Calmann Lévy (p. 104-112).

IX


Une vie singulière commença pour Lucienne, vie de tortures et de délices. Lorsqu’elle était seule, le sentiment de sa situation l’affolait de douleur et elle prenait mille résolutions sinistres qui fuyaient de son esprit en présence d’Adrien. Dès qu’il paraissait, toute volonté l’abandonnait ; elle se sentait envahie par une émotion souveraine contre laquelle elle ne pouvait lutter. Elle avait aimé Adrien lorsqu’il était froid et en apparence indifférent ; que faire contre lui, maintenant que, plein de passion et d’amour, il usait de toute son éloquence et de toutes les séductions de sa beauté pour se faire adorer ? Elle voulait le repousser, lui dire qu’il ne pouvait l’avoir pour femme, que c’était impossible ; mais ce beau regard tendre et tyrannique déformait les paroles sur ses lèvres et changeait les refus en aveux.

Elle retardait l’instant du supplice. Lorsqu’on est son propre bourreau, on ne se hâte pas de frapper.

« Tant que l’air sera tiède et le ciel pur, se disait-elle, il restera ici. Ensuite, il faudra partir ou s’expliquer. J’ai donc encore quelques semaines à vivre. Après ce sera la mort ou quelque chose de pis. »

Et puis, on ne désespère jamais tout à fait ; il semble qu’un événement inconnu va survenir, qui arrangera tout. Jusqu’à la dernière minute, le condamné attend sa grâce.

Madame Després, qui se doutait des intentions de son fils observait M. Provot et tâchait de savoir ce qu’il pensait d’Adrien. Elle l’interrogea même franchement sur son fils une après-midi devant Lucienne et Jenny, sur la terrasse du Casino.

— C’est un charmant jeune homme, très-distingué et plein de bon sens, répondit M. Provot.

— Oui, c’est un garçon sérieux que ne touchent pas les travers habituels à son âge, dit madame Després. À l’occasion, il sacrifierait très-certainement son plaisir à son devoir. J’en veux faire un avocat.

On en resta là, M. Provot ne trouvant rien à ajouter. Madame Després cherchait en vain à bien définir le caractère de cet homme. Elle le trouvait bien élevé, aimable même ; mais elle devinait en lui un profond égoïsme, malgré la grande faiblesse qu’il avait pour les volontés de sa nièce. Il aimait sans doute beaucoup cette enfant, pourtant, par instant, il semblait à madame Després que le vieillard se souciait fort peu de Lucienne. Quant à son intelligence, elle était évidemment très-médiocre. Cela expliquait la domination qu’avait sur lui la jeune fille, beaucoup mieux douée et plus énergique. Mais cet homme était-il mauvais ? était-il bon ? Madame Després ne pouvait résoudre cette question. En réalité, il n’était ni l’un ni l’autre. Peu de gens sont tout à fait bons ou tout à fait mauvais. C’était une de ces nullités comme il y en a tant. Industriel enrichi, sa fortune lui donnait une certaine importance aux yeux des gens médiocres. Il s’était marié jeune et, sans rendre précisément sa femme malheureuse, il l’avait beaucoup négligée, surtout à partir du jour où il était devenu riche. Il aimait à s’amuser, et son argent mettait à sa portée les plaisirs faciles. Pauvre, il eût été sans doute un homme rangé et un bon époux. Sa femme était morte sans lui laisser d’enfant, et il n’avait pas jugé nécessaire de se remarier. Maintenant il regrettait parfois la vie de famille, le bon fauteuil au coin du foyer tranquille, les habitudes calmes et régulières. Mais c’était là seulement un effet de son égoïsme : il vieillissait, et la vie qu’il menait n’était plus guère faite pour lui.

Madame Després s’étonnait souvent du peu d’intérêt qu’il semblait prendre à l’avenir de sa nièce. Elle n’en aimait que davantage la jeune fille. « Pauvre enfant ! se disait-elle, je la plains ; rien ne remplace l’amour d’une mère. »

Lucienne s’enfonçait de plus en plus dans des rêveries sans fin, elle avait des distractions incroyables, répondait tout de travers à ce qu’on lui disait, et souvent ne répondait pas du tout.

— Tu habites dans la lune ! lui disait Jenny fâchée de la voir s’intéresser si peu à sa conversation.

Cependant le fameux dimanche était passé, et, près du bénitier, appuyé contre une colonne, on avait vu le « jeune inconnu » et l’on avait découvert qu’il n’était autre que Max Dumont, la fleur des crevés de F… Jenny, tout le long de la messe, avait ri de cette déconvenue, la figure dans son paroissien. Depuis, il lui avait envoyé des vers. Elle ne lui répondait plus, mais elle aimait à discourir sur son amoureux et à s’emporter contre lui.

— A-t-on l’idée d’une pareille audace ? disait-elle ; un gamin qui n’est pas encore sorti du collège !

Lucienne n’entendait pas ; elle songeait au bonheur, impossible pour elle, et faisait de tristes retours vers sa vie passée.

— Qu’aurais-je dû faire ? se disait-elle. Et elle ne trouvait pas de réponse.

Seule à seize ans, sans ressources, habituée au luxe, incapable de gagner sa vie, qu’aurait-elle pu faire, en effet ?

Elle regardait Jenny et l’enviait : « Comme c’est facile d’être honnête lorsqu’on ne manque de rien, se disait-elle ; lorsqu’on peut passer des bras de sa mère dans ceux d’un mari, qui continuera à veiller sur vous et à vous protéger ; lorsque la vie s’écoule tout naturellement dans ce chemin tracé et bordé de fleurs. Mais quand, née du hasard, comme moi, élevée