Calmann Lévy (p. 237-248).

IV


L’insolente poursuite de l’entreprenant docteur fit naître en Lucienne une sourde irritation.

— Ainsi, se disait-elle, c’est là le respect qu’inspire une vie laborieuse et honnête ! On me suit, on m’insulte, comme on n’eût pas osé m’insulter du temps où je ne méritais nulle estime. On m’épie comme si j’étais un malfaiteur ; je sens qu’un réseau de calomnies m’enveloppe déjà, moi qui suis ici inconnue, qui vis dans la retraite la plus profonde et n’ai rien fait à personne. Est-ce donc parce que je suis seule et sans défense que la lâcheté humaine me prend pour cible ? ou bien la vertu, lorsqu’on est jolie et jeune, est-elle une chose si invraisemblable, que personne n’y veut croire ?

Depuis ce jour elle fut constamment inquiète et sur ses gardes, comme si elle eût été entourée d’ennemis. Les petits rideaux de soie verte, toujours tendus sur les vitres, jetaient une tristesse de plus dans la boutique assombrie. Pourtant, si elle n’était pas vue au dehors, Lucienne voyait sur la place à travers l’étoffe, et elle pouvait constater que ses amoureux rôdaient toujours autour de son logis, et surveillaient leur proie avec une patience de chasseurs à l’affût. Elle n’aurait pu sortir de chez elle sans rencontrer l’un ou l’autre de ces jeunes hommes. Elle ne sortait donc plus, et c’était une dure privation pour elle de renoncer à ses pèlerinages le long de la grève.

Lucienne n’était pas seule à remarquer les assiduités de la jeunesse de F… ; bien des paires d’yeux suivaient les faits et gestes des trois soupirants avec une avide curiosité. Cette attention dont la nouvelle modiste était l’objet inspirait une vive jalousie à plusieurs des voisines de Lucienne. Les demoiselles Lenoir, qui tenaient la librairie de l’autre côté de la place, avaient le nom de mademoiselle Perrault au bout de la langue du matin au soir. Elles étaient scandalisées de ce qui se passait ; elles ne tenaient nul compte à Lucienne de sa réserve ni du soin qu’elle mettait à se dérober aux regards, prétendant que c’était une ruse pour mieux enflammer ses adorateurs.

— Ces messieurs savent sans doute à qui ils s’adressent, disaient-elles ; ce sont des jeunes gens très-convenables. Les avons-nous jamais vus flâner autour de notre magasin ?

Elles oubliaient qu’elle étaient toutes trois fort déplaisantes à voir.

Lucienne, qui, pour tromper son ennui, allait quelquefois louer des livres chez ses voisines, s’aperçut qu’elles affectaient de plus en plus à son égard une froideur dédaigneuse. L’absurde histoire de l’enfant en nourrice à la campagne était arrivée jusqu’à elles, avec toutes sortes d’enjolivements et d’amplifications. Elles se croyaient donc en droit de regarder du haut de leur vertu intacte cette petite aventurière.

La pauvre Lucienne ne comprenait pas ce qu’on pouvait avoir contre elle. N’était-elle pas vêtue de la façon la plus modeste, toujours en noir, avec un étroit col blanc ? Ne travaillait-elle pas constamment, et pouvait-on trouver dans sa manière de vivre quelque chose de répréhensible ? Pourquoi ces jeunes filles, dans une position analogue à la sienne, à qui elle aurait dû inspirer de la sympathie, lui témoignaient-elles des sentiments hostiles ?

Elle oubliait, à son tour, qu’elle avait des yeux doux et ardents, des lèvres roses, et un charme extrême dans toute sa personne ; et que ce sont là des choses qu’on ne se fait pas aisément pardonner.

Elle entendait la rumeur sourde de la calomnie bourdonner autour d’elle, et elle avait des moments d’affreux désespoir, qui la faisaient sangloter la nuit dans son lit, tandis que le vent hurlait au dehors et qu’on entendait la plainte de la mer.

Comme elle se sentait seule alors, perdue, oubliée ! L’injustice, l’envie, la méchanceté venaient frapper sur elle, pour rendre plus pénible encore la vie qu’elle s’était choisie. Il lui semblait que personne n’avait jamais souffert autant qu’elle souffrait, et elle pleurait sur elle-même, la figure dans ses draps. Alors elle se jetait éperdument dans le souvenir d’Adrien.

