Calmann Lévy (p. 123-132).

XI


Lucienne avait hâte d’être seule pour méditer, avec toute la puissance de pensée dont elle était capable, sur le projet qu’elle venait de concevoir, afin d’en rendre l’exécution possible.

Dans cette lutte qu’elle entreprenait contre la vérité, elle devait prévoir, comme un général à la veille d’une bataille, tous les pièges et tous les dangers que pouvait lui susciter l’ennemi. Son mensonge devait être invulnérable.

Elle ne se coucha pas. Toute la nuit, elle marcha fiévreusement dans sa chambre, inventant, combinant, perfectionnant le plan de ce combat, dans lequel elle voulait à tout prix triompher.

Quand elle sortit le matin, furtivement, par la porte donnant sur la falaise, elle était armée de toutes pièces, et il lui semblait impossible qu’elle fût vaincue.

Elle courait légèrement dans l’herbe qui mouillait ses fines bottines, et elle serrait autour d’elle un châle de dentelle noire jeté sur sa tête et sur ses épaules. Une brise un peu Fraîche soulevait de son front les boucles légères de ses cheveux.

Il fallait bien marcher un quart d’heure pour atteindre la ferme d’Argent, ou plutôt Darjean, du nom de son propriétaire. Elle est située assez avant dans les terres, sur le plateau de la falaise. Les bouquets de bois qui l’entourent et l’abritent des vents du large, font des dépendances de cette ferme un lieu charmant de promenade. Hospitalier d’ailleurs, l’enclos reste ouvert jour et nuit, et l’on peut le traverser ou s’y reposer sans que personne s’inquiète de vous. Lucienne gagna l’entrée principale, une porte à claire-voie grande ouverte, entre deux piliers de briques pointus par le haut. Adrien l’attendait à cette porte. Elle prit son bras.

— Entrons dans le bois, dit-elle.

Mais ils durent se ranger pour laisser passer un troupeau de moutons qui sortait tumultueusement de la ferme, emportant avec lui une forte odeur d’étable ; les bêtes bêlaient, se cabraient en se poussant les unes les autres par peur des deux chiens attentifs qui les dirigeaient. Le berger souleva son chapeau et salua d’un bonjour les deux jeunes gens. Ils traversèrent le pré, puis s’enfoncèrent sous les arbres et allèrent s’asseoir sur un vieux banc vermoulu qui oscilla sous leur poids.

De tous côtés autour d’eux les arbres minces s’élançaient comme des fusées et montaient très-haut ; le feuillage, un peu clair-semé, avait cette teinte fraîche et éclatante, cette couleur d’émeraude traversée de lumière, particulière à la verdure des campagnes normandes. Les lambeaux du ciel à travers les branches avaient un éclat argenté que faisait valoir encore le ton sombre et chaud d’une grange profilant sur la clarté un coin de son toit de chaume. Sur le sol, velouté par les mousses et tout humide, des fougères et des herbes folles s’enchevêtraient. Partout un brouillard bleu flottait, rendant les lointains confus et donnant au paysage quelque chose de doux et d’idéal.

La main dans la main, les deux amants se taisaient. Cette paix de la nature les gagnait ; ils ne se hâtaient pas d’entamer un entretien pénible pour tous deux.

Un merle rasant le sol passa tout-près d’eux en poussant des cris stridents. Ce bruit sembla rompre le charme. Adrien serra la main de Lucienne et la regarda dans les yeux.

— Eh bien, chère, parlez, dit-il, j’aurai du courage.

Le cœur de Lucienne battait violemment ; sa voix était altérée lorsqu’elle commença.

— Vous avez perdu votre père, n’est-ce pas, Adrien, dit-elle, et je suis sûre qu’aujourd’hui encore les volontés qu’il manifestait de son vivant vous les respectez ?

— Certes, dit le jeune homme, où voulez-vous en venir ?

— Si, au moment de mourir, reprit-elle, il vous avait fait jurer d’accomplir une action quelconque, vous lui obéiriez, n’est-ce pas ?

— Sans doute, je tiendrais ma promesse, dit Adrien pâle d’anxiété et avec un peu d’hésitation. Mon Dieu ! s’écria-t-il tout à coup, on vous a fait jurer de ne jamais vous marier, de vous enterrer vive dans un couvent ; exiger une pareille promesse était un acte de folie et votre serment est dérisoire.

Lucienne sourit.

— Ce n’est pas tout à fait cela, dit-elle, en pressant la main du jeune homme. Écoutez-moi avec calme ; vous saurez bientôt ce que nous devons accomplir.

— J’écoute.

