Calmann Lévy (p. 261-266).

VII


Pendant les jours qui précédèrent l’arrivée du jeune lieutenant de marine, Lucienne négligea un peu les travaux commandés par ses clientes. Elle était tout entière à un ouvrage qu’elle exécutait secrètement et avec amour. C’était un bouquet. Elle voulait que quelque chose parlât d’elle, avant qu’il la vit, au fils de son vénérable ami, à celui qui devait être son frère. Ces fleurs de gaze et de soie, humble cadeau de bienvenue, diraient la condition de celle qui offrait et feraient entendre au voyageur qu’on pensait à lui et qu’on l’aimait déjà avant de le connaître.

Lucienne voulut que son bouquet fût un chef-d’œuvre, que l’on pût croire en le voyant qu’il venait d’être cueilli dans un jardin, et qu’on eût l’idée de se pencher vers lui pour le respirer.

Elle pilla sans pitié les couronnes, les guirlandes, les touffes de fleurs préparées déjà pour des coiffures, choisissant partout la brindille la mieux réussie, les roses les plus semblables aux roses nées de la terre, les lilas blancs les plus légers. Elle prit des liserons, des églantines, des fleurs de pommier, puis quelques tiges d’herbes folles, fines, vaporeuses comme des plumes. Elle retoucha, corrigea, tordit les tiges, les enveloppa de mousse, répandit sur les pétales une pluie de rosée en perles transparentes, cacha un scarabée dans la corolle d’une rose, suspendit un papillon au-dessus d’un volubilis. Quand ce fut fini, elle battit des mains ; elle avait réussi au delà de ses espérances.

Aussitôt sa boutique fermée, elle enveloppa son bouquet et se dirigea vers l’habitation de M. Lemercier.

Le vieillard demeurait à mi-côte de la falaise, dans un grand chalet qui regardait vers la mer.

L’intérieur de la maison était des plus singuliers. Après le vestibule franchi, on pénétrait dans une très-vaste pièce qui tenait toute la largeur de l’habitation. Tout ce que le vieux marin avait rapporté de ses voyages dans les pays les plus divers, était réuni dans cetlo pièce et la décorait d’une façon sauvage et surprenante. Là, des nattes indiennes couvraient le sol ; plus loin, c’étaient des tapis de Turquie ou des dépouilles de bêtes fauves. Un casoar empaillé dressait sa haute stature en face d’un requin dont la gueule ouverte laissait voir les dents. Un hamac, rapporté du Brésil, tout garni de plumes d’oiseaux aux couleurs brillantes, déployait son arc gracieux dans un angle. Des idoles mexicaines, des chasse-mouches, des armes, des costumes, des draperies, des étoffes brodées, couvraient le mur et le plafond. Sur une grande table qui occupait le milieu de la pièce, étaient entassées toutes sortes de statuettes en ivoire en bronze, en bois peint ; des vases, des miroirs, des instruments de musique les plus bizarres : le tout dominé par une pagode de porcelaine. Un parfum exotique et pénétrant s’exhalait de cette salle. Au fond, dans un angle, un escalier tournant en chêne sculpté à la rampe duquel étaient accrochés des carquois, des boucliers et des parures de sauvages, montait aux chambres du haut. Il y avait là trois pièces : l’une, assez vaste, était un salon-bibliothèque ; les deux autres étaient des chambres à coucher. C’est dans la bibliothèque qu’aboutissait l’escalier, et c’est là que Lucienne trouva M. Lemercier.

Lorsqu’elle entra, son bouquet à la main, elle eut un succès complet.

— Ce n’est pas à F… que tu as pu trouver de pareilles fleurs dans cette saison ! s’écria le vieillard.

— C’est pour Stéphane, dit Lucienne.

— Ah ! petite fée, je comprends. C’est sous tes doigts qu’est éclose cette charmante floraison. Quelle aimable pensée, et comme il en sera touché ! Viens, tu placeras toi-même le bouquet dans sa chambre.

Il ouvrit une porte et fit entrer Lucienne. Le luxe avec lequel cette chambre était aménagée trahissait l’adoration que ce père avait pour son fils. Tout ce qu’il possédait de plus précieux était réuni là ; les plus riches tapis, les tissus les plus superbes couvraient les murs et le plancher. Le lit était un lit chinois en bois de fer, fouillé de sculptures ; une peau d’ours noir lui servait de couvre-pied.

