Calmann Lévy (p. 141-150).

XIII


Les jours s’envolaient. Septembre touchait à sa fin ; des rafales froides commençaient à courir le long de la plage. La mer s’assombrissait. La première fois que l’on alluma le gaz pour le dîner de la table d’hôte, Adrien jeta à Lucienne un regard désespéré. C’était fini !

La famille américaine s’en alla le lendemain, les vieilles misses la suivirent de près. Adrien s’entêtait à prendre des bains, à ne pas mettre de paletot, prétendant que la température n’avait pas changé. Quelques jours radieux, comme septembre en a souvent, semblèrent leur promettre un sursis ; mais tout à coup il se mit à pleuvoir et à venter violemment. Il fallut se rendre.

Chacun fit ses malles, et l’instant du départ fut fixé.

— Est-ce que je ne vous verrai pas, seulement quelques minutes ? dit le jeune homme à Lucienne, la veille du jour fatal. Est-ce que nous nous séparerons sans adieu ?

— Ce soir, quand tous seront couchés, attendez-moi, dit Lucienne.

— Où cela ?

— Ici, dans ce couloir, dit Lucienne vivement.

Et elle se sauva dans sa chambre, quelqu’un survenant.

À dix heures, tout le monde dormait ; il fallait se lever matin le lendemain pour partir et l’on s’était couché de bonne heure. Lucienne sortit sans bruit de sa chambre et alla rejoindre Adrien.

— Il est impossible que nous restions dans ce couloir, lui dit-il ; des garçons de l’hôtel pourraient passer. Entrons chez moi.

Lucienne fit un mouvement en arrière.

— Est-ce que vous n’avez pas confiance en moi ? dit-il.

— Oh ! si ! répondit-elle en revenant vers lui.

Ils entrèrent, et il referma doucement la porte.

Lucienne ne pouvait s’empêcher de songer à cette nuit où elle était venue jusqu’au seuil de cette chambre, poussée par une résolution qui lui semblait maintenant odieuse et dont le souvenir seul la faisait rougir.

Son âme s’était tellement débarrassée de ses anciennes impuretés, que la jeune femme se sentait aussi troublée et intimidée en se trouvant dans la chambre d’un jeune homme que si elle eût été vraiment innocente et sans reproche.

Les femmes ont de ces puissances d’oubli. Ceux qu’elles n’aiment plus cessent d’exister. Les fautes qu’elles voudraient n’avoir pas commises sont effacées de leur cœur, comme d’une ardoise sur laquelle on passe l’éponge.

Lucienne jeta an coup d’œil autour de cette pièce qu’il avait habitée trois mois et qu’elle avait eu bien souvent envie de voir.

C’était la chambre gaie et banale des hôtels de villes d’eaux. Les meubles disparaissaient sous des housses à volants en perse à grandes fleurs ; des rideaux pareils aux fenêtres et au lit de noyer, rehaussé de filets noirs ; à terre une moquette sombre, et, sur une table ovale, un tapis de reps brun avec un ramage bouton d’or.

Lucienne embrassa tout d’un regard ; elle vit la malle plate déjà fermée et la valise de cuir rouge ouverte en deux sur le tapis ; les pantoufles de maroquin vert posées près du lit ; sur la toilette, la petite boite d’argent niellé, où il mettait ses cigarettes ; le flacon enfermant le parfum qui lui était familier.

Deux bougies brûlaient dans des flambeaux argentés. Adrien fit rouler un fauteuil près de la table.

— C’est très-grave ce que je fais là, dit Lucienne en se laissant tomber dans le fauteuil. À une pareille heure dans votre chambre !

Adrien s’agenouilla près d’elle.

— Il eût été plus grave encore de risquer de nous laisser surprendre, dit-il. D’ailleurs, ne suis-je pas votre fiancé ? N’aurai-je pas un jour le droit de franchir le seuil de votre chambre ? Hélas ! que de jours et que de nuits me séparent encore de cet instant ! ajouta-t-il, en appuyant son front sur les mains de Lucienne.

— La certitude que cet instant viendra cependant, ne suffira-t-elle pas à nous faire prendre en patience les plus rudes épreuves ?

— S’il allait ne jamais venir ? Si quelque chose survenait ? si l’un de nous mourait ?

— Nous sommes jeunes et forts tous deux, nous ne mourrons pas, dit-elle. Si vous êtes aussi sûr de votre cœur que je suis sûre du mien, nous n’avons rien à craindre. L’obstacle à notre bonheur ne pourrait venir que de votre oubli.

