Le trajet de Rouen à Paris s’acheva sans une parole échangée entre Lucienne et M. Provot. La jeune femme, le front appuyé contre la vitre, dévorait ses larmes. Le vieillard, irrité de la douleur des deux amants qui s’étaient si peu cachés de lui, commençait à se détacher pour tout de bon de Lucienne et à entrevoir avec plus de sang-froid une séparation possible.
Il avait espéré, quand ils seraient seuls, qu’elle allait lui parler, s’excuser un peu. Mais il semblait ne plus exister pour elle ; et ce silence méprisant mit le comble à sa colère.
Arrivés à Paris, il descendit le premier du wagon, et, sans offrir la main à sa compagne, sans se retourner, il s’éloigna.
Lucienne le suivit d’un regard sincèrement joyeux. Elle était donc libre, enfin ! Rien et personne ne s’opposait plus à l’accomplissement de ses projets.
Mais les difficultés restaient dans les projets eux-mêmes. Que d’obstacles à surmonter, que de problèmes à résoudre, avant de pouvoir commencer la nouvelle vie solitaire et laborieuse dans laquelle elle voulait anéantir sa vie passée ! Il fallait rompre tous les fils qui la rattachaient à son ancienne existence, et les rompre si bien qu’il ne fût plus possible de les renouer jamais. Pour cela, elle devait disparaître. Mais disparaître, comment ?
Quand elle reviendrait, fût-ce dans trois, dans quatre années, tous ceux qui l’avaient connue la reconnaîtraient et l’appelleraient, ou plutôt la dénonceraient par son nom.
Pour la « libérer », l’absence, ce n’était donc pas assez ?
Alors lui revenaient à l’esprit les pensées qui s’étaient déjà présentées à elle, quand, par deux fois, elle avait envisagé la grande disparition, la mort.
Telles étaient les idées qui l’agitaient dans le trajet du chemin de fer à son appartement de la rue de Châteaudun. En se retrouvant chez elle, Lucienne eut un frisson douloureux. Elle courba la tête et la rougeur lui brûla les joues, lorsqu’elle froissa de nouveau les tentures, les tapis épais, lorsqu’elle revit les meubles somptueux, les glaces, les objets d’art et les mille babioles ruineuses qui encombraient ses consoles.
— Ah ! tout cela sera dispersé bientôt ! murmura-t-elle avec une colère sourde.
Jeanne, sa femme de chambre, marchait devant elle, portant la lourde lampe en porcelaine chinoise ; la dentelle bleue qui couvrait le globe voltigeait doncement ; elles entrèrent dans la chambre à coucher, et Lucienne s’assit dans un fauteuil devant le feu qui flambait.
Que de choses s’étaient passées depuis le jour où elle avait quitté cette chambre ! Elle se souvenait maintenant du vague pressentiment qui lui avait soufflé à l’oreille, au moment où elle en sortait : « Tu n’y reviendras pas ! » Et il n’avait pas menti — car ce n’était pas la même femme qui y rentrait aujourd’hui.
Elle ne se sentait plus « chez elle » dans ce milieu, et, loin d’éprouver ce plaisir que l’on a toujours, en revenant dans un intérieur abandonné depuis quelque temps à retrouver les meubles connus qui ont l’habitude de votre corps, à revoir l’aspect que vos yeux connaissent, elle ressentait une sorte de haine pour les objets qui l’entouraient, comme s’ils eussent été des êtres vivants. Bien des souvenirs honteux étaient tapis dans l’angle des causeuses, sur les coussins moelleux éparpillés çà et là. Elle avait pu, hors de ce lieu, dans une chambre inconnue, sur un sol, que son pied foulait pour la première fois et où rien ne lui rappelait le passé, oublier parfois qu’il avait existé. Mais, là ! elle ne pouvait regarder d’aucun côté, sans voir surgir quelques scènes odieuses dans le décor même où elles s’étaient passées, et qui lui revenaient avec de cruelles réalités de détails.
Elle finit par mettre ses mains sur ses yeux, pour ne plus voir.
— Madame est bien fatiguée ! lui dit Jeanne, qui se tenait là comme quelqu’un qui a quelque chose à dire.
— Non, pas trop, dit Lucienne, en relevant la tête ; mais qu’as-tu ? tu sembles triste.
— C’est que j’ai reçu de mauvaises nouvelles du pays, dit Jeanne, qui soudain fondit en larmes. La lettre m’est arrivée juste aujourd’hui.
— Il y a chez vous quelqu’un de malade ?
