Calmann Lévy (p. 296-301).

X


Les baigneurs commençaient à arriver à F…. M. Duplanchet, qui passait l’hiver à Paris, était revenu dans son établissement et l’on avait rouvert le Casino.

À partir de ce moment, la jeune modiste fut accablée d’ouvrage. L’été est considéré par les dames de la ville comme la véritable saison de l’élégance ; elles épargnent pendant l’hiver pour pouvoir déployer, à l’époque des bains, le plus grand luxe possible. Lucienne eut à lutter avec le mauvais goût de bien des bourgeoises. Seules, ses deux premières clientes, la mère de Max et madame Maton, se laissaient guider par elle dans leurs choix ; les autres l’accablaient d’explications, de conseils, qu’elle écoutait patiemment, en les repoussant autant que possible. Madame Heurtebîse voulut que l’on groupât sur le même chapeau des cerises, des fleurs et des plumes.

— J’ai de quoi payer, disait-elle, ne craignez pas d’en mettre.

Le soir, Lucienne riait de tout cela avec ses amis.

Depuis que l’été était revenu, Stéphane organisait souvent des excursions en mer. On s’embarquait au soleil couchant, les soirs où la lune devait briller. M. Lemercier se plaçait au gouvernail ; Lucienne se couchait au fond de la barque, sur un tapis mis là pour elle ; Stéphane déployait la voile, et l’on partait. On courait vers la lumière à travers les lames douces qui roulaient la pourpre et l’or que le ciel leur jetait ; quelquefois on rejoignait an large les pêcheurs, on les aidait à tendre leurs filets, et l’on suivait les péripéties de leur pêche.

Bientôt les teintes chaudes de l’occident pâlissaient. Lentement la lune soulevait sa large face cuivrée au-dessus des falaises comme si elle eût voulu s’assurer que le soleil n’était plus là. Une lutte silencieuse s’établissait alors entre les deux lumières, l’une mourante, l’autre qui naissait ; et un instant elles se neutralisaient l’une l’autre. La mer s’assombrissait ; des gazes grises semblaient s’étendre sur le ciel ; la dernière rayure fauve persistant au bord de l’horizon se fondait, et la lueur bleue envahissait tout peu à peu, faisant courir sur l’eau un frisson froid. La lune montant vers le zénith laissait tomber son reflet sur les lames en gouttes lumineuses.

On se taisait, chacun suivant sa rêverie. Lucienne baignait son front avec délices dans la fraîcheur pure de la brise. Son regard courait jusqu’aux limites indécises de l’horizon, essayant de les franchir, comme si, au delà de cette ligne qui touche au ciel, s’ouvrait le port longtemps espéré. Sa pensée lui semblait s’élancer plus librement vers son but constant à travers cet espace ; elle se sentait presque immatérielle sur cet élément, plus subtil que la terre, qui les portait et les berçait. La course facile et prompte de la barque, dont la grande voile était étendue entre le ciel et l’eau pareille au ciel, lui donnait l’illusion d’un vol de séraphin dans l’éther.

Depuis longtemps déjà, elle éprouvait pour la mer une superstitieuse tendresse ; il lui semblait que la mer était pour beaucoup dans sa nouvelle existence. Elle s’y mêlait intimement en effet. C’était uni aux flots qu’elle avait vu pour la première fois Adrien. Son rêve ne les séparait plus. Il lui semblait que le jeune homme prenait à la mer quelque chose de sa majesté et de sa splendeur, et que les lames lui empruntaient un peu de sa grâce et des transparences glauques de ses yeux. Elle avait aimé, souffert, espéré en regardant le va-et-vient des vagues, et ces deux hommes qui lui avaient révélé les douces affections de la famille, n’étaient-ils pas des amants de la mer ?

On revenait au port avec la marée, quelquefois assez tard, et Lucienne, rentrée chez elle, dormait d’un bon sommeil jusqu’au matin.