— Tais-toi, méchante ! dit-il ; je te défends de douter de moi. Rien ne viendra me distraire de mon amour ; je vis en province, calme, retiré, je pourrai m’absorber complètement dans mes souvenirs. Tandis que toi, — à Paris, soumise à toutes sortes d’obligations mondaines, tu auras bien moins de temps à donner à ton amour. De plus, belle comme tu l’es, tu seras courtisée, et je suis jaloux en pensant que d’autres t’admireront, que d’autres te diront peut-être les mots que je t’ai dits.

— Je vous jure, Adrien, que pendant ces trois années je vivrai dans une retraite absolue. Je quitterai Paris.

— Où irez-vous ? ne puis-je le savoir ?

— À Venise, peut-être. — Voici onze heures qui sonnent, ajouta-t-elle en écoutant le timbre de la pendule.

— Mon Dieu ! est-ce donc vraiment notre dernière entrevue ? dit Adrien. Est-ce bien possible ? demain tout sera fini ; je n’entendrai plus votre voix ; je ne vous verrai plus ! C’était si doux, cette vie intime sous le même toit, ces repas pris en commun, ces rencontres de chaque instant ! C’était presque la vie de famille déjà. Puis, tout à coup, plus rien ; la solitude, la mort. Vous ne voulez donc pas faire grâce ?

Lucienne secouait la tête ; elle essayait de sourire, elle se retenait de pleurer.

— Vous m’aviez promis votre photographie, dit-elle après quelques instants de silence.

— La voici, dit Adrien en prenant dans sa poche un petit carnet de maroquin ; Jenny l’avait apportée ici, fort heureusement, et elle a bien voulu me la donner. La voici dans la gaîne que ma sœur lui a fait faire.

— Lucienne reçut le portrait avec un cri de joie.

— Et moi, je n’aurai rien ? dit le jeune homme.

— Je vous enverrai aussi dans quelques jours ma photographie, c’est convenu. Nous n’oublions rien, voyons ?… Ah ! votre adresse.

Adrien tira un petit crayon d’or attaché à la chaîne de sa montre et écrivit sur une carte de visite : « Cours Boieldieu, à Rouen. »

— Je n’aurai jamais de vos nouvelles ?

— Nous ne nous écrirons qu’en cas de maladie grave, dit Lucienne.

— Où devrai-je adresser mes lettres ?

— À Paris, poste restante ; elles me parviendront partout où je serai.

— Ainsi, j’ignorerai même en quel lieu du monde vous respirerez, dit Adrien. Ah ! je crois faire un mauvais rêve.

— Le réveil sera si doux ! dit Lucienne en passant le doigt sur le front du jeune homme pour effacer un pli qui lui contractait les sourcils.

— Laissez-moi vous regarder au moins pour bien longtemps, dit-il.

Adrien croisa ses mains derrière la taille de Lucienne, et, à genoux devant elle, il la contempla en silence.

Elle aussi s’abîmait dans la contemplation de ce beau visage, de ces yeux clairs, dans le rayonnement noir des cils, et qui lui semblaient avoir quelque chose de surhumain. Tandis que lui admirait les lèvres pourprées, les cheveux fauves et les yeux de velours noir de sa bien-aimée, en songeant à Aphrodite, elle le comparait intérieurement à l’archange armé du glaive qui terrasse le démon.

Un engourdissement, une langueur dangereuse les envahissaient tous les deux, l’étreinte qui les unissait se resserrait de plus en plus, ils laissaient fuir le temps sans y prendre garde. Cependant, quand minuit sonna, Lucienne fit un mouvement pour se lever.

— Non ! non ! s’écria Adrien, reste encore !

Il lui avait saisi les mains et les lui serrait en la regardant d’une façon étrange. Il semblait perdre la sensation de lui-même, et elle vit passer comme un brouillard sur la limpidité de ses prunelles.

Elle se leva d’un mouvement brusque, mais il fut debout aussitôt qu’elle et il l’attira avec emportement contre sa poitrine.

— Non, tu ne partiras pas ! lui dit-il, pâle et les dents serrées, ces bras qui se ferment sur toi ne se rouvriront plus.

— Adrien ! est-ce bien vous ? … murmura Lucienne en essayant de se dégager.

Les lèvres du jeune homme étouffèrent ses paroles. Lucienne sentait sa raison lui échapper, l’idée de lutter faiblissait dans son esprit. Cependant, instinctivement, elle se défendait encore, presque épouvantée de cette étreinte qui l’étouffait, de ce baiser qui mordait.

Mais Adrien, brusquement, la repoussa loin de lui.