— C’est ma pauvre mère qui se meurt, dit Jeanne, de cette voix aiguë qu’on a dans les larmes. Il n’y a plus d’espoir ; le médecin l’a condamnée.
— Ma pauvre enfant ! dit Lucienne, c’est affreux ! Et tu vas partir ?
— Demain, par le premier train. Il faut que je me dépêche, vous pensez, si je veux revoir encore ma mère.
— Et tu ne sais pas quand tu reviendras ?
— Ah ! bon Dieu ! non ! Je ne sais pas si je reviendrai, seulement ! Mon père ne voudra peut-être pas rester seul. Et je prie madame de vouloir bien me régler mon compte. On n’est pas riche chez nous. Et s’il faut payer des frais d’enterrement et de tout… Vous m’excusez de vous dire ça, n’est-ce pas, madame ?
— Oui, oui ; tu auras l’argent qu’il te faut.
Jeanne se répandit en remerciements. Mais Lucienne n’écoutait plus qu’à demi. Une idée singulière venait de lui traverser l’esprit. Elle fut sur le point de remercier Jeanne, qui, sans le vouloir, venait de la mettre sur une trace qu’elle cherchait.
— Jeanne n’est pas assez discrète ; je ne puis en aucun cas me servir d’elle, se disait Lucienne, répondant à sa pensée. Mais, dans ce qu’elle m’a dit j’entrevois une lueur…
La pauvre fille pleurnichât toujours en s’essuyant les yeux du coin de son tablier.
— C’est que ça me fait de la peine aussi de quitter madame ! disait-elle.
— Ne te désole pas, voyons, dit Lucienne. Je m’en vais de Paris pour longtemps et il eût fallu, de toute façon, te séparer de moi. Ta mère guérira peut-être, en dépit des médecins, et tu trouveras là-bas un brave garçon qui t’épousera. Allons, va faire tes malles et te reposer.
Jeanne sécha ses larmes, et jeta une bûche sur le feu.
— Monsieur ne vient pas ce soir ? demanda-t-elle.
— Non, dit Lucienne durement.
— Si madame a faim, j’ai préparé un petit souper, reprit Jeanne en approchant du feu un guéridon tout servi.
— Merci, dit Lucienne.
— Madame n’a plus besoin de moi ?
— Non, tu peux t’en aller. Nous réglerons nos comptes demain matin. Ne crains pas de m’éveiller ; j’ai des affaires, et je dois être debout de bonne heure.
— Comment ! madame se lève avant midi à présent ! s’écria Jeanne.
— Ah ! je suis bien changée, va, dit Lucienne. Bonsoir.
Lorsqu’elle fut seule, Lucienne écrivit plusieurs lettres ; à sa modiste, à sa couturière, aux fournisseurs avec lesquels elle avait un compte ouvert, en les priant de lui envoyer immédiatement leur facture ; puis à un commissaire-priseur à qui elle demanda de venir voir un mobilier à vendre. Elle ne mit pas de suscription sur cette dernière lettre, se promettant de chercher le lendemain dans l’almanach Bottin le nom et l’adresse d’un commissaire-priseur quelconque, et de faire porter la lettre pour avoir plus tôt la réponse.
Quand elle eut fini d’écrire, elle vida tous les tiroirs du secrétaire au milieu de la chambre et brûla jusqu’au dernier les papiers qu’ils contenaient, sans en relire un seul, sans même les regarder. Elle ne conserva que le petit paquet de lettres de l’autre Jenny, sa première amie.
— Cela seul appartient à l’époque à laquelle je puis songer sans rougir, se dit-elle ; à ce temps déjà lointain où j’étais presque innocente.
Quand le dernier lambeau de papier noirci s’envola par la cheminée, Lucienne mangea un morceau rapidement, puis se coucha.
Avant de s’endormir elle voulut regarder le portrait d’Adrien, mais elle se ravisa.
— Non, pas ici, murmura-t-elle. Je veux m’efforcer de ne pas penser à lui dans ce lieu maudit.
Elle éteignit la lampe et essaya de dormir. Mais le sommeil ne vint pas.
Alors elle prit sa tête entre ses mains, et avec toute la ténacité de sa volonté, elle se mit à combiner son plan et à mûrir son étrange idée.
Le lendemain, Jeanne s’en alla. Pour ne pas voir un nouveau visage, Lucienne se contenta du service de sa cuisinière, à laquelle elle dit cependant de chercher une place.
Aussitôt qu’elle eut déjeuné, la jeune femme se mit à sa toilette. Elle y apporta un soin tout particulier ; elle disposa ses cheveux de la façon qui lui seyait le mieux, elle mit une robe de faille noire, très-simple mais très-élégante. Après quoi, elle sonna pour envoyer chercher un fiacre.
