Calmann Lévy (p. 224-236).

III


Pourquoi Lucienne revenait-elle à F…, où elle risquait d’être reconnue par les habitués de la plage, plutôt que d’aller s’établir dans toute autre petite ville ? Elle avait lutté longtemps contre le désir qui la poussait vers ce lieu pour elle si plein de souvenirs ; mais elle avait fini par céder à ce désir. — Personne, pensait-elle, n’ira s’imaginer que la nièce du riche M. Provost puisse être la même qu’une humble petite modiste vivant de son travail.

De plus, elle se souvenait que, pendant son séjour à F…, ayant voulu faire préparer un chapeau gâté par la pluie, on lui avait dit qu’il n’existait pas de modiste dans la ville. Le commerce qu’elle voulait entreprendre avait donc des chances de réussite là plutôt qu’ailleurs, et cette raison avait achevé de la décider.

Elle était revenue avec joie vers ce berceau de son amour. Il lui semblait que là elle souffrirait moins, que la solitude serait moins lourde. Elle pouvait se passer des êtres humains et vivre dans le silence ; les choses ne lui parlaient-elles pas sans cesse de son bien-aimé ? Il avait respiré cet air, ses pieds avaient foulé ces pavés, son ombre s’était allongée sur ces murailles ; et Lucienne, lorsqu’elle s’aventurait du côté de la plage, s’imaginait le voir plongeant sous les hautes lames, ou bien, si le soleil déchirait le brouillard, elle croyait l’apercevoir au faîte de la falaise.

Les visages de ceux qu’elle avait connus, du temps qu’il était là, lui faisaient éprouver une émotion lorsqu’elle les revoyait. Les êtres les plus insignifiants prenaient pour elle un intérêt particulier. Le maître baigneur, le cocher de l’hôtel des Bains passaient souvent devant sa boutique. La boulangère, madame Heurtebise, dont elle ignorait toujours l’histoire, était sa voisine.

Elle revit Max, et le mélancolique vélocipédiste dont elle avait quelquefois suivi des yeux la course rapide sur la promenade. Mais elle ne tarda pas à découvrir que les deux jeunes gens tournaient autour d’elle avec des intentions faciles à deviner, Félix Baker surtout. Il faisait des heures entières de planton au coin des halles, ou devant la mairie, l’œil braqué sur la boutique de Lucienne. En allant à son bureau le matin et en en revenant le soir, il ne manquait jamais de passer par la place du Marché et de s’y arrêter longtemps.

Lucienne fit mettre des petits rideaux de soie verte derrière les vitres pour être à l’abri de ces regards indiscrets ; mais les jours étaient si sombres qu’elle ne pouvait pas toujours tenir ses rideaux fermés.

D’ailleurs, son attitude était peu faite pour encourager les soupirants. Droite sur sa chaise, derrière la table de bois noir où étaient éparpillés les fleurs et les rubans, ne tournant jamais la tête, le visage pâle et sévère, elle avait quelque chose de monacal, un aspect glacé qui eût arrêté les aveux sur les lèvres les plus insouciantes. Elle sentait qu’elle était le point de mire de tous les regards, que toutes tes curiosités étaient éveillées sur son compte ; mais elle se disait que cela passerait, et que sa conduite irréprochable finirait bien par lui gagner l’estime des honnêtes gens.

Malgré son courage et sa volonté, malgré les consolations que lui apportait l’aspect du pays qu’elle aimait, bien des heures accablantes passaient sur Lucienne. La solitude l’écrasait parfois. Elle n’avait personne à saluer au réveil ; jamais visage humain n’échangeait un sourire avec elle. Elle avait peine à avaler le frugal repas qu’elle prenait seule, en toute hâte, dans l’arrière-boutique, et la journée lui semblait d’une longueur interminable.

Pourtant ses nuits étaient plus douloureuses encore. Elle n’était pas maîtresse de ses rêves ; la nature semblait vouloir défaire la nuit ce que la volonté de la jeune fille avait fait le jour, et lui faire reperdre le terrain qu’elle avait gagné. Bien rarement l’être adoré qui emplissait ses veilles, et que chaque soir elle espérait voir en songe, paraissait dans les scènes qui emplissaient son sommeil. Ce qu’elle voyait, c’était, au contraire, les figures qu’elle aurait voulu effacer pour toujours de sa mémoire ; les femmes impudentes qu’elle avait connues et qui lui parlaient sur un ton d’égalité ; les hommes d’esprit léger qui l’accablaient encore de compliments fades ou injurieux ; et elle riait ! et elle leur répondait dans un langage qu’elle avait depuis longtemps répudié !

