Calmann Lévy (p. 151-156).

XIV


Le lendemain, il tombait une pluie fine et silencieuse, et la mer, sans horizon, était d’un gris verdàtre, morne et monotone. Aucun bateau ne se montrait. Seules, deux mouettes, d’un blanc éclatant sur ces teintes sombres, rasaient les lames, tandis qu’un vieux garde-côtes en blouse de futaine rouge courait le long de la plage en leur tirant des coups de fusil.

C’était là le dernier aspect que Lucienne et Adrien devaient garder dans leur souvenir de ce lieu où était né leur amour. La tristesse du temps s’ajoutait à leur tristesse : il_faisait froid, et ils avaient froid dans le cœur.

Ils se promenaient de long en large en face de l’hôlel, sous la pluie, tandis qu’on chargeait les bagages sur l’omnibus ; et ils échangeaient quelques mots, encore seul à seule, les derniers.

— Je vous ai offensée hier, disait Adrien ; mais, vous êtes bonne, vous oublierez cet instant d’égarement. Vous pardonnez, n’est-ce pas, à un amour affolé par la douleur ?

Elle ne répondit pas, mais son regard humide, levé vers lui, lui répondait pour elle.

— Vous ne me ferez pas trop attendre votre portrait ? reprit-il après un silence.

— Dans deux jours vous l’aurez, dit-elle ; le vôtre est là, sur mon cœur.

— Chère et cruelle adorée ! aime-moi toujours ! n’est-ce pas ! Pense à moi, comme je penserai à toi.

— Tant que je vivrai toutes mes pensées seront à toi.

— En voiture ! mademoiselle et monsieur, si c’est un effet de votre bonté, leur cria le cocher Félix en s’avançant jusqu’au milieu de la chaussée ; nous partons.

— Encore un mot, dit Adrien, retenant la main de Lucienne ; où nous retrouverons-nous, quand ces trois ans maudits seront écoulés ?

— Là, sur la falaise, dit Lucienne en levant la tête, à cette place, où eut lieu notre premier rendez-vous. C’est là que vous m’avez dit pour la première fois : « Je vous aime. » Dans trois ans, le 30 septembre, vous viendrez me le redire.

— Le 30 septembre, répéta Adrien. Si je ne venais pas, c’est que je serais mort.

— Allons ! allons ! cria madame Després déjà sur le marchepied de la voiture, nous allons manquer le train.

M. Duplanchet, madame Mafflu, tout le personnel de l’hôtel des Bains était réuni sur la porte et saluait les voyageurs.

— À l’année prochaine !

— Revenez-nous en bonne santé.

— Ramenez-nous le beau temps !

On ferma enfin la portière.

— Comme c’est triste un départ ! dit Jenny. On arrive si gai, sous les rayons du soleil, avec toute une perspective de beaux jours devant soi ; et puis, l’on s’en revient sous la pluie, frissonnant dans son manteau, avec l’hiver pour horizon. C’est déjà bien triste quand ce n’est que cela ; mais lorsqu’on a trouvé pendant le voyage d’excellents amis qu’il faut quitter, on emporte un véritable chagrin.

L’omnibus s’ébranla, les grelots tintèrent, les vitres vibrèrent secouées dans les châssis. La voix se perdait dans le bruit.

À la gare, on prit des billets les uns pour Rouen, les autres pour Paris.

Dans la salle d’attente, au milieu du brouhaha des employés portant les bagages, et des paysans chargés de paniers, courant de çà de là, parmi quelques bourgeois des environs attendant le départ d’un train local, le jeune Max, en bottes à l’écuyère, coiffé d’un feutre, se promenait mélancoliquement. Il avait sous son bras un petit chien havanais, sur le museau duquel il avait dessiné, à l’aide d’un fusain, un simulacre de muselière. L’animal s’agitait pour descendre à terre.

— Tout beau ! Mirza ! murmurait le jeune homme en regardant ailleurs et en pensant à autre chose.

