Calmann Lévy (p. 113-122).

X

Des régates avaient eu lieu sur la mer dans la journée. Sous un soleil magnifique, les voiles blanches s’étaient poursuivies les unes les autres, secondées par une jolie brise de nord-est. Les rameurs, en vestes rouges, bleues ou vertes, avaient fait filer le plus vite possible leurs légers canots sur les lames ; bien des concurrents de la course au beaupré, perdant l’équilibre en s’avançant sur le mât frotté de savon, étaient tombés à l’eau ; bien des nageurs, coiffés du classique bonnet de coton, s’étaient vus forcés de renoncer au couvert d’argent et de revenir à terre après quelques brassées.

On avait distribué les prix en présence du maire, dans la galerie du Casino. Deux vieux matelots, prétendant l’un et l’autre avoir gagné le prix d’une course, avaient injurié l’autorité, s’étaient battus à coups de poing et, finalement, avaient été emmenés par deux gendarmes.

L’heure du bal allait sonner.

Toutes les jeunes filles, toutes les femmes de la ville étaient devant leur miroir.

Jenny courait à chaque instant de sa chambre à celle de Lucienne ; on entendait continuellement le frou-frou de sa robe dans le corridor. Elle venait prier son amie de lui attacher un ruban, de lui poser une fleur ; puis elle furetait sur la table de toilette, versait un parfum dans le creux de ses mains, prenait la houppe de cygne et secouait la poudre de riz sur son visage.

— Si maman me voyait ! disait-elle, en regardant avec inquiétude du côté de la porte entr’ouverte.

La toilette de Lucienne était simple et charmante ; elle se composait d’une tunique de crêpe bleu pâle, dont les plis souples retombaient sur une jupe de taffetas de même couleur ; elle avait des bleuets dans les cheveux, et autour du cou un rang de turquoises.

— Tu ressembles à un rayon de lune, lui disait Jenny en la tenant par le bout des doigts et en l’admirant de tous ses yeux.

— Toi, tu as l’air de l’aurore ou du printemps, lui répondit Lucienne.

Lorsqu’elles entrèrent au bal, l’orchestre grondait déjà ; on dansait un quadrille dans le grand salon.

Ceux qui ne dansaient pas regardèrent beaucoup Lucienne ; les hommes avec admiration, les femmes avec mauvaise humeur. Elle baissa les yeux sous ces regards qui la gênaient et l’irritaient.

— Comme je suis changée ! se disait-elle. Autrefois, ces petits triomphes de vanité étaient mes plus grands plaisirs.

Jenny lui poussa le coude tout à coup.

— Voilà Max Dumont, dit-elle tout bas.

Le jeune inconnu passait, en effet, donnant le bras à sa mère, une belle femme un peu trop grande. Il poussa un soupir en voyant Jenny, et leva les yeux vers le plafond.

L’espiègle jeune fille cacha un sourire moqueur derrière son éventail.

— Pauvre garçon ! murmura-t-elle.

Lucienne cherchait des yeux Adrien. Elle le découvrit enfin adossé au chambranle d’une porte. Son visage avait une expression qui effraya la jeune femme. Il la regardait, mais avec une sorte de froideur et presque avec colère.

— Qu’ai-je donc fait ? se dit-elle ; serait-il jaloux de ces regards fixés sur moi ? Non, ce serait indigne de lui. Mais qu’a-t-il ? Mon Dieu ! je ne suis donc pas assez malheureuse ?

Jenny s’éloigna au bras d’un cavalier. Quelqu’un s’inclinait depuis un instant devant Lucienne, en l’invitant pour une polka. C’était Max Dumont. Lucienne jeta un regard suppliant à Adrien. Comment ! il ne venait pas près d’elle, il ne l’invitait pas, il laissait un autre l’emmener. Il fallait bien répondre. Elle prit le bras de son danseur, et s’éloigna en baissant la tête.

— Tout le monde vous proclame la reine du bal, lui dit Max.

— Tout le monde excepté vous, n’est-ce pas ? dit Lucienne, faisant un effort pour cacher son trouble.

— Celui qui sent sa vue trop faible pour oser regarder le soleil adore une simple étoile, dit le jeune homme d’une voix emphatique.

— Vous aimez beaucoup à parler des étoiles.

— J’aime les étoiles, j’aime la mer.

— Vous serez marin, n’est-ce pas ?

— Non, je ne crois pas, ma mère serait trop malheureuse.

— Ah ! je croyais que vous alliez partir pour un long voyage.