Un jour, elle était, comme d’ordinaire, assise dans son magasin, tordant distraitement des tiges de fleurs qu’elle disposait en couronne. Il pleuvait ; elle entendait les gouttes d’eau rebondir sur le trottoir. La porte s’ouvrit, et Lucienne, levant la tête, vit un grand vieillard, à l’aspect cordial et franc, qui la saluait avec un bon sourire.

Elle reconnut aussitôt celui qu’elle avait vu un jour sur la falaise. Elle reconnut ce sourire bienveillant et doux, et il lui sembla qu’un rayon de joie lui réchauffait le cœur.

— Ma foi, mademoiselle, dit-il d’une voix sonore et forte, la pluie m’a surpris à quelques pas de chez vous, et je prends la liberté de vous demander quelques minutes d’hospitalité.

— Ah ! monsieur, s’écria Lucienne, je suis bien heureuse de pouvoir vous rendre ce léger service.

Elle se leva et offrit une chaise à son hôte.

— C’est que, voyez-vous, à mon âge, il faut se résigner à prendre quelques précautions, reprit le vieillard. Je ne puis cependant me décider à me munir d’un parapluie, et j’attrape bien souvent l’averse. Il ne doit pas faire bon en mer aujourd’hui, ajouta-t-il en écoutant siffler le vent.

— Que je plains les pauvres gens qui sont forcés de naviguer par un temps pareil ! dit Lucienne.

— Bah ! bah ! J’ai reçu bien des paquets de mer sur le dos, bien des mâts rompus sur la tête, j’ai essuyé des tempêtes terribles, et je voudrais y être encore.

— Vous avez été marin, monsieur ?

— Pendant quarante ans, ma fille, et je ne me suis jamais lassé de la mer. Ses colères sont si belles, si formidables, et l’on est si petit ! pourtant on lui tient tête, on triomphe souvent. Après ces batailles avec les éléments, on se sent plus grand, plus fort.

— Oui, je comprends… dit Lucienne pensive.

— Mais, continua le vieillard en fixant sur la jeune fille un regard d’une singulière finesse, il est des luttes morales plus terribles encore ; des luttes solitaires et longues, où l’on est un contre cent. Moi, le vieil adversaire de l’orage, je soulèverais mon chapeau devant celui qui tiendrait jusqu’à la fin, sans faiblir, dans un combat semblable. Rien de plus méritoire, il me semble, que d’élever de ses mains, pour remonter lorsqu’on a failli, un calvaire qu’on doit péniblement gravir, et d’y semer soi-même les pierres qui vous blesseront, et de marcher toujours, sans défaillance, jusqu’au faîte.

Lucienne, qu’un tremblement agitait, regardait le vieillard avec une surprise mêlée de terreur.

— Voyons, dit-il, en reprenant son ton joyeusement cordial, je ne sais pas feindre ; il vaut donc mieux parler franchement. Je me moque pas mal de la pluie ! que peuvent quelques gouttes d’eau douce sur le cuir d’un vieux loup de mer comme moi ? C’était un prétexte pour entrer chez vous. Maintenant que je suis dans la place, levons le masque.

Lucienne était pâle d’inquiétude.

— On ne trompe pas l’œil exercé d’un marin, voyez-vous, reprit-il en appuyant ses deux mains sur sa canne ; j’y vois la nuit dans l’obscurité comme les chats. Vous avez compté avec hardiesse, et sans doute avec raison, sur la myopie de tous les gens d’ici qui vous ont regardée en effet avec leur vue trouble. Mais moi je vous ai reconnue.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria Lucienne en mettant ses mains sur son visage.

— Pourquoi cet effroi, mon enfant ? dit le marin avec douceur, croyez-vous que je vais abuser de cette découverte ? J’ai deviné, je crois, une partie de la vérité. Vous m’avez intéressée d’abord, puis je vous ai admirée. Mais j’ai vu bientôt se lever autour de vous les têtes de vipère de la médisance ; j’ai vu votre chagrin et votre courage et mon vieux cœur s’est serré en songeant à votre isolement au milieu de cette horde d’oisifs envieux, à votre faiblesse, aux larmes solitaires que vous devez verser. Et moi qui aime assez, comme les anciens chevaliers, à secourir les faibles, je me suis dit : Allons ! et me voilà. C’est on renfort qui vous arrive, ma fille ; l’acceptez-vous ?

Et il lui tendit sa large main.

Lucienne saisit la main que lui tendait cet ami inespéré et la baisa avec un sanglot, sans pouvoir parler.

— Allons, pas de faiblesse ! dit le vieux marin en secouant la main de la jeune fille, maintenant que nous voilà associés, nous ne craignons plus rien. Personne n’osera s’attaquer à quelqu’un que je protège ; j’ai le bras solide encore, et on ne l’ignore pas. Je jouis de quelque autorité ici, ayant rendu certains services à la ville ; et l’on a peur de moi, quoique je ne sois guère dangereux. On me traite bien de maniaque et d’original lorsque j’ai le dos tourné ; et cela parce que je n’aime pas les commérages, et que je vis au milieu des habitants de F… sans me soucier d’eux ; néanmoins, vous ne pourriez trouver dans toute la ville un chaperon plus convenable.

La jeune fille souriait au vieillard, en attachant sur lui un regard humide encore et plein de reconnaissance.

— Que vous êtes bon d’être venu à moi ! dit-elle ; je sentais que je ployais sous le poids du chagrin et du découragement ; mais maintenant ma tâche va être bien facile.

— Pauvre petite, je ne m’étais donc pas trompé, dit-il, vous souffrez. Mais maintenant il faut me faire une narration exacte de votre vie ; ce n’est pas la curiosité qui me pousse à vous demander cela, mais j’ai besoin de vous bien connaître. Allons, j’écoute.

Lucienne lui raconta brièvement les principales phases de sa vie.

— C’est bien ce que je soupçonnais en partie, dit-il, lorsqu’elle eut fini. Mais avez-vous tout dit ? ne me cachez-vous rien ?

Et il fixa sur elle ses prunelles luisantes.

— J’ai tout dit, répondit-elle en laissant ce regard pénétrer le sien.

— Bien vrai ? vous n’avez pas un enfant quelque part, à Chagny, par exemple ?

— Ah ! c’est donc cela ! s’écria Lucienne, voilà ce qu’on avait inventé ! J’ai reçu une lettre venant de ce village. Comment l’a-t-on su ?… Mais vous allez voir ce que cette lettre contient.

Elle chercha dans le tiroir de sa table, au milieu de bouts de rubans et de bouts de dentelles, et tendit au vieillard une lettre pliée, sans enveloppe.

Le marin lut :

« mairie de chagny.
Mademoiselle,

Selon votre désir, je vous transmets des nouvelles de votre protégé, le père Grialvat. Il est en bonne santé et se conduit bien depuis votre départ. Je n’ai pas eu besoin de lui rien donner de la somme que vous avez laissée pour lui ; il travaille et gagne suffisamment. Il ne s’est grisé qu’une fois et encore c’était un dimanche. Je lui ai adressé néanmoins une sévère réprimande et je l’ai menacé de vous prévenir, ce qui l’a beaucoup effrayé. Depuis, on ne l’a plus rencontré en état d’ivresse.

Ses enfants continuent à aller à l’école, et ils sont assez propres.

Je vous dirai encore que le chien Finaud est mort il y a quelques jours, à un âge que les chiens atteignent rarement. Le père Grialvat l’a enterré derrière sa maison.

Recevez mes salutations respectueuses :
molinot, maire de Chagny. »

— Cette lettre nous servira à confondre vos calomniateurs, dit te vieillard. Quel est, d’après vous, le premier qui a pu mettre cette histoire en circulation ?

— Ce doit être ce docteur dont je ne sais pas le nom, celui qui m’a poursuivie un jour dans la rue. Un grand jeune homme très-brun, au visage coloré.

— Dartoc ? Il n’est pas mauvais, il n’est que léger et vaniteux. Si c’est lui qui a fait le mal, c’est lui qui le réparera. Nous attendrons une occasion. Mais voyons, désormais soyons braves et tenons tête à nos ennemis. Ouvrez ces rideaux qui vous privent de jour ; cessez de vous enterrer vivante ; allez, venez, et ne craignez rien ; je suis là.

Il écarta lui-même les rideaux de soie. Les yeux toujours ouverts et auxquels rien n’échappait, aperçurent bientôt le vieillard.

— Ah ! s’écria-t-on, M. Lemercier est chez la modiste, lui qui est si ours et qui ne voit jamais personne. Il la connaît donc ?

