Calmann Lévy (p. 285-295).

IX


Lucienne considérait cette passion de Stéphane comme un malheur, et, bien qu’elle n’en fût qu’involontairement la cause, elle se la reprochait et se sentait profondément attristée. Pourquoi cet événement encore dans sa vie, déjà si difficile et si pénible ? pourquoi fallait-il que le fils de celui qui l’avait défendue, protégée, aimée, fût malheureux par elle ? Qu’allait dire ce père, qui eût donné sa vie pour épargner une souffrance à son enfant, s’il devinait la vérité ?

— Quand Stéphane connaîtra mon passé, le mépris tuera son amour, se disait-elle, se raccrochant à cet espoir.

Cependant, tout au fond d’elle-même, elle éprouvait un secret orgueil d’avoir inspiré une pareille passion à un tel homme. Il lui semblait qu’elle acquérait une valeur nouvelle et devenait plus digne de l’amour d’Adrien. C’était une affirmation éclatante du pouvoir de sa beauté, et elle se sentait rassurée par ce triomphe, plus confiante dans l’avenir. Ces deux sentiments, de tristesse compatissante et de vanité flattée, s’enchevêtraient dans son cœur ; elle s’efforçait de chasser l’un d’eux et cherchait les moyens de réparer le mal, si c’était possible.

Lorsqu’elle revit Stéphane quelques jours après, elle interrogea anxieusement le visage du jeune marin, espérant y lire le mépris et redoutant cependant d’être méprisée. Elle ne put rien deviner de ce qui se passait dans le cœur du jeune homme ; il lui sembla plutôt joyeux que triste. Mais son père était là, et peut-être dissimulait-il devant lui sa véritable humeur. Il paraissait tout à fait maître de lui à présent. Son teint d’oriental avait repris sa pureté, et sa voix n’avait plus cet éclat nerveux et métallique du premier soir, si pénible à entendre.

Il faisait beau déjà, les journées étaient plus longues, la température s’était tout à fait adoucie. Stéphane proposa une promenade.

— As-tu déjà vu le Trou aux Chiens, Lucienne ? dit M. Lemercier.

— Non, père, dit la jeune fille.

— Eh bien, allons-y ; nous pourrons admirer de là le soleil couchant.

Pour gagner le Trou-aux-Chiens, qui est une grotte naturelle dans laquelle la mer pénètre à marée haute, il faut franchir le pont tournant qui enjambe la rivière, longer un des bassins du port, et rejoindre les falaises qui s’élèvent de l’autre côté de la vallée. Celle qui se dresse à pic sur la mer est la plus haute de la Normandie. Très-âpre et d’accès difficile, elle est stérile et déserte. Un phare et une ancienne chapelle se montrent seuls à son faîte. Vue d’en bas, la chapelle a l’air d’un jouet d’enfant ; des sentiers capricieux, tracés à travers l’herbe, dans la terre rousse, par les grandes pluies, sillonnent les flancs de la falaise comme un réseau de veines.

Lorsqu’on la regarde du bord de la mer, cette montagne est vraiment majestueuse et donne une sorte de vertige ; ses parois droites ont été striées, déchirées, creusées en grottes à différentes hauteurs par le lent travail de la mer. Quelques touffes d’herbes s’accrochent à la roche calcaire et friable, et font çà et là des taches vertes ; mais la teinte générale est une blancheur crayeuse rayée de longues traînées de rouille. D’immenses tranches de la falaise se sont écroulées à diverses époques sur la grève et dans la mer. Les algues, les mousses sont venues recouvrir ces roches brisées, et la catastrophe n’a pas nui au pittoresque du tableau.

C’est à travers ces rochers que les promeneurs s’avançaient avec précaution, cherchant vaguement des moules entre les pierres. La mer s’était retirée, les lames plates déroulaient tranquillement leur feston d’écume au loin.

Lucienne, moins habituée au terrain que ses compagnons, glissait quelquefois sur les algues gluantes ; mais elle trouvait toujours de bras de Stéphane à sa portée pour se retenir. Elle riait de sa maladresse, et admirait M. Lemercier, qui sautait de roche en roche avec l’aisance d’un jeune homme.

