.

— Mais il a une attaque de nerfs ! se disait Lucienne ; est-ce possible ! un homme si plein de sang-froid et de force ! Qu’a-t-il donc, mon Dieu ! comment ma présence a-t-elle pu déterminer un tel bouleversement ?

Elle se leva pour appeler du secours, mais il la retint vivement par sa robe.

— N’appelez pas, ne dites rien, je vais mieux ; ne gâtons pas à mon père la joie que lui cause mon arrivée.

Elle se rassit auprès de lui.

— Écoutez, monsieur Stéphane, dit-elle, ma vue vous cause une impression pénible ; j’en suis au désespoir, et je ne veux pas m’imposer plus longtemps à vos regards. Laissez-moi partir ; je dirai que je suis souffrante.

— Vous, partir ? dit-il, en lui prenant les mains, et d’une voix si douce, qu’elle se sentit émue. Je vous ai donc offensée, pardonnez-moi, alors. Il m’était impossible de me dominer ; une foudroyante émotion brisait ma volonté, comme la poudre enflammée brise son enveloppe. C’était terrible et irrésistible. Voyez, j’ai pleuré ; c’est, pardieu ! la première fois de ma vie ; mais ces larmes m’ont soulagé.

— Pourquoi donc êtes-vous ainsi ? dit Lucienne, qui le regardait avec un profond ébahissement.

— Pourquoi ? …

— Allons, enfants ! descendez, cria d’en bas M. Lemercier ; à table !

— Mon Dieu ! mon père ne devinera-t-il pas qu’il s’est passé quelque chose ? dit Stéphane, cherchant des yeux un miroir.

— Votre visage est tout empourpré, en effet, dit Lucienne ; un peu d’eau fraîche peut-être ! …

Elle courut dans la chambre du jeune homme et revint avec une serviette imbibée d’eau. Stéphane la passa à plusieurs reprises sur son front et sur ses joues.

— Je dois vous faire l’effet d’un fou furieux, dit-il ; quelle singulière réception je vous ai ménagée là !

— Enfin, que s’est-il passé, qu’aviez-vous ? dit Lucienne, en mettant le pied sur la première marche de l’escalier.

— Quand nous serons seuls, je vous le dirai, si je l’ose, murmura Stéphane, un doigt sur ses lèvres.

À table, Stéphane raconta les événements de son dernier voyage avec une gaieté fébrile. Il parlait, mangeait, buvait, d’une façon exagérée, comme pour détourner l’attention de son père et l’empêcher de lire dans sa pensée.

Le vieillard jetait cependant de temps en temps un regard inquiet sur le visage enflammé de son fils, et, d’un signe, il commandait à Bernard d’ouvrir la fenêtre, croyant que Stéphane avait peut-être trop chaud.

Lucienne, encore troublée de la scène bizarre et imprévue qui avait eu lieu entre elle et le jeune homme, avait peur de le voir tomber tout à coup frappé d’une congestion cérébrale.

— Il est bien singulier ! se disait-elle en le regardant vider son verre coup sur coup. Il m’effraie, et il m’inspire cependant une vive sympathie.

Et elle cherchait à deviner quelle explication de sa conduite il pourrait bien lui donner ; elle ne trouvait pas. D’ailleurs, il lui laissait peu le loisir de réfléchir. Ses récits étaient si vifs, si attachants, si pleins de verve, qu’elle l’écoutait par instant, les lèvres entr’ouvertes, tout entière à ce qu’il disait.

Il riait de tout. À l’entendre, rien n’était plus comique que de manquer de vivres et d’eau, sous un ciel étouffant, dans une atmosphère empestée par une épidémie ; d’être surpris la nuit par une tribu sauvage ; de se sentir à moitié égorgé, et de se battre furieusement dans des flots de sang, à travers la plus profonde obscurité. Il avait une façon si bizarre de présenter les événements les plus tragiques, qu’on était forcé d’en rire avec lui.

Bernard interrompait son service pour écouter son jeune maître avec une béate admiration.

— Allons ! ne parle pas tant, dit à la fin M. Lemercier, tu ne fais pas la moindre attention à mon dîner, que la cuisinière a préparé cependant avec autant de soin que s’il avait dû être mangé par un amiral.

— Comment ! je ne fais pas honneur au repas ! s’écria Stéphane, je mange comme un ogre !

— C’est-à-dire que tu avales tout sans discernement, comme un requin qui engloutit avec le même enthousiasme des perdreaux truffés, de la ferraille ou de vieilles bottes ! Je parie que je t’embarrasserais beaucoup en te demandant de quoi se composait le dîner.

— Il y avait beaucoup de choses excellentes, dit Stéphane.

— Oui, c’est cela ! et quel vin bois-tu depuis un instant, comme si c’était l’eau claire des fontaines ?

— C’est du vin rouge.