Quelquefois elle se voyait sur la scène, court vêtue, dansant une danse grotesque, ou chantant des couplets d’opérette. D’autres fois, c’était dans un cabinet de restaurant ; elle soupait, en costume de théâtre, au milieu des éclats de rire et des plaisanteries grossières de ses camarades. Mais alors, interrompant ces horribles joies, un beau jeune homme, pâle de colère, surgissait, et lui disait d’une voix terrible : « Vous êtes une infâme ! je vous connais ! » Les cris d’effroi qu’elle poussait l’éveillaient bientôt, et elle s’efforçait de ne plus dormir pour échapper à ces horribles cauchemars.

Le dimanche, elle allait à la grand’messe, non par dévotion, mais pour ne choquer aucun préjugé. Puis, dans l’après-midi, ces jours-là, sans prendre garde ni au froid ni à la pluie, elle s’en allait vers la mer, comme si elle eût couru à un rendez-vous.

Les lames, souvent furieuses, qui se ruaient sur la rive avec un bruit semblable à des décharges d’artillerie, ne l’épouvantaient pas. Elle luttait avec énergie contre le vent qui l’empêchait d’avancer ; elle se laissait éclabousser par l’écume de la mer, et longeait lentement l’hôtel des Bains, fermé et désert.

Là, elle s’arrêtait souvent, savourant à chaque pas un souvenir. Elle faisait de longues stations sous la fenêtre de la chambre qu’elle avait habitée, cherchant sur la muraille quelques traces, invisibles pour un œil indifférent, de légères égratignures produites par le frottement d’un pied contre le plâtre. C’était Adrien qui avait fait ces marques-là, le jour où il s’était amusé à grimper jusqu’au balcon de Lucienne.

La jeune fille demeurait des heures entières absorbée, insensible à l’ouragan qui secouait ses vêtements autour d’elle. Lorsqu’elle s’en revenait, au soleil couchant, trempée de pluie, échevelée, tout étourdie par le vent, on rayonnement de joie éclairait ses yeux.

Elle était décidée à vivre de son travail ; mais les clientes semblaient décidées, elles, à ne pas venir chez la nouvelle modiste. Elle se crut un instant entourée d’un cercle de réprobation que personne ne voulait franchir, et elle conçut de vives inquiétudes. Aussi la visite de madame Maton, accompagnée de son amie et de Max, lui avait-elle causé, le premier instant d’embarras passé, un grand plaisir. Ces deux dames étaient les plus distinguées de la ville ; on tâchait de les imiter, et là où elles étaient venues les autres viendraient.

Elle apporta donc le plus grand soin dans l’exécution de l’ouvrage commandé. Les quelques mois d’apprentissage qu’elle avait faits autrefois à Paris avaient suffi pour donner à ses doigts une certaine habileté ; ses habitudes d’élégance et son goût de Parisienne faisaient le reste.

Le chapeau fut bientôt prêt, elle le mit dans un petit carton, et, le soir, lorsqu’elle eut fermé sa boutique, elle sortit, allant pour la première fois reporter de l’ouvrage.

Lorsqu’elle sonna à la grande porte verte du logis de l’armateur, on était occupé à parler d’elle dans le salon de madame Maton. Les habitués étaient réunis, les dames travaillaient, Max faisait du filet, les joueurs de whist étaient en présence. Seul, le docteur Dartoc ne faisait rien et s’agitait dans son fauteuil.

— Allons, mon cher Pascou, disait-il, convenez que, même avec l’aide des esprits, vous n’avez jamais été aussi sorcier que je viens de l’être en cette circonstance.

— Je ne vois pas bien clairement que vous ayez deviné juste, dit le spirite.

— Comment ! s’écria le docteur qui semblait toujours vouloir s’élancer hors de son fauteuil, et qui en réalité n’en bougeait jamais ; ma première idée, en voyant cette charmante personne, est qu’elle a un enfant en nourrice à la campagne ; et madame Maton ne vient-elle pas de nous dire que la modiste reçoit en effet des lettres d’un petit village de Bourgogne ?

— Avez-vous lu ces lettres ?

— Je n’ai pas comme vous le don de seconde vue.

— Alors, permettez-moi de vous dire que votre clairvoyance ne m’est nullement prouvée.

— Mademoiselle Perrault est bien jolie, elle a dû être tentée souvent, dit Félix avec un soupir. Je ne puis me défendre de croire que le docteur a raison.