Elle se rendit chez Nadar et fit faire son portrait. Il fut convenu qu’on ne tirerait qu’une seule épreuve de la photographie, et que le cliché serait détruit.
Rentrée chez elle, elle s’enferma dans sa chambre, ôta sa robe et s’assit de nouveau devant sa toilette. Cette fois elle travailla, non à « faire » sa figure, mais plutôt à la défaire. Elle changea sa coiffure, aplatit ses cheveux, les tira sur ses tempes, ce qui fit paraître son visage plus mince. Puis elle se grima complètement comme aurait pu le faire, au cinquième acte d’un drame, une actrice chargée d’un rôle de phthisique. Elle se rougit le bord des yeux, noircit ses paupières inférieures, accentua le pli léger qui part du coin des narines ; enfin elle se défigura si bien qu’elle se fit presque peur.
— On ne me donnerait pas pour quinze jours de vie, se dit-elle en se mirant.
Elle chercha parmi ses toilettes la couleur qui pouvait être le plus défavorable à son teint. Elle se décida pour une robe mauve qui faisait ressortir le ton d’or de ses cheveux, mais en faisant paraître son visage jauni. Elle mit un chapeau garni de violettes de Parme, et une voilette par-dessus son fard.
On alla lui chercher un coupé de grande remise, et elle commença ses visites.
Elle alla voir toutes ses camarades.
Partout elle surprit un mouvement d’étonnement, aussitôt réprimé, que faisait naître l’aspect trompeur de son visage.
— J’ai mauvaise mine, n’est-ce pas ? disait-elle.
— Mais non, lui répondait-on, tu as l’air seulement un peu fatiguée. Est-ce que tu as été malade ?
— Non ; mais je crois que je tiens de ma mère, j’ai la poitrine faible. Je compte passer l’hiver à Monaco. D’autant plus que me voilà libre.
— Comment ! s’écriait-on ; et Provot ?
— Il m’ennuyait, je l’ai congédié, répondait Lucienne. Et elle ajoutait : — Je fais vendre mon mobilier.
Alors les bonnes petites amies s’exclamaient, s’attendrissaient sur son sort, mais au fond avec une joie intime d’avoir à plaindre celle qu’elles avaient enviée.
— Bah ! disait Lucienne, la peine s’en va, la chance revient ; je me réinstallerai l’année prochaine.
On ne voulait pas la contrarier, mais aussitôt la porte refermée sur elle, les chères camarades de se dire entre elles :
— Cette pauvre Lucienne ; elle est plus malade qu’elle ne le croit ! En tout cas, avec la mine qu’elle a maintenant, il est peu probable qu’elle fasse fortune.
En descendant l’escalier d’une de ses amies, Lucienne se croisa avec un acteur qu’elle connaissait. Il montait, le chapeau en arrière, le cigare aux lèvres enjambant quatre marches à la fois. Il s’arrêta court en voyant la jeune Femme, et, après l’avoir considérée un instant, il s’écria avec une bonhomie brutale :
— Eh ! bon Dieu ! pauvre petite, que l’est-il donc arrivé ? Ma chère, tu as dix ans de plus qu’il y a trois mois !
Lorsqu’elle rentra chez elle le soir, Lucienne était lasse, mais contente de sa journée.
Le lendemain, elle fit encore d’autres courses, non plus pour des adieux, mais pour des payements, des emplettes et des informations.
Elle pressa, le plus qu’elle put, la vente de son mobilier, de sa garde-robe et de ses bijoux. Mais ce ne fut que huit jours après son arrivée que ses meubles furent enfin transportés à l’Hôlel des ventes.
Ses dettes payées, il resta à Lucienne quatre-vingt mille francs.
— Ce pourrait être une dot ! se dit-elle d’abord.
Mais cette pensée ne fit que traverser son esprit.
— Je ne puis pas plus garder cet argent que je ne pouvais garder les meubles, se répondit-elle aussitôt.
Elle fit acheter de la rente au porteur, et en déposa les titres au Comptoir d’escompte, ne gardant qu’une somme assez faible, qu’elle se promit de rendre plus tard aux pauvres sur le gain de son travail.
Elle n’emporta que cet argent ; plus une « valeur » d’un tout autre genre, qui lui avait été remise autrefois en même temps que l’acte de décès de sa mère : le titre d’une concession à perpétuité de deux mètres de terrain au cimetière du Père-Lachaise. Elle avait retrouvé ce papier, attaché d’une épingle avec la facture acquittée du marbrier, au milieu des lettres qu’elle avait brûlées.