— Parfait ! c’est encore heureux que tu ne prennes pas du laffite retour des Indes, qui a vingt-cinq ans de bouteille, pour du cidre de la vallée d’Auge ?

— Ce rosbif est exquis, dit Stéphane, pour sauver quelque chose du naufrage.

— Mais non, dit Lucienne, c’est du chevreuil !

— N’est-ce pas qu’il est incroyable ! s’écria M. Lemercier.

Et tous deux partirent d’un franc éclat de rire.

Vers la fin du dîner, le jeune homme parvint cependant à retrouver un peu de sang-froid ; son visage reprit sa teinte naturelle, et il parla avec plus de calme.

Parfois il prenait la main de son père et la serrait dans les siennes, avec une recrudescence de joie.

— Tu sais, lui dit-il tout à coup, comme si les idées lui revenaient, je suis pour quelque temps ici.

— Ah ! tu me délivres d’une angoisse, dit M. Lemercier ; je n’osais pas te demander quelle est la durée de ton congé.

— Il sera long, par extraordinaire, dit Stéphane ; mon bâtiment est éclopé, on l’a mis à l’infirmerie ; mais je crois que ses plaies sont mortelles et qu’il ne se relèvera pas.

— Comment ! que lui est-il donc arrivé ?

— Je ne vous ai pas dit la dernière péripétie de mon voyage. Voici : En arrivant sur les côtes de Bretagne, nous avons été pris par le brouillard. Le nouveau pilote, qui remplaçait celui qui est mort du typhus pendant la traversée, connaissait mal ces parages ; il nous a jetés sur un banc de rocher, et une voie d’eau s’est déclarée. Nous nous sommes tirés de ce mauvais pas et nous sommes arrivés à Brest en assez piteux état. Nous avions déjà essuyé une forte bourrasque dans le golfe de Gascogne, et le navire avait eu des avaries ; cependant je ne croyais pas qu’il fût sérieusement endommagé. Mais en le mettant à sec, on s’est aperçu que sa cuirasse était comme fêlée d’un bout à l’autre, et l’on commence à désespérer de lui. En tous cas, s’il se rétablit, sa convalescence sera longue.

— Un malheur heureux ! s’écria M. Lermercier ; je vais donc te voir un peu autrement que par la pensée. J’en ai assez de vivre ainsi privé de toi. Comprends-tu, Lucienne, continua-t-il, à quel point j’aime cet enfant ? Sa mère est morte peu après sa naissance, j’ai donc été en même temps sa mère et son père. J’étais âgé déjà quand il est venu, je n’espérais plus d’enfant, et je ne pouvais croire à mon bonheur. Dès son berceau, il me fit son esclave ; dès qu’il eut l’âge de raison il se fit le mien ; et ce fut un singulier combat entre nous. Je crois que jamais deux êtres ne se sont aimés comme nous nous aimons. Et pourtant notre vie se passe loin l’un de l’autre ! Ah ! pourquoi ai-je ambitionné pour lui des grades, de la gloire, des croix ? Je l’aimais tout autant sans cela.

— Tu sais, père, dit Stéphane, si tu le veux, j’envoie dès ce soir ma démission au ministre.

— Allons donc ! briser ta carrière ; je ne veux pas.

— Tu ne briseras rien, va, dit Stéphane avec un singulier sourire.

— Que dis-tu ? dans dix ans tu seras amiral, je te le prédis. Seulement, serai-je là pour te saluer mon supérieur ?

— Pourquoi ces idées sombres, père ? dit Lucienne. Vous vivrez plus de cent ans.

— Est-ce que ta santé n’est plus la même ? dit Stéphane avec un regard inquiet.

— Ma santé, je te conseille d’en avoir une pareille, dit le vieillard en riant ; je rends des points au Pont-Neuf.

Ils quittèrent bientôt la table. Lucienne parla de rentrer chez elle.

— Veux-tu me permettre de reconduire mademoiselle ? dit vivement Stéphane à son père.

— Es-tu bien sûr que mademoiselle accepte ton bras ?

Le jeune homme jeta un regard suppliant à la jeune fille.

— Je ferai ce que vous me conseillerez, père, dit Lucienne en souriant.

— Eh bien, confie-toi à lui sans crainte ; lui, c’est moi. Allez, enfants. Moi je vais défaire ta malle et voir les jolies choses que tu rapportes.

La lune montait dans le ciel, et sa lueur bleue ruisselait sur toute la campagne. Les deux jeunes gens s’arrêtèrent un instant, quand la porte du chalet se fut refermée derrière eux, à regarder ce doux et vaporeux tableau. La mer était d’un gris doux et mat et semblait un prolongement du ciel. Le reflet de l’astre ne l’éclairait pas ; il tombait droit sur les toits d’ardoises de la ville et s’y brisait avec des clartés de métal. Plus loin, toute la vallée était emplie d’une brume féerique.