— Je vois que vous connaissez mon secret, dit le jeune Max en soupirant. J’ai osé écrire à mademoiselle Jenny, votre amie.

— Je le sais, en effet ; c’est moi qui vous ai répondu.

— Ah ! mon Dieu ! elle ne m’aime pas ? elle se moque de moi ?

— C’est assez vraisemblable, dit Lucienne.

— Quel bonheur ! s’écria Max, je vais être très-malheureux, je vais souffrir d’une peine d’amour ; le désespoir va me briser le cœur.

Lucienne ne put s’empêcher de rire, à cette réponse tout à fait inattendue ; mais sa gaieté dura peu.

— Vous êtes un enfant, dit-elle ; ne parlez pas légèrement de choses que vous ignorez.

— Si je suis un enfant, la douleur fera de moi un homme, dit Max. L’amour malheureux n’est-il pas beaucoup plus violent et plus profond que l’autre ; dès qu’il est réciproque, l’amour devient banal.

— Quel âge avez-vous ? demanda Lucienne.

— Dix-huit ans.

— Ah ! dit-elle avec un sourire.

— Vous ne trouvez pas que j’ai raison ? reprit-il. Deux êtres qui s’aiment, s’épousent et ont beaucoup d’enfants, connaissez-vous rien de plus plat ?

— Vous dites des folies, répondit Lucienne, qui n’écouta plus les divagations de son danseur.

Bientôt, se disant lasse, elle retourna à sa place prés de madame Després, qui faisait consciencieusement tapisserie. M. Provot était allé jouer au billard.

— Regardez donc Jenny, dit madame Després à Lucienne, la joie éclate dans toute sa personne, ses pieds n’ont plus l’air de toucher le parquet. Ce n’est pas elle qui reviendrait s’asseoir avant que l’orchestre se soit tu ! Vous n’aimez donc pas la danse, vous ?

— La femme devrait pouvoir choisir son danseur, répondit Lucienne ; rien n’est plus ennuyeux que de danser avec quelqu’un qu’on ne connaît pas.

— Quand on aime la danse, on danserait avec un manche à balai, dit madame Després. Vous n’aimez pas le quadrille pour lui-même ?

Adrien s’approcha enfin de la jeune femme.

— Valsez-vous, Lucienne ? dit-il.

— Avec vous ? oui.

— Est-ce celui-là que vous auriez choisi ? dit madame Després avec un fin regard.

Lucienne, un peu confuse, baissa les yeux en souriant.

Adrien, sans rien dire, l’entraîna dans un tourbillon furieux. Elle n’osait pas lui parler ; elle avait peur, sentant bien qu’il s’efforçait de lire en elle et de pénétrer son secret.

Mais le souffle manqua bientôt à la danseuse, et il dut ralentir l’élan trop rapide. Il la regarda alors avec une douceur mêlée de tristesse.

— Comme vous êtes belle ! lui dit-il. Il est impossible que d’autres ne vous aient pas aimée avant moi.

Lucienne eut un tressaillement.

— Vous doutez de moi, Adrien ? dit-elle à voix basse.

— Tenez, Lucienne, dit-il, vous êtes là, dans mes bras ; votre regard me brûle, je respire votre haleine, votre cœur bat tout près du mien, je sais que vous m’aimez et que je vous adore… Eh bien, en ce moment même, je sens qu’une partie de ce cœur est fermée pour moi.

Lucienne crispa sa main sur le bras du jeune homme ; elle chancelait.

— Il me semble que je vais m’évanouir dit-elle ; cette valse m’a tout étourdie.

Adrien la reconduisit rapidement à sa place.

— Aussi, tu l’as fait tourner trop vite, dit madame Després, en faisant respirer un flacon de sel anglais à Lucienne.

— Ce n’est rien, dit la jeune femme.

Mais elle ne pouvait plus se contenir ; toute cette gaieté autour d’elle, ce bruit, cette musique l’accablaient. Elle quitta la salle et s’élança dans le jardin.

Là, elle se jeta sur un banc et laissa éclater les sanglots qui depuis un instant l’étouffaient.

Elle était comme un fugitif qui s’est engagé dans une impasse et ne peut plus échapper à ceux qui le poursuivent. Sa situation, de plus en plus, devenait inextricable ; le réseau de mensonges dont elle s’était entourée allait se rompre ; la crise était imminente. Elle avait beau se débattre, le couteau levé sur elle allait s’abaisser. Pareille à un naufragé qui, à bout de forces, renonce à lutter, elle s’abandonnait à la douleur et pleurait éperdument, la tête baissée, les mains sur le visage.