Le temps se passait. La vie se faisait plus douce autour de la jeune fille ; le calme entrait dans son âme de plus en plus, le passé s’effaçait. Ses rêves étaient purs à présent, et elle prenait plaisir au travail ; elle avait enfin conquis la vertu.

L’affection paternelle que M. Lemercîer lui avait vouée ne se démentait pas un instant ; il continuait à la conseiller et à la guider, et la jeune fille sentait croître de jour en jour la tendresse qu’elle éprouvait pour lui. Seul, le fol amour de Stéphane troublait son repos et jetait une tristesse dans sa vie ; elle ne pouvait s’imaginer qu’il allait être ainsi malheureux toujours, que pour lui l’avenir était noir, l’espérance ne l’éclairant pas.

— Non ! non ! c’est impossible, se disait-elle, il m’oubliera.

Mais en présence du jeune homme, le doute lui revenait ; il cachait cependant son amour avec le plus grand soin. On eût pu croire qu’il en avait triomphé. Mais il rayonnait hors de lui en dépit de sa volonté, il brûlait dans ses regards, qu’il détournait d’elle cependant lorsqu’elle levait les yeux vers lui. Il était trahi par le son de sa voix, par la rougeur qui lui montait au front si Lucienne prononçait son nom ou s’il effleurait par hasard la main de la jeune fille.

— Quel malheur que cette passion s’adresse à moi ! se disait Lucienne ; s’il eût aimé Jenny, comme tout s’arrangerait à merveille ! il eût été vraiment mon frère, et nous n’aurions fait qu’une seule famille.

Cette idée lui souriait tellement, qu’un jour elle parla à Stéphane de la sœur d’Adrien.

— Vous vous souvenez d’elle, n’est-ce pas ?

— Très-confusément, dit Stéphane, qui sourit comme s’il eût deviné la pensée de Lucienne.

— Pourquoi riez-vous ? dit Lucienne à moitié fâchée, n’est-ce pas une ravissante jeune fille ?

— Je l’ai peu vue, et voici déjà longtemps.

— Vous m’avez vue moins encore.

— Pardon, je vous ai regardée pendant toute une soirée ; aussi je n’ai rien oublié de vous.

— Pas même la couleur de mes cheveux ?

— Ils étaient d’un blond ardent ; mais vous êtes plus belle avec la nuance naturelle de vos cheveux.

— Jenny, elle, est presque blonde, reprit Lucienne ; elle est fraîche comme le printemps, gaie, spirituelle et bonne.

— Si vous voulez, je l’épouserai pour être plus près de vous, dit Stéphane.

— Il faudra l’aimer d’abord.

— On n’aime pas deux fois, dit le jeune homme d’un ton qui n’admettait pas de réplique.

Lucienne était souvent effrayée de la façon dont il lisait dans son cœur ; elle mesurait, à cette singulière répercussion de ses pensées dans celles du jeune marin, la profondeur de l’amour qui l’attachait à elle. Quand un rêve triste l’avait impressionnée, quand la séparation lui pesait plus que de coutume, elle avait beau sourire et dissimuler, il la devinait. Quelquefois il poussait l’abnégation jusqu’à lui dire :

— Parlez-moi de lui, cela vous soulagera.

Et souvent elle cédait à ce besoin irrésistible de parler de l’être aimé. Alors son visage resplendissait de joie ; sa pâleur s’animait d’un imperceptible ton rose ; ses yeux ardents se noyant dans un fluide, lumineux, elle parlait abondamment, égrenant ses souvenirs, heureuse, jamais lassée. Mais soudain elle s’arrêtait, comprenant enfin la torture qu’elle infligeait. Des larmes de pitié lui venaient aux yeux devant ce malheureux qui, pour lui faire plaisir, se laissait fouiller le cœur avec le poignard de la jalousie et ne trahissait son atroce souffrance que par une crispation des doigts sur son genou ou un imperceptible grincement de dents.

Alors elle avait envie de s’agenouiller devant lui pour lui demander pardon de sa cruauté.