— Va-t-en ! va-t-en ! lui cria-t-il.

Lucienne chancela un instant, puis elle ouvrit la porte d’un mouvement fébrile et s’enfuit.

Elle courut jusqu’à sa chambre, y entra précipitamment et referma la porte.

Mais alors elle poussa un cri d’horreur. M. Provot était là, assis sur le canapé, la regardant d’un air goguenard.

C’était donc fatal ! quand elle oubliait le passé, quand l’ivresse de son amour était à son comble, toujours cet homme s’avançait et la rejetait brutalement dans la réalité.

— Enfin ! dit-il, vous voilà ! Je commençais à désespérer de vous voir sortir de cette chambre. Il paraît que votre nouvel amant vous plaît mieux que l’ancien dont vous avez fait un oncle de comédie. Cela se conçoit.

Lucienne restait appuyée contre la porte, comme pétrifiée.

Sous l’émotion de cet adieu poignant, toute frémissante encore de ce premier baiser du seul homme qu’elle eût aimé, avoir à subir une scène de jalousie banale ! écouter des injures, des reproches ! c’était trop, elle ne se sentait pas la force de répondre.

Le vieillard semblait prendre plaisir à voir ce trouble, auquel il attribuait une autre cause.

— Cela vous contrarie, n’est-ce pas, reprit-il, que j’aie découvert vos petites infamies ? Voilà : je ne suis pas aussi bête qu’on veut bien le croire ; depuis longtemps je vous guettais ; je vous ai entendue lui donner un rendez-vous hier. Et je vous ai attendue pour que vous ne puissiez pas nier.

Il s’était levé et se promenait de long en large, s’excitant lui-même à la colère.

— C’était très-commode, j’en conviens, continua-t-il ; on réservait ses faveurs au jeune ; au vieux on gardait les migraines, les courbatures, les maux de nerfs. Cependant, il était encore assez bon pour payer les dépenses et pour faire l’oncle… Ah çà ! est-ce que ce monsieur s’imagine avoir séduit ma nièce ? Si je le forçais à vous épouser ? Hein ! quelle jolie vengeance !

— Finissons-en, dit Lucienne, que cette dernière injure tira de sa torpeur. Je n’ai jamais eu le projet de vous tromper. Mon intention était d’avoir dès demain une explication avec vous et de vous quitter le soir même. Nous avons conclu ensemble un marché et nous en avons tous deux rempli les conditions ; mais j’ai, comme vous, la faculté de le rompre, et je le romps. Je tenais seulement à éviter un scandale. J’espère que vous serez aussi d’assez bonne compagnie pour ne pas vous donner en spectacle. Maintenant je suis libre, et vous êtes libre. Vous pouvez vous retirer.

Lucienne avait en parlant une telle fermeté, une telle gravité, et une vibration si méprisante dans la voix, que M. Provot, qui s’attendait à des cris et à des injures, demeura tout interdit.

Il n’avait nullement songé à se séparer de Lucienne. Rompre une habitude déjà ancienne lui eût été pénible. De plus, parmi les femmes à la mode, Lucienne était la plus séduisante ; et il était flatté d’être son amant en titre. Il savait bien qu’il ne pouvait pas exiger d’elle une fidélité d’épouse. Cependant elle ne l’avait jusqu’à ce jour jamais trompé, non par attachement pour lui, mais par indifférence pour d’autres ; et il était tout disposé à ne pas lui tenir rigueur. Il voulait tout simplement l’effrayer un peu, prendre plus d’autorité sur elle, et l’amener à être plus aimable pour lui. Enfin, il voulait lui faire une scène, comme c’était son droit ; mais la quitter cela le contrariait beaucoup.

— Il te fait donc des propositions bien magnifiques que tu abandonnes sans réfléchir une position superbe ? dit-il en écarquillant les yeux.

Lucienne eut un sourire douloureux.

— Il y a des choses que vous ne pouvez pas comprendre, dit-elle. Vous devriez cependant sentir qu’un abîme s’est creusé entre nous.

— Je crois que maintenant tu exagères les choses, dit-il en se mordillant les ongles. Une petite fantaisie… Qui sait ? j’ai peut-être les miennes aussi… Et, si tu veux…

— Assez ! s’écria Lucienne dont le visage s’empourpra. Sortez d’ici !

Elle ouvrit la porte toute grande et la lui indiqua d’un geste impérieux.

M. Provot avança la lèvre inférieure, courba le dos, chercha quelque chose à dire ; mais, ne trouvant rien, il salua ironiquement Lucienne et s’en alla fort penaud.