Calmann Lévy (p. 217-223).

II


Les habitués du salon de madame Maton n’étaient pas les seuls à être vivement intrigués par le mystère qui semblait entourer la nouvelle modiste. Elle faisait les frais de toutes les conversations, et l’on construisait sur son compte mille commentaires qui s’écroulaient faute de base. On n’était sûr que d’une chose, c’est qu’elle fondait un magasin de modes. Mais d’où venait-elle ? pourquoi choisissait-elle F…, qu’elle n’avait jamais habité ? pourquoi cette pâleur, cette tristesse, pourquoi cette solitude ?

— C’est louche ! c’est louche ! se répétait-on sans cesse.

Et l’on passait plus souvent qu’il n’était nécessaire devant le magasin de l’inconnue, pour tâcher de surprendre quelque chose de sa vie.

Le magasin s’ouvrait sur la place du Marché, à peu près vers le milieu de la longueur de la rue des Bains, qui s’épanouit là en un assez large espace, carré, régulièrement pavé.

Un des côtés de la Place, celui qui continue la rue, est occupé par l’hôtel du Grand-Cerf, devant lequel s’alignent quelques arbustes dans des caisses peintes en vert. En face se dressent la mairie et les halles qui gagnent du terrain vers le port. À droite, un marchand d’objets de piété, et la librairie des trois sœurs Lenoir. À gauche, le plus beau magasin de la ville, celui d’un tailleur ; les larges vitres de sa devanture laissent voir, sous une rangée de becs de gaz surmontés d’abat-jour en porcelaine, des draps de différentes qualités à demi déployés, près d’une gravure de mode, sur une pente en bois de noyer.

À peu de distance du tailleur, et séparée seulement de lui par une boulangerie, s’ouvrait la petite boutique de la modiste dont la devanture noire était décorée de filets d’or. Au-dessus de la porte on lisait : mademoiselle perrauld, et sur la vitre, en lettres de cuivre : modes.

C’était derrière cette vitre qu’apparaissait le profil pâle et sérieux de la jeune fille, toujours penchée vers son ouvrage, et qui ne le relevait pas pour regarder ceux qui la considéraient de la rue. Elle était brune : ses cheveux simplement nattés et relevés en couronne sur sa tête, donnaient à son visage une sorte de dignité douce, qui contrastait avec l’expression humble et craintive de ses traits.

Elle était toujours seule et ne semblait disposée à lier connaissance avec personne. Depuis quinze jours qu’elle était là, aucune cliente n’était encore entrée dans son magasin ; elle n’avait donc pas échangé un mot avec un être vivant, si ce n’est avec la fille d’un pécheur, qui venait le matin lui apporter ses provisions, l’aidait à ranger son petit ménage et ne revenait plus de la journée.

Mais la jeune modiste semblait se plaire dans cet abandon, et, le jour où elle vit s’arrêter devant sa porte la vieille voiture de madame Dumont, elle se leva brusquement toute surprise et confuse.

Max descendit le premier, après avoir fait de nombreux efforts pour ouvrir la porte ankylosée ; puis il tendit la main à sa mère et à madame Maton, et tous trois entrèrent dans la boutique.

Une sorte de fausse honte faisait rougir la jeune fille, qui salua avec embarras.

Elle offrit des chaises cependant, et son regard demanda ce que ces dames désiraient.

Madame Maton posa sur la table le paquet qu’elle avait apporté et déploya le papier qui l’enveloppait.

— Nous sommes sans doute indiscrets, dit-elle, peut-être ne vous chargez-vous pas des arrangements.

— Mais si, madame, je m’en charge très-volontiers, dit la modiste en prenant le chapeau un peu fané que lui tendait sa cliente.

— Voici ; je voudrais des rubans de velours, au lieu de ces rubans de taffetas, et ici une couronne en feuilles de jais.

— C’est facile, dit la jeune fille.

— Vous avez là de bien jolis chapeaux, dit madame Dumont ; est-ce que c’est nouveau ?

— Ce sont les derniers modèles, madame.

— Vous êtes de Paris, n’est-ce pas ?

— Non, madame, je suis née en Bourgogne ; mais j’ai fait mon apprentissage à Paris.

— Je ne m’étonne plus du goût parfait de votre travail, dit madame Dumont avec un aimable sourire.