— Tu comprends, dit le marin jouissant de la surprise de Lucienne ; il ne faut pas qu’il soit nulle part aussi bien que chez son père.

Elle s’avança vers la cheminée et chercha, parmi les merveilles qui l’entouraient, un vase où elle pût placer son bouquet ; elle prit un cornet en verre de Venise, et le posa sur un petit guéridon, près du lit. Le bouquet ressortait à merveille, sur le fond sombre et chaud des draperies ; il éclatait frais, brillant, tout humide sous ses perles lumineuses.

— La nature n’eût pas fait mieux, dit M. Lemercier en embrassant la jeune fille.

Tous deux se promenèrent lentement par la chambre ; il lui montrait différente objets curieux, lui disant d’où ils venaient et ce qu’ils étaient. Le domestique de M. Lemercier, un ancien matelot resté à son service, vint les interrompre.

— Capilaine, dit-il, donnant à son maître son ancien litre, il y a là un jeune homme, M. Félix Baker, qui désire vous parler, ; il est déjà venu cette après-midi.

— Félix Baker ! s’écria le vieillard très-surpris, que peut-il me vouloir ? Fais-le monter. Reste là, dit-il à Lucienne ; continue à fureter, et écoute ce que me dira ce personnage, si cela t’intéresse.

Il fit retomber une portière, et laissa la porte ouverte en passant dans la bibliothèque.

Félix Baker émergea de l’escalier.

— Eh bien, mon garçon, qu’est-ce qu’il y a pour votre service ? dit M. Lemercier en lui offrant une chaise. Mais, bon Dieu ! pourquoi cette tenue ? allez-vous au bal ou à la noce ? ajouta-t-il en remarquant que le visiteur était en habit noir, gants blancs et cravate blanche.

— Je tiens à être parfaitement correct dans la démarche que je viens faire auprès de vous, dit-il visiblement ému, la circonstance exigeait la tenue que j’ai adoptée.

— Comment ! c’est pour moi tout seul que vous avez endossé ce frac ? Mais parlez, je vous écoute.

Le jeune homme devint très-rouge et commença en balbutiant.

— Avec votre bonté ordinaire, bien connue et appréciée dans cette ville que vous avez comblée de vos bienfaits, pour laquelle vous avez…

— Passons ! passons ; dit, le marin.

— Enfin, en un mot, vous tenez lieu de père à une personne à laquelle je porte un vif intérêt, et… je pensais qu’en m’adressant à vous… Finalement, j’ai l’honneur de vous demander la main de mademoiselle Perrauld.

— Cette demande ne peut qu’honorer la chère enfant que j’ai prise sous ma protection, dit M. Lemercier après un instant de silence. Mais pourquoi désirez-vous l’épouser ?

— Pourquoi, monsieur ? parce que je l’aime !

— Vous pensez aussi peut-être trouver quelque avantage pour votre position dans cette union ?

— Oh, monsieur ? je crois mademoiselle Perrauld sans fortune.

— Oui, mais vous savez que je ne suis pas tout à faire pauvre et que probablement je doterai l’enfant.

— Je l’épouserai sans dot aucune.

— Tant pis ! mon garçon, j’eusse préféré que l’intérêt seul vous guidât, car vous vous seriez plus aisément consolé de l’échec. Je dois vous apprendre que mademoiselle Perrauld est fiancée.

— Alors, il n’y a pas d’espoir pour moi, je le comprends. Je dois me retirer sans murmurer et tâcher d’oublier si je le puis, dit M. Félix, qui laissa tomber ses bras le long de son corps et regarda fixement le plancher.

— Allons, un peu de courage, soyez homme, que diable ! Vous n’en mourrez pas.

— Vous avez raison, monsieur, je dois dévorer ma douleur ; et il ne me reste plus qu’à m’excuser de vous avoir dérangé.

— Eh bien, Lucienne, tu as entendu ? dit M. Lemercier quand le jeune homme fut parti.

— Ah ! père ! s’écria-t-elle en courant à lui ; je suis donc digne d’être épousée ?

— Tu le vois.

— Oui, mais s’il savait quelle femme j’ai été ?

— Chut ! dit le marin, ne parlons pas des morts.