Max ne partait pour nulle part. Il venait regarder les autres partir. Ces quelques étrangers qui apportaient à F… le luxe, l’animation, la gaieté, pour qui le Casino s’ouvrait, auxquels on donnait des bals, des spectacles, des fêtes ; il les voyait s’en aller un à un de cette ville qu’il ne quittait pas, lui, et qui semblait encore plus triste après ces quelques mois brillants.

Lorsqu’il aperçut madame Després et Jenny, il remonta un peu Mirza sous son bras d’un mouvement brusque, et courut saluer ces dames.

— Ainsi, vous nous quittez ? dit-il d’un ton dolent.

— Il faut bien finir par s’en aller, dit madame Després. Voici le mauvais temps.

— Oui, le ciel pleure comme moi votre départ, dit Max en tournant vers Jenny ses grands yeux saillants, pareils à des yeux de bœuf.

— Ce doit être vraiment affreux d’habiter ici pendant l’hiver, dit Jenny en retenant son sourire ; à quoi passe-t-on sa vie ?

— On ne vit pas, on végète, dit Max ; on se souvient de la saison passée, on pense à la saison prochaine.

— Il faut travailler, dit madame Després ; quand on travaille, on ne s’ennuie nulle part.

Pendant ce temps, Lucienne disait à voix basse à Adrien :

— Vous ne reviendrez pas dans ce pays avant trois ans, n’est-ce pas ?

— Non, certes ! Il me serait trop cruel d’y revenir sans vous, répondit Adrien.

La porte vitrée qui sépare la salle d’attente de la voie ferrée glissa sur ses gonds.

— Les voyageurs pour Yvetot, Rouen, Paris ! cria l’employé.

— Ah ! le train est impitoyable ! dit Max. Bon voyage ! adieu ! ou plutôt, au revoir !

On monta en wagon. Max, derrière la porte refermée, toujours son chien sous le bras, souleva une dernière fois son chapeau ; un coup de cloche, un coup de sifflet, le bruit mat des portières refermées, puis un grincement de roues sous le premier élan de la vapeur ; on est en route.

Lucienne était assise à côté de Jenny qui lui tenait la main ; Adrien était en face d’elle. Ils se regardaient avec un morne abattement, sans se parler.

Dans l’autre coin, madame Després feignait de sommeiller, et M. Provot regardait le paysage à travers la vitre battue par la pluie, pour dissimuler son irritation.

On avait un bon bout de chemin à faire ensemble jusqu’à Rouen. Mais hélas ! avec quelle rapidité le train dévorait l’espace ! on eût dit que la locomotive y mettait de la méchanceté.

— Il a le mors aux dents, ce train ! disait Jenny.

Les kilomètres se déroulaient sous les roues ; les villages, les stations filaient de côté et d’autre. On entra bientôt sous la gare de Rouen, et il fallut précipiter les adieu. On a beau avoir pu s’y faire depuis longtemps, le déchirement de la séparation est toujours affreux ; c’est comme le dernier soupir d’un mourant.

Jenny se jeta dans les bras de son amie en pleurant.

— Tu m’écriras très-souvent, n’est-ce pas ? dit-elle, et nous nous reverrons bientôt.

M. Provot fit bonne contenance.

Madame Després serra Lucienne sur son cœur.

— Courage, ma fille ! lui dit-elle tout bas, nous ne vous oublierons pas.

Elle embrassa Adrien le dernier : ce fut une étreinte brusque et muette, qui semblait ne plus devoir se dénouer. Il s’en arracha pourtant, lui baisa la main rapidement et descendit du wagon.

C’était bien fini.

Le train repartait. Elle voyait encore Adrien, pâle, immobile, la regardant. Puis elle ne le vit plus ; elle se pencha alors. Il s’était laissé tomber sur un banc et cachait son visage dans ses mains.

Brusquement, le wagon s’engouffra sous une voûte et plongea dans l’obscurité.