— J’ai voulu éblouir Lucienne par mon agilité, dit-il, lorsqu’ils eurent atteint le but de leur promenade ; mais cette gymnastique m’a un peu lassé, je l’avoue.

Et il s’étendit tout de son long sur les galets. À cet endroit, la falaise se creuse en un grand hémicycle, dans lequel le flot a taillé des gradins et comme des sièges gigantesques. Elle forme des arches, des portiques, et la Grotte du Chien s’enfonce assez profondément dans son flanc. Par places, des dalles immenses, blanches et lisses, émergent du sol. Lucienne admira tout cela, monta sur les dalles, passa sous les voûtes naturelles ; et Stéphane l’entraîna jusqu’au fond de la grotte, qu’elle n’atteignit pas sans quelque effroi.

— Ah ! dit-elle, en ressortant et en se rapprochant de M. Lemercier, père s’est endormi.

Ils allèrent s’asseoir, elle et le jeune officier, auprès d’une roche.

— Eh bien, vous a-t-il parlé ? dit Lucienne après un long silence et en baissant la tête.

— D’après votre ordre, je lui ai demandé de me dire votre vie, et il m’a tout révélé.

— Alors, vous êtes rentré en possession de vous même. Vous ne n’aimez plus ?

— Ne savez-vous donc pas ce que c’est qu’aimer, pour me faire une pareille question ? dit Stéphane en la regardant avec une tendresse douloureuse ; me suis-je donc trompé ? n’aimez-vous pas, comme j’aime, mot, cet homme pour lequel tout sacrifice vous est facile ?

— Que voulez-vous dire ? murmura Lucienne.

— L’amour qui se discute lui-même n’est pas, à mon avis, de l’amour, dit Stéphane. La tempête déchaînée ne s’arrête pas devant un raisonnement. Pour celui qui sait aimer, l’être qu’il aime ne peut pas avoir tort ; c’est un despote adoré qui peut vous faire cruellement souffrir, mais à qui on ne demande jamais de vous rendre la liberté. Vous ne m’avez pas compris, Lucienne, si vous avez cru qu’une circonstance quelconque pourrait m’arracher mon amour. Vous commettriez un crime, que je me dirais votre complice, sans songer même à vous juger. Voilà comment je vous aime.

— Mais c’est terrible ! s’écria Lucienne ; qu’adviendra-t-il ? qu’espérez-vous ?

— Je n’ai pas la plus légère espérance, dit le jeune homme, et il ne m’arrivera rien, que de vous aimer toute ma vie.

— Comment ! sans but, sans aliment, votre malheureux amour aura la force d’exister ?

— Il est robuste, je vous le jure, et, puisqu’il a su résister à ma volonté surexcitée jusqu’à la fureur, il est inexpugnable dans la forteresse qu’il s’est conquise.

— Quelle vie serait la vôtre, si vous ne vous trompiez pas ! dit Lucienne. Mais ce sentiment qui me semble toucher à la folie ne peut durer. Je vous en prie, cessez de m’aimer ainsi ; efforcez-vous de changer cette passion en douce et profonde amitié.

— Jamais ! dit-il, en attachant sur elle son regard intrépide et doux. Vous en épouserez un autre, je le sais, et, si je ne meurs pas le jour de vos noces, je vous aimerai tout autant le lendemain ; personne n’empêchera que vous soyez toute ma pensée et que j’éprouve à vous aimer des joies mystérieuses, que je ne donnerais pas pour tous les bonheurs du monde. Maintenant, je vous en conjure, ne parlons plus de cela ; laissez-moi mon rêve, je ne vous demande rien.

— Quel amour ! murmura Lucienne avec épouvante.

Elle reconnaissait là une passion pareille à la sienne. C’était bien ainsi qu’elle aimait Adrien, avec cette abnégation, cet esclavage absolu ; elle l’eût aimé criminel, elle l’eût aimé sans espérance, et, fût-il l’époux d’une autre, elle l’aimerait encore. Mais il lui semblait qu’alors la douleur serait plus forte que son amour et qu’elle en mourrait. Comment Stéphane avait-il la force de vivre ? C’était pour son père sans doute qu’il vivait ; ne lui avait-il pas presque avoué que, sans lui, il se serait tué ?