Ils hésitaient à quitter ce sommet si doucement baigné de lumière, pour descendre vers l’ombre des rues étroites.

— Si nous suivions le sentier qui traverse les champs sur la colline, dit Stéphane ; nous arriverions tout de même à la place du marché.

— C’est un peu plus long, dit Lucienne ; mais n’importe, allons.

Ils tournèrent le dos à la mer et s’engagèrent dans un étroit chemin.

Lucienne sentait le bras du jeune homme trembler sous le sien. Il se taisait, et elle hésitait à rompre le silence, inquiète auprès de cet étrange garçon, comme dans le voisinage d’une poudrière. Cependant la curiosité fut plus forte que la crainte, et elle lui dit avec une intonation de douceur dans la voix :

— Vous m’aviez promis de me révéler votre secret.

— C’est un secret, en effet, murmura Stéphane ; mais pourquoi ne vous le dirais-je pas à vous ? Seulement, promettez-moi de me pardonner.

— Vous pardonner ?

— Vous souvenez-vous du bal des régates ?

— Si je m’en souviens ! s’écria Lucienne qui crut sentir encore le souffle d’Adrien dans ses cheveux, comme pendant cette valse douce et douloureuse qu’elle avait dansée avec lui.

— J’étais à ce bal, continua Stéphane. De passage à Cherbourg, je rencontrai un ami qui venait à F… prendre part aux courses, il m’offrit de m’emmener sur son voilier. Je ne pus résister au désir de venir embrasser mon père. J’obtins quelques jours de congé, et je m’embarquai avec mon ami. Le soir de la fête, il m’entraîna au bal. Et là, je vous vis, pour mon malheur, pour mon bonheur.

— Mon Dieu ! serait-ce ce jeune marin dont Jenny m’a parlé ? se disait Lucienne en levant les yeux vers lui.

Elle avait tout à fait oublié cette aventure qui lui revint subitement à la mémoire.

— Ce que j’éprouvai en vous voyant, continua le jeune homme, est difficile à expliquer. Peut-être un homme qui aurait vécu dans un caveau sombre sentirait-il quelque chose d’analogue en voyant pour la première fois la lumière, le ciel, la mer. Mon premier regard jeté dans ce bal tomba sur vous, je ne vis que vous, et une émotion que je n’avais jamais connue me cloua à ma place. Je sentis que j’étais en face de mon maître, que des chaînes se rivaient autour de mon cœur, et que c’en était fait de ma liberté. Ce fut subit et irrévocable, mais je trouvai cela tout simple ; je me disais que le destin m’avait amené là parce que je devais vous voir, que vous étiez sans nul doute le but de ma vie, ma récompense, ma souffrance et ma joie. Ma résolution fut bientôt prise ; je voulus savoir qui vous étiez, m’efforcer de vous plaire, et de devenir, ce soir-là même, votre fiancé. J’avais, comme vous voyez, la plus grande confiance dans la destinée. Je commençai aussitôt les négociations. Vous dansiez d’un air de tristesse et de lassitude ; votre cavalier était un jeune homme de F…, Max Dumont, je ne pus donc pas vous inviter. Mais je vous avais vue parler à une jeune fille, et j’invitai cette personne qui devait vous connaître. Elle était votre intime, à ce qu’elle me dit. Elle prononça une fois votre nom qui ne surprit nullement mon oreille ; il me sembla que je le savais déjà. Mais, avec un regard plein de malice, comme si elle répondait à ma pensée, elle me dit : « Elle est belle, n’est-ce pas ? Pourtant, ne la regardez pas trop, elle est fiancée. » Ce fut une douleur atroce, et cependant tout espoir ne m’abandonna pas : vous n’étiez pas mariée, peut-être n’aimiez-vous pas celui qu’on vous destinait. Hélas ! je vous vis un instant après au bras de ce fiancé, et je me sentis perdu. Il était beau, fier et grave ; vous leviez vers lui des regards pleins de soumission et de tendresse. Bientôt je vous vis quitter le bal, et il vous suivit.

— Oui, dit Lucienne qui s’arrêta, perdue dans ses souvenirs, je souffrais ; à bout de force, j’abandonnais la lutte, lorsqu’une inspiration suprême est venue, qui m’a sauvée.

Dans l’égoïsme de son amour, elle oubliait presque celui qui venait de lui parler. Cependant, elle tourna vers lui son visage, qui, à la lueur lunaire, semblait taillé dans de l’albâtre.

— Alors, quand vous avez su que j’étais promise à un autre, cet amour d’un instant s’est effacé n’est-ce pas ? dit-elle.