— À vingt et un ans, dit-elle, ma mère, qui jusque là avait montré peu de goût pour le mariage, fut demandée par un jeune homme qu’elle avait rencontré dans un bal. Ses parents refusèrent sa main, ce jeune homme étant sans fortune et couvert de dettes. Mais il avait su toucher ce cœur jusque-là insensible. Ma mère pria, supplia ses parents de consentir à son bonheur. Ce fut en vain. Un beau jour elle s’enfuit. Elle était majeure, elle fit les sommations respectueuses et se maria à Naples, à la légation de France. Elle ne tarda pas à s’apercevoir que l’homme pour lequel elle avait tout sacrifié n’était pas digne de son amour. Il devenait brutal, hargneux, la pressant sans cesse d’écrire à sa famille pour lui demander de l’argent. Elle refusait, trop fière pour s’humilier après s’être révoltée. Bientôt il lui déclara qu’il ne l’avait jamais aimée et ne l’avait recherchée que par intérêt ; mais que, puisqu’il n’avait pas réussi à l’avoir avec sa dot, il n’était nullement condamné à vivre avec elle. Il l’abandonna, et en la quittant lui apprit par une lettre qu’elle n’avait aucun droit sur lui, ne s’étant mariée qu’à l’église, et devant un coquin d’accord avec lui, qui avait joué le rôle du consul de France. Ma mère devint à moitié folle ; son amour s’écroula, frappé de la foudre. Elle était déshonorée, seule, sans ressources, dans un pays étranger, sur le point de devenir mère. Vous devinez, Adrien, que je suis née de ce crime. Je devais avant tout vous révéler cette tache de ma naissance.

— Et qu’importe cela ! s’écria le jeune homme ; me croyez-vous capable de vous rendre responsable d’une faute commise avant que vous soyez au monde ? Nous cacherons ce détail à ma mère, voilà tout. Continuez.

— La malheureuse femme, après plusieurs mois de maladie, pendant lesquels elle fut soignée par la charité publique, se décida à écrire à sa mère : « Je mourrais avec joie si j’étais seule, disait-elle, mais je me dois à l’enfant que je porte dans mon sein. » On vint la chercher immédiatement, et tout lui fut pardonné. Mais elle n’osa jamais avouer qu’elle n’était pas mariée, par honte d’abord, et puis par la crainte qu’on ne voulût lui faire épouser cet homme que maintenant elle exécrait. Elle traîna sa vie comme un boulet pesant ; morne, solitaire, haïssant les hommes. Moi seule je la rattachais à l’existence ; elle avait reporté sur moi toutes les affections fermées pour elle désormais. L’idée que j’aimerais un jour, qu’un homme m’arracherait d’auprès d’elle, et me tromperait peut-être, la plongeait dans des accès de désespoir. Sa santé avait été détruite ; toujours elle fut souffrante. À trente-quatre ans, elle mourut. J’avais douze ans alors. Quelques jours avant sa mort, elle me fit venir près d’elle et solennelle, effrayante avec ses yeux caves et son visage livide, elle me raconta la lamentable histoire de sa jeunesse. « Maintenant, me dit-elle, je vais te quitter, te laisser seule, sans défense contre la perfidie humaine, si tu veux que je meure tranquille, il faut que tu me fasses le serment que je vais te demander : Lorsqu’un homme te dira qu’il t’aime, et que tu croiras l’aimer, imposez-vous une séparation de trois ans, sans entrevue, sans nouvelles l’un de l’autre ; si, après ces trois ans d’épreuve, vous vous aimez encore, peut-être vous aimerez-vous toujours. » Moi, au milieu de mes sanglots, j’ai juré. Trois jours de suite elle m’a fait répéter ce serment, et en mourant elle m’a dit une dernière fois : « Tu as juré, n’oublie pas ! »

— Mais, c’est insensé ! s’écria Adrien ; toute personne douée de bon sens vous déliera de ce serment, fait à une mourante peut-être en proie au délire ; à une femme dont la vie avait été empoisonnée, et qui voyait toute chose à travers le crêpe de ses malheurs. Non, c’est impossible ! Trois ans séparé de vous ! trois ans d’enfer, de désespoir ! tu es folle ! Je ne veux pas, voilà tout.

Ludenne leva sur Adrien des yeux humides et reprit d’une voix suppliante :

— Adrien, ne m’enlevez pas mon peu de courage, soutenez-moi plutôt dans l’accomplissement de mon devoir. Si vous saviez comme mon cœur est lâche ! Depuis plusieurs jours je lutte contre moi-même ; l’idée de me parjurer, de ne rien dire, d’être heureuse sans subir l’épreuve prescrite par ma mère s’était glissée dans mon esprit ; mais le remords me torturait, j’avais des craintes superstitieuses ; la nuit, d’affreux cauchemars traversaient mon sommeil. J’ai bien vu que je ne pouvais pas échapper au serment et que mon bonheur serait compromis si je ne m’y soumettais pas. C’est alors que la pensée de me séparer de vous m’a plongée dans ce désespoir, dont je vous ai donné hier le triste spectacle.