Cette idée qu’un jour peut-être Stéphane mourrait à cause d’elle, fit frissonner douloureusement Lucienne.

Le jeune homme surprit cette pénible impression.

— Ah ! maudites soient les paroles que je vous ai dites ! s’écria-t-il. Moi qui donnerais mon sang pour satisfaire un de vos caprices, je ne suis parvenu qu’à vous attrister et à troubler votre repos. Pourquoi ai-je cédé à ce besoin coupable de vous ouvrir mon cœur ? N’aurais-je pas dû cacher à vos yeux la blessure que vous aviez faite à votre insu ? Sans cette folle émotion qui m’a trahi et vous a poussée à m’interroger, jamais, je vous le jure, vous n’eussiez soupçonné mon amour. J’aurais pu alors mériter de vous une tendresse fraternelle, occuper une place dans votre cœur, tandis qu’à présent, n’est-ce pas, vous n’aurez pour moi que de l’aversion et de la défiance ?

— Vous êtes cruel, Stéphane, dit Lucienne en lui prenant la main, je vous aimais avant de vous avoir vu, je vous attendais comme on attend un frère, et votre présence n’a fait qu’augmenter la sympathie que vous m’inspiriez. Et faut-il vous l’avouer pour vous ôter tout regret, ce que vous m’avez révélé m’a peut-être attachée plus fortement encore à vous. La victime a plus de pouvoir qu’elle ne le croit sur son bourreau involontaire, ce dernier ressent le contre-coup du mal qu’il a fait. C’est pourquoi chacune de vos douleurs trouve en moi son écho, et je suis résolue à adoucir autant que je pourrai votre peine, à vous guérir peut-être.

— Essayez, dit Stéphane en souriant.

M. Lemercier s’éveilla.

— Ah ! les étourdis ! s’écria-t-il en regardant la mer, ils n’ont pas pris garde à la marée, et nous voilà bloqués.

— Comment ! dit Lucienne, nous allons être obligés de rester là ?

— Le flot nous chasserait bientôt d’ici ; mais, pour rentrer à la ville, nous allons être forcés de nous mettre à l’eau jusqu’aux genoux.

— Je prendrai ma sœur dans mes bras, dit Stéphane ; pas une goutte d’eau ne l’atteindra.

— Eh bien ! en route ! dit M. Lemercier, si nous tardons un peu, il nous faudra revenir à la nage.

Ils se hâtèrent et marchèrent quelques minutes sur le galet découvert. Puis ils arrivèrent à l’avancement de la falaise que les lames léchaient déjà. Lucienne eût préféré marcher dans l’eau comme les autres, plutôt que de se laisser emporter par le jeune homme ; mais cela n’était guère possible avec ses jupes. Refuser l’aide qu’on lui offrait eût été ridicule. Elle ne dit donc rien et se laissa prendre par Stéphane qui l’enleva comme si elle n’eût rien pesé.

Il n’eut pas un tressaillement en sentant la jeune fille dans ses bras ; mais cette vapeur pourprée qui trahissait ses secrètes impressions monta subitement à son front.

— Le soleil couchant a dû être très-beau, disait M. Lemercier, en haussant la voix pour dominer le tapage de l’eau refoulée par leurs pas rapides. Les nuées amoncelées à l’occident gardent encore des reflets magnifiques. Pourquoi ne pas m’avoir pas éveillé au bon moment ?

Les deux jeunes gens échangèrent un sourire ; ils n’osèrent pas avouer qu’ils n’avaient rien vu du soleil couchant.

— Tu dormais si bien ! dit Stéphane.

On avançait avec précaution, tournant les rochers, évitant les trous. Parfois une haute vague accourait du large, courbant sa volute translucide ; le jeune homme soulevait alors son précieux fardeau, qui était à peine effleuré par quelques flocons d’écume.

— Tu n’as pas peur, Lucienne, dit M. Lemercier, une fois que plusieurs fortes lames se succédèrent.

— Non, père, dit la jeune fille, je crains seulement de fatiguer beaucoup M. Stéphane.