— Non, dit Stéphane d’une voix sourde. À partir de ce moment, commença pour moi une torture qui loucha souvent à la folie. J’emportai mon amour, comme le buffle blessé et furieux emporte en croupe, à travers les jungles, le tigre qui l’a saisi à la nuque et va le dévorer. Je m’embarquai pour une longue traversée, et là, entre le ciel et l’eau, votre image me poursuivit avec une persistance effrayante. J’avais de véritables hallucinations ; je vous voyais toujours, partout, avec votre longue robe bleue et souple comme les lames, et cette couronne de bleuets qui la nuit se changeait en une couronne d’étoiles ; vous glissiez, à reculons, en avant du navire, triste et pâle comme une vapeur ; ou bien vous montiez des profondeurs de la mer, votre corps effleurait l’eau et vous vous couchiez, languissante, entre deux vagues. Je me crus malade ; je priai le major de me soigner, lui disant que j’avais des visions. Je bus ses drogues, mais rien ne changea. Une lutte terrible s’établit alors entre moi et cet amour. Je n’étais pas habitué à voir un adversaire me résister longtemps ; mais cette fois je ne pus pas vaincre. La nuit, la fièvre me tordait sur mon lit comme une barre de fer au feu, je croyais voir votre visage me regardant par la vitre du hublot. J’essayai de lire, votre nom luisait entre toutes les lignes. Je devenais irritable, mauvais ; je m’emportais pour un rien ; et je commençai à craindre de passer pour fou aux yeux de mes hommes. Combien de fois ne leur avais-je pas commandé des manœuvres incompréhensibles, voulant vous passer sur le corps, voir votre image broyée par le navire ? Puis, brusquement, il se fit en moi un changement complet. Je renonçai à toute résistance, et je m’abandonnai entièrement à cette passion impérieuse. Ce cher fantôme, au lieu de le fuir, je le cherchai alors, accoudé au bastingage ; je me penchai vers lui, lui disant mille tendresses, lui demandant pardon de l’avoir maltraité. Je gagnai une sorte de calme à ne plus me révolter contre la fatalité, et je goûtai une joie amère à m’envelopper de ce rêve sans but, à ne vivre qu’en lui. J’espérais en mourir. Quand la tempête se déchaînait, je concevais un espoir sauvage, je parlais à l’ouragan, l’encourageant, l’excitant ; heureusement, il couvrait ma voix. Mais la pensée inquiète de mon père bien-aimé m’arrivait à travers l’espace, je songeais à la vie de mes hommes, dont j’étais responsable, et je faisais mon devoir. Voilà comment j’ai vécu, depuis sept mois, avec ce cher et cruel souvenir qui ne s’est pas un seul instant éloigné de moi. Pour la première fois, en arrivant ici, la joie de revoir mon père me fit sortir de la torpeur où j’étais plongé, et, depuis quelques instants, je n’avais pas pensé à tous ; quand, tout à coup, vous m’êtes apparue, souriante et me tendant les mains. Mon sang a bondi à mon cerveau ; j’ai vu des flammes ; le plancher de la chambre a oscillé sous mes pieds comme le pont d’un navire. Comment ! elle était là, sous mon toit, bien vivante, celle qui me torturait et me charmait depuis tant de jours ! je ne rêvais pas ; ce n’était plus le fantôme léger et indistinct, que j’avais maintenant devant les yeux. Et je ne comprends pas encore comment cela fut possible, comment vous êtes en ce moment même appuyée à mon bras, tandis que j’étale à vos yeux la plaie mortelle de mon âme.

Lucienne était atterrée de tout ce qu’elle entendait ; elle attachait son regard sur le jeune marin, comme si elle eût douté de sa raison.

— Quelle terrible révélation vous venez de me faire ! dit-elle lorsqu’il eut fini ; est-il possible que sans le savoir j’aie fait tant de mal ? Cette pensée me bouleverse. Comment ! tandis que j’étais dans ma petite chambre, tranquille et insouciante, quelqu’un que je ne connaissais pas souffrait à cause de moi des tortures de damné ? Mais suis-je coupable ? ajouta-t-elle rêveuse.

— Pas plus que le rayon de soleil trop brûlant qui tue un voyageur sur le chemin.

— Que la destinée est cruelle ! Pourquoi est-ce moi que vous aimez, hélas ?

— Ne maudissez pas le sort, dit Stéphane ; il y a du bonheur dans ma souffrance, et je ne voudrais pas en être délivré. Mais nous voici arrivés. Dites-moi, je vous en prie, ce qui s’est passé dans votre vie, pourquoi vous habitez cette ville, et pourquoi votre position semble toute autre que celle que vous occupiez autrefois ?

— Votre père ne vous a donc rien expliqué ?

— Il m’a raconté seulement qu’une jeune fille, qu’il avait prise sous sa protection, adoucissait sa solitude.

— Eh bien, dites-lui que je le prie de vous raconter mon histoire dans tous ses détails. Cela vous guérira sans doute de votre amour.