— Non, non ! tu ne me quitteras pas, tu ne m’infligeras pas ce long supplice ! dit Adrien en s’agenouillant devant elle et en l’enveloppant de ses bras. Il est impossible que tu prennes au sérieux cette romanesque obligation. Tu ne doutes pas de mon amour. Je ne doute pas du tien. Alors à quoi bon l’épreuve ? pourquoi sacrifier follement les plus belles années de notre jeunesse ?

— Comment ! dit Lucienne en lui caressant les cheveux, vous si énergique, si maître de vous, votre courage faiblit ainsi. Il y a quelques jours, vous disiez que vous m’attendriez dix ans, s’il le fallait.

— Oui, en te voyant souvent, très-souvent, en recevant chaque jour une lettre de toi ; mais pas comme cela ; il y a de quoi mourir. Je ne puis pas plus me passer de toi que de l’air que je respire.

— Si vous m’aimez, Adrien, il faut consentir à faire ce que je vous demande ; sinon, je vous dirai adieu pour toujours.

Il la regarda quelques instants en silence.

— Cette résolution est irrévocable ? dit-il.

— Irrévocable.

— Vous m’abandonnerez si je ne me soumets pas ?

— Oui.

— Eh bien, je ferai donc ce que vous voulez, dit Adrien tristement. Pendant trois ans, je traînerai ma vie loin de vous, je tâcherai de ne pas mourir ; et, le temps venu, je vous rapporterai mon amour aussi ardent qu’il l’est aujourd’hui.

— Ah ! merci ! s’écria Lucienne en portant la main du jeune homme à ses lèvres, vous êtes bien tel que je vous souhaitais.

— Êtes-vous sûre de ne pas m’oublier, vous ?

— Vous oublier ! moi ! Mais vous n’avez donc pas compris comment je vous aime ? Vous ne vous souvenez donc plus avec quelle naïveté je vous ai laissé voir cet amour, né subitement de la première minute où je vous ai connu ? J’étais devant vous comme le lion en face du dompteur, épouvantée et charmée, et je vous ai montré sans honte la sujétion de mon âme, alors que vous sembliez me dédaigner. Mon amour est plus ancien que le vôtre ; j’ai cette gloire d’avoir aimé la première.

— Ah ! chère, s’écria Adrien, si votre amour a jamais eu un peu d’avance sur le mien, soyez certaine qu’il est depuis longtemps rejoint et dépassé. Je vous défie de m’aimer autant que je vous aime. Cet amour emplit toute ma vie : il ne peut ni cesser ni s’amoindrir. Je le sens bien à la douleur profonde que me cause la perspective de cette effrayante séparation.

— Vous travaillerez, Adrien, vous obéirez à votre mère en devenant avocat, vous gagnerez des causes, vous serez célèbre. Pendant ce temps, moi, je m’efforcerai de devenir meilleure, plus digne de vous…

Quelqu’un marchait dans le bois. Adrien abandonna vivement les mains de Lucienne, et tous deux tournèrent la tête.

Ils virent un grand vieillard à barbe blanche, coiffé d’un feutre, les jambes serrées par des guêtres, vêtu de toile grise, qui, les mains dans ses poches, marchait d’un pas ferme, suivi d’un vieux chien de chasse. Il passa à quelques pas des deux jeunes gens et les regarda avec un bon sourire ; ce sourire semblait dire : « Vous avez bien raison de vous aimer, l’amour est ce qu’il y a de mieux sur la terre ! »

— Quel beau vieillard, dit Lucienne, qui le suivait des yeux, lorsqu’il fut passé. Comme son regard est doux et limpide encore ! qui peut-il être ?

— Je crois l’avoir entendu nommer M. Lemercier, dit Adrien. On m’a parlé de lui ; c’est un ancien marin, un capitaine de frégate, je crois. À l’âge qu’il a, il s’est jeté à l’eau eu plein hiver pour sauver un enfant qui se noyait.

— Cela ne surprend pas lorsqu’on a vu son visage, dit Lucienne. Mais il est temps de rentrer ; on pourrait nous rencontrer et mal parler de nous.

Elle reprit le bras d’Adrien, et ils s’en revinrent par un autre chemin, lui triste et le front baissé, elle, radieuse de joie.