Elle sentit que, doucement, quelqu’un lui prenait les mains et découvrait ses yeux aveuglés de larmes. Adrien était auprès d’elle. Elle poussa un faible cri et se jeta sur la poitrine du jeune homme, comme un enfant qui se réfugie sur le cœur de sa mère. Ses pleurs redoublaient. Elle était épuisée, lasse de lutter ; elle voulait en finir, tout lui dire, et mourir après. Les sanglots, heureusement, l’empêchaient de parler.

— Lucienne, calmez-vous, par grâce, disait Adrien en l’entourant de ses bras ; vous me rendez fou.

Il lui essuyait les yeux avec son mouchoir, mais les larmes ne tarissaient pas.

— Voyons, chère, êtes-vous malade ? Est-ce un chagrin subit, un souvenir douloureux qui vous met en cet état ? Parlez, je vous en supplie.

Lucienne secouait la tête et se serrait avec une énergie fébrile contre la poitrine d’Adrien.

— Quel crime avez-vous donc commis, qui vous arrache de tels sanglots ? dit-il après un instant de silence et avec un tremblement dans la voix. Le soupçon qui m’avait traversé le cœur était donc fondé ? Vous avez aimé quelqu’un avant moi, n’est-ce pas ? Vous avez commis une faute, vous êtes indigne de mon amour ? Ah ! misérable ! s’écria-t-il en la repoussant loin de lui, pourquoi ne pas m’avoir tout avoué plus tôt ? pourquoi avoir attendu que mon amour soit devenu ce qu’il est aujourd’hui ? En m’arrachant de vous, j’arrache mon âme de mon corps, ma vie est brisée, je serai malheureux éternellement.

— Non ! non ! Adrien, ce n’est pas cela ! s’écria Lucienne, qui devant cette douleur retrouva toute son énergie. — Puisqu’il m’aime à ce point, se disait-elle, il vaut mille fois mieux le tromper et le rendre heureux que de lui écraser le cœur sous l’horrible vérité.

— Dis-tu vrai ? reprit Adrien. Peux-tu me jurer que tu n’as pas été trahie par un homme et que tu n’as aimé personne avant moi ?

— Je te le jure, dit Lucienne sans hésiter.

Et elle ne mentait pas. Aucun homme ne l’avait jamais trahie, et c’était Adrien qui le premier lui avait inspiré de l’amour.

Il la reprit dans ses bras et effleura de ses lèvres le front brûlant qui s’appuyait sur son épaule.

— Ah ! ma Lucienne, dit-il, je ne souhaite à personne d’éprouver une angoisse pareille à celle qui vient de me tordre le cœur, à la pensée que j’allais te perdre. Comme je t’aime, mon Dieu !

— Hélas ! pensa Lucienne, l’idée de la possibilité du pardon ne lui est même pas venue.

— Mais alors, pourquoi ce désespoir ? pourquoi, ces larmes ? reprit Adrien. Tu as certainement un secret, ma bien-aimée. Mais d’où le vient ce manque de confiance en moi ? Comment as-tu le courage de me laisser ignorer ce qui t’oppresse et te désole ainsi ? Je t’en conjure, tire-moi d’inquiétude, dis-moi la cause de ta tristesse.

Lucienne se taisait. Les sourcils contractés sous un effort désespéré de volonté, elle cherchait à fixer nettement une pensée qui, brusque et lumineuse comme un éclair, venait de traverser son esprit et de lui laisser entrevoir une issue à cette situation dont il semblait impossible de sortir.

— C’est donc bien terrible ? dit Adrien.

— Oui, c’est terrible, dit Lucienne répondant à sa pensée.

— Après l’horrible peur que j’ai eue tout à l’heure, rien ne peut plus m’effrayer. Parlez, Lucienne, ne me laissez pas dans cette incertitude !

— Pas ce soir, Adrien ! je suis brisée, la tête me fait mal, j’ai besoin de calme ; et ce que J’ai à vous dire pourrait faire se rouvrir l’écluse mal fermée de mes larmes. Demain je serai plus forte ; je vous promets de tout vous apprendre.

— Demain, aurons-nous l’occasion de nous parler seul à seul, comme en ce moment ?

— Écoutez-moi, dit Lucienne ; tout le monde sera fatigué du bal et on se lèvera tard demain ; voulez-vous venir me rejoindre vers huit heures à la ferme d’Argent ?

— J’irai, dit Adrien ; mais vous êtes cruelle de tant retarder cette confidence. Quelle nuit d’angoisses je vais passer !