— Si vous m’insultez ainsi en doutant de la force de mon bras, dit Stéphane, je vous porte de ce pas jusqu’en Angleterre. Et il ajouta tout bas : Pourquoi dites-vous une chose que vous ne pensez pas ? vous savez bien que je donnerais plusieurs années de ma vie pour la minute présente.

Lucienne détourna les yeux, elle n’avait pas dit sa pensée en effet.

Lorsqu’ils rentrèrent à F…, ils rencontrèrent Félix Baker, qui sortait de la villa de M. Dumont, jolie maison rose et blanche dans une touffe de verdure, au pied de la colline. Le prétendu éconduit adressa aux promeneurs un salut respectueux et triste, et, lorsqu’il se fut éloigné, il se dit à part lui :

— Je comprends maintenant ; c’est son fils que M. Lemercier veut lui faire épouser. C’est en effet un meilleur parti que moi.

Lucienne dîna encore ce soir-là au chalet. Depuis quelque temps d’ailleurs, M. Lemercier exigeait qu’elle passât toutes ses soirées chez lui.

— Tu travailles et tu mènes une vie exemplaire, lui avait-il dit, c’est parfait ; mais il ne faut rien exagérer. Il est inutile de te traiter toi-même comme un criminel qui subit la prison cellulaire. Il faut un peu de distraction après la tâche quotidienne. Je sais bien que la société d’un vieux comme moi n’est pas très-attrayante, mais enfin tu sauras t’en contenter. Ma maison est plus gaie que ta boutique, il y là beaucoup à, voir, beaucoup à apprendre, et, les soirs où nous n’aurons rien de mieux à faire, nous jouerons aux dominos.

Lucienne, heureuse d’être délivrée de ces longues et lugubres soirées de solitude, n’avait eu garde de refuser.

Tout bien considéré, on avait décidé de faire porter le piano chez M. Lemercier, il était installé dans la bibliothèque, c’est là que Lucienne étudiait.

Depuis le jour de l’arrivée du jeune lieutenant, elle n’était plus retournée, cependant, au chalet, voulant laisser M. Lemercier tout entier à son fils ; mais le vieillard lui ayant reproché sa réserve, elle avait promis de revenir.

Elle ne fit donc aucune difficulté lorsque ses amis la prièrent de finir avec eux cette journée si bien commencée.

La soirée fut charmante. Lucienne oublia un instant ses tristesses dans ce milieu sympathique ; elle se laissa gagner par la gaîté communicative de M. Lemercier, qui, auprès de son fils, retrouvait toute la vivacité de la jeunesse. Stéphane semblait profondément heureux. Il fut éblouissant de verve et d’entrain, mais cela sans fièvre et sans effort, et il sut apprécier les trésors de la cave paternelle.

Après le dîner, Lucienne joua des valses, puis chanta des mélodies de Schubert : elle n’en voulait plus chanter d’autres depuis qu’Adrien lui avait dit qu’il les aimait.

Stéphane lui demanda si elle désirait entendre des chants de sauvages et des romances africaines.

— Comment ! vous êtes musicien ? s’écria Lucienne.

— Très-peu, dit Stéphane, mais je retiens facilement ce que j’entends.

Il s’assit au piano, et s’accompagnant à peu près, il dit d’une voix un peu sourde, mais très-juste, des airs bizarres, monotones, dans des idiomes exotiques, qui apportaient jusque dans cette chambre comme un écho de patries lointaines, un parfum de savanes et de forêts vierges.

Lucienne était sous le charme. Elle ne pouvait se lasser d’écouter ces mélodies si passionnément tristes ; le jeune homme dut chanter jusqu’à ce que la voix lui manquât.

— Comme vous paraissiez heureux ce soir ! lui dit-elle, lorsqu’il la reconduisit chez elle. Votre joie n’était pas feinte cette fois, n’est-ce pas ?

— Cette soirée demeurera un de mes plus précieux souvenirs, dit Stéphane, je sais vivre d’illusions, voyez-vous ; je me suis imaginé, pendant ces quelques heures, en vous voyant ainsi entre mon père et moi, que vous étiez ma femme et que je ne vous quitterais plus.