— Dieu ! que les hommes sont méchants ! s’écria madame Dumont ; vous ne pouvez pas laisser une pauvre inconnue tranquille, au lieu de faire sur son compte toutes ces suppositions outrageantes.

— On ne suppose jamais que le mal ! dit Max d’une voix flûtée.

— C’est amusant de déchiffrer des énigmes, dit madame Maton.

— Le mot de l’énigme, je l’ai dit, s’écria le docteur. Cette jeune fille a été chassée de sa famille, abandonnée par son amant, et son enfant est en nourrice en Bourgogne.

C’est au moment où l’on rendait contre elle ce verdict, que Lucienne agita la sonnette.

Une femme de chambre vint annoncer à demi-voix l’arrivée de Lucienne à madame Maton.

— Faites-la entrer, dit madame Maton vivement, mais à voix basse.

Lucienne, qui ne s’attendait pas à être introduite au milieu d’une réunion, s’arrêta un instant un peu indécise sur la porte, regardant ce grand salon blanc et or, aux murs nus, au parquet luisant, et ces personnages dont les mains seules étaient éclairées, sous les abat-jour qui recouvraient les lampes.

— Entrez mademoiselle, lui dit madame Maton, sans quitter sa place.

Lucienne traversa le salon avec un certain embarras, dans sa petite robe de laine noire un peu courte, dans son paletot de drap brun garni de faux astrakan ; elle qui avait traîné sur les tapis tant de toilettes superbes ! Elle s’avança, sous tous ces regards fixés sur elle, son petit carton à la main, et triompha bien vite du sentiment d’humiliation qui l’avait fait rougir tout d’abord. Elle sentit que le sacrifice qu’elle accomplissait la relevait déjà à ses propres yeux.

En la voyant entrer, le docteur, Max et M. Félix avaient laissé échapper un léger cri de surprise.

— C’est votre chapeau, madame ; il est arrangé, dit Lucienne en posant son carton sur la table à ouvrage.

— Ah ! très-bien ! Voyons comment il me va, dit madame Maton en se levant.

Lucienne ouvrit le carton.

— Dieu ! qu’il est joli ! s’écria madame Dumont en voyant le chapeau ; il est bien mieux même que lorsqu’il était neuf !

Madame Maton ôta l’abat-jour de la lampe et se tourna vers la glace de la cheminée, pour essayer son chapeau.

Max offrit une chaise à la jeune fille ; elle le remercia, mais elle ne s’assit pas, elle posa seulement sa main sur le dossier du siège. Cette main était couverte d’un gant de fil couleur cannelle. Lucienne n’osait pas la montrer nue. Tant de crèmes onctueuses, tant de pâtes d’amandes s’étaient écrasées sur cette main ; les ongles avaient été modelés avec tant de soin par les plus habiles manicures ; elle était si souple et si veloutée, d’une blancheur si diaphane, qu’il était difficile de croire qu’elle fût habituée au travail. Lucienne cachait donc ses mains le plus possible, mais elle continuait à les soigner. Adrien les avait souvent comparées aux fleurs des camélias, il y avait appuyé ses lèvres avec une douce ferveur, elle voulait les lui rendre telles qu’il les aimait.

Madame Maton était enchantée de son chapeau.

— Je commence à croire, disait-elle, qu’on ne nous envoyait de Paris que les modes dont personne ne voulait. Jamais je n’ai été aussi bien coiffée qu’aujourd’hui.

— Puisque vous êtes si adroite, je vous donnerai tous mes chapeaux à refaire avant le jour de l’an, dit madame Dumont.

— Mademoiselle est une fée ! s’écria Max ; sous ses doigts les chardons deviennent des roses.

— Fais-moi le plaisir de te taire, dit M. Dumont d’une voix sévère.

Max ne répondit rien, mais il échangea avec sa mère un regard triste.

Il y eut un instant de silence pénible.

Le docteur Dartoc, qui dévorait Lucienne des yeux, le rompit.

— N’êtes-vous pas née à Chagny, mademoiselle ? dit-il brusquement à Lucienne en la regardant attentivement.

Madame Dumont désapprouva cette question par un haussement d’épaule ; tandis que madame Maton se retournait curieusement et observait la jeune fille.

— Chagny ? dit-elle avec une vive surprise, qu’elle dissimula aussitôt.

Et elle répondit avec une grande froideur :

— Non, monsieur.

Elle se demandait cependant pourquoi on lui faisait une pareille question, et comment le nom de ce village pouvait être prononcé dans ce salon. Elle se promit de se défier de ce docteur, qui lui déplaisait d’ailleurs avec ses regards insolemment admiratifs, sa brusquerie et son audace. Tandis que la passion timide de Félix et les plaintives œillades de Max ne lui causaient aucune inquiétude, elle était un peu effrayée d’avoir attiré l’attention de ce personnage agressif et léger.

Madame Maton voulut payer tout de suite Lucienne. La jeune fille se défendit ; mais, comme sa cliente insistait, elle accepta.

Ce premier argent gagné par son travail lui causa une joie enfantine. Lorsqu’elle fut dans la rue, elle le fit sauter dans sa main ; elle le regarda à la lueur d’un réverbère ; elle appuya même ses lèvres sur le métal. C’était une bien petite somme, pour elle surtout qui avait gaspillé tant d’or ! mais c’était de l’argent honnête, le premier qui passait par ses doigts ; et il lui semblait plus précieux qu’une fortune.

Elle le secouait dans sa main fermée, d’un air de triomphe, en marchant allègrement vers son logis.

Au moment où elle tournait l’angle de la rue des Bains, elle entendit marcher derrière elle. Elle ne s’inquiéta pas d’abord ; mais il lui sembla que celui qui venait hâtait le pas, comme pour la rejoindre.

— C’est peut-être cet impudent docteur qui s’est mis à ma poursuite, se dit-elle.

Et, sans oser se retourner, elle marcha plus vite. Bientôt même elle courut, sentant que celui qui la suivait gagnait du terrain.

— Je ne le crains pas, se disait Lucienne. Mais je ne veux, sous aucun prétexte, qu’il m’adresse la parole dans la rue à cette heure-ci. Dans une petite ville, où chacun espionne son voisin, cela suffirait pour me compromettre.

Et elle cherchait sa clé dans sa poche tout en courant.

Malgré l’avance qu’elle avait sur lui, l’homme qui courait ainsi derrière elle la rejoignit au moment où elle atteignait la place du Marché. Elle n’avait plus que quelques pas à faire. Mais, le temps de mettre la clé dans la serrure pour ouvrir la porte, il était sur ses talons.

Il lui parlait déjà ; c’était bien la voix du docteur.

— Mademoiselle, disait-il, ayez pitié d’un homme qui se meurt d’ennui.

La boulangerie de madame Heurtebise n’était pas fermée ; Lucienne y entra précipitamment sous prétexte d’acheter un petit pain.

La boulangère, en toilette claire, une chaîne d’or au cou, les doigts chargés de bagues, les cheveux disposés en une infinité de petites boucles, était assise derrière son comptoir et, à la clarté du gaz, lisait un roman. Elle poussa un cri et laissa tomber son livre, à l’entrée brusque de sa voisine.

— Ah ! pardon, vous m’avez fait peur ! dit-elle. Mais vous êtes toute rouge et tout essoufflée, vous serait-il arrivé quelque chose ?

— Je suis un peu poltronne, dit Lucienne ; il m’a semblé qu’un homme me suivait, un matelot ivre peut-être ; alors je me suis mise à courir.

— Savez-vous que c’est terrible ! dit la boulangère d’un air effrayé, il aurait pu vous assassiner ; c’était peut-être un voleur.

— N’écoutez pas ma femme, dit M. Heurtebise qui était sorti de l’arrière-boutique où il surveillait le travail des mitrons, c’est la pire des poltronnes ; il n’y a jamais eu de voleurs dans ce pays-ci, et il n’arrive jamais rien.

— Pourtant j’ai été poursuivie, dit Lucienne, et j’ose à-peine vous avouer que je redoute de faire seule les quelques pas qui me séparent de ma maison.

— Vous avez si peur que ça ? Allons, venez, je vous accompagne, dit le boulanger en riant.

— J’accepte avec plaisir, dit Lucienne, et je vous prie, madame, de m’excuser d’être entrée chez vous si brusquement.

— Cela était tout naturel, dit madame Heurtebise qui salua Lucienne d’un sourire aimable.

Lorsqu’il rentra dans sa boutique, après que la jeune modiste eût refermé sur elle sa porte à double tour, M. Heurtebise dit à sa femme :

— Sais-tu quel est l’homme qui poursuivait mademoiselle Perrauld ? … Le docteur !

— Le docteur Dartoc ?

— Lui-même.

— Tiens ! tiens ! tiens ! modula la boulangère en appuyant son menton sur sa main.