H. Félix, qui était en faction à sa place ordinaire sous les halles, écarquilla les yeux lorsqu’il vit la belle barbe blanche de l’ancien marin s’épanouir derrière la vitre de Lucienne ; mais il s’esquiva au plus vite.

— Ah ! ah ! voilà déjà un déserteur ! s’écria M. Lemercier en riant. Voyez-vous ce galopin ! il tourne autour de la flamme. C’est qu’aussi vous êtes joliment jolie. Et vous êtes seule à briller ici.

M. Lemercier quitta Lucienne à la nuit tombante, en promettant de revenir le lendemain.

La nuit qui suivit cette journée, Lucienne dormit d’un sommeil paisible ; et le lendemain elle se surprit à chanter en préparant son déjeuner.

L’occasion que M. Lemercier attendait ne tarda pas à se présenter. Une après-midi, il était assis chez Lucienne, lorsqu’il vit passer le docteur sur la place.

— Attendez, dit-il à la jeune fille.

Et il sortit vivement.

Il n’était pas encore revenu, quand madame Dumont et son fils entrèrent dans la boutique.

— Ah ! tant mieux ! s’écria M. Lemercier lorsqu’il rentra accompagné du docteur, nous aurons des témoins.

— Qu’arrive-t-il ? disait le docteur surpris et inquiet, mademoiselle est-elle malade ?

— C’est sa réputation qui est malade, dit le marin ; et, comme vous êtes soupçonné de lui avoir porté les coups qui l’ont blessée, c’est vous que l’on charge de la guérir.

— Je ne comprends pas ! dit le docteur d’un air pincé, et de quel droit me parlez-vous ainsi ?

— Mademoiselle m’autorise à prendre sa défense, cela suffit. D’ailleurs, si vous vous trouvez offensé par mes paroles et si vous voulez que nous nous expliquions autrement, je suis votre homme malgré mes soixante-quinze ans. Je voudrais avant tout vous entendre soutenir l’accusation que vous avez portée de gaieté de cœur contre cette jeune fille. N’est-ce pas vous qui avez affirmé que mademoiselle Perrauld était une fille séduite et que l’enfant, né de sa faute, se trouvait en nourrice dans un village… à Chagny ?

— Ah ! docteur, dit madame Dumont, vous ne pouvez pas nier, c’est devant nous que vous avez formulé l’accusation.

— J’ai eu tort peut-être, dit le docteur, fort contrarié de la situation ridicule où il était placé ; mais mon hypothèse semblait confirmée par certaine correspondance…

— Voici la seule lettre que j’aie reçue depuis mon arrivée ici, dit Lucienne d’une voix tremblante ; elle vient de Chagny, en effet ; je vous prie de la lire.

— Ah ! mademoiselle, fit le docteur en repoussant le papier.

— Lisez ! lisez ! dit M. Lemercier ; vous ne devez conserver aucun doute. Lisez tout haut.

Le jeune homme obéit avec répugnance.

— Eh bien, monsieur, êtes-vous convaincu maintenant d’avoir commis une mauvaise action ? dit le marin de sa voix ferme en regardant le docteur.

Dartoc était atterré. Madame Dumont serra la main du vieillard.

— Ah ! c’est superbe ! s’écria Max ; M. Lemercier est un vrai chevalier du moyen âge. Quel homme, quel cœur ! Vous devriez, docteur, vous traîner dans la poussière aux pieds de mademoiselle.

— Je ne saurais exprimer ma confusion et mon regret, dit le docteur, et je n’ose espérer que mademoiselle daignera me pardonner le mal que je lui ai fait.

— Je vous pardonne, monsieur, dit Lucienne gravement.

On se hâta de mettre fin à cette scène.

— L’histoire fera du bruit, dit le marin lorsque tous furent sortis ; il y aura une réaction en votre faveur.

Cependant le docteur, qui ne pouvait digérer son humiliation, disait à madame Dumont :

— Il est fort ennuyeux, ce vieux ! De quoi se mêle-t-il ? qu’est-ce que c’est que cette espèce de père étemel qui sort d’une boîte et vient défendre l’innocence ? il abuse de son âge et de sa barbe de patriarche !

— Prenez garde ! dit madame Dumont, il vous écraserait d’un coup de poing. D’ailleurs, il est puissant ici. C’est lui qui a fondé l’hôpital auquel vous êtes attaché, et il a doté la ville d’une bibliothèque. Allez ! je vous conseille de vous repentir pour de bon.