— Ne trouves-tu pas, maman, que mademoiselle ressemble un peu à cette jeune fille qui était avec son oncle à l’hôttel des Bains ? s’écria Max. Tu sais, celle qui s’était liée avec la famille Després.

La jeune modiste eut un imperceptible tressaillement.

— Mais non, dit madame Dumont. La personne dont tu parles était blonde.

— C’est vrai, elle était blonde ! dit Max qui mit tout un monde de sentiment dans ce mot « blonde ».

Madame Maton reprit avec aménité :

— C’est une bonne fortune pour nous d’avoir une modiste de votre valeur dans notre ville, nous ne serons plus réduites à faire venir nos chapeaux de Paris sans les avoir vus et sans les avoir essayés.

— Celui que j’ai me coiffe très-mal, dit madame Dumont ; je me déciderai à vous en commander un pour mes visites du jour de l’an. Vous n’aurez pas de rivale ici ; vous aurez bientôt beaucoup d’ouvrage. Mais vous êtes toute seule, vous n’avez pas même une ouvrière.

— J’ai eu peu de chose à faire jusqu’à présent, dit mademoiselle Perrauld en souriant, et, tant que je pourrai suffire, je resterai seule. Je ne suis pas ambitieuse d’ailleurs, et pourvu que je gagne ma vie…

— Mais vous mourrez d’ennui ! Est-ce qu’on peut vivre ainsi, toute seule ? Vous n’avez donc pas de parents ?

— Je suis orpheline, madame.

— C’est égal, pour rechercher ainsi la solitude, il faut qu’un bien grand chagrin ait assombri votre vie, dit madame Maton, en la regardant attentivement.

— Je n’ai ni père ni mère, dit la jeune fille, ce chagrin-là suffit, je n’en ai point d’autre.

— Elle est vraiment touchante, murmura Max, en retenant une larme.

En ce moment, le docteur Dartoc entra brusquement dans le magasin.

— J’ai vu la voiture de madame Dumont à la porte, dit-il ; j’en ai conclu, ce qui était facile, que vous étiez ici, et je n’ai pas voulu passer si prés de vous sans vous saluer.

Madame Dumont le menaça du doigt.

— Vous voulez me faire entendre que je suis peut-être indiscret en pénétrant ainsi chez mademoiselle, dit-il. Mais, présenté par vous, je suis sûr d’être bien accueilli. N’est-ce pas, mademoiselle, continua-t-il, vous me pardonnez de poursuivre mes amis jusque chez vous ? D’ailleurs, je suis on ne peut plus heureux de faire votre connaissance, et de pouvoir vous dire que je suis tout à votre service, et que je serai flatté d’être votre docteur et de vous donner mes soins, si par malheur vous étiez souffrante.

— Je vous remercie mille fois, monsieur, dit la jeune fille avec une froide politesse, mais j’ai une santé de paysanne.

— Vous êtes bien pâle cependant, dit le docteur, mais cela ne prouve rien ; et, malgré mon désir de vous servir, je désire encore plus vivement que vous n’ayez jamais besoin de me voir.

Les dames se levèrent.

— Lorsque le chapeau sera refait, vous me l’apporterez, n’est-ce pas ? dit madame Maton en donnant sa carte à la modiste.

— Je ne pourrai le porter que le soir, une fois ma boutique fermée, dit-elle.

— L’heure importe peu, dit madame Maton, qui salua avec un sourire.

La jeune fille referma la porte sur les visiteurs et alla se rasseoir à sa table.

— C’est très-mal, docteur, de vous être servi de nous pour pénétrer chez elle ! dit madame Dumont en remontant en voiture.

— Ou fait comme on peut, dit le docteur. Mais vous aviez raison, elle est adorable. Savez-vous quelque chose ?

— Presque rien, elle n’est pas bavarde.

— Eh bien, moi, je vais vous dire ce qu’elle est, dit le docteur. C’est une fille qui a été séduite et abandonnée.

— Celui qui a pu abandonner une pareille femme est un fameux gredin, s’écria Max.

— Elle a un enfant quelque part, en nourrice. continua le docteur ; elle travaille pour l’élever. Tâchez de savoir si elle reçoit des lettres de la campagne.

— J’essaierai de séduire la directrice des postes, dit madame Maton ; au revoir !

La portière se ferma et la voiture s’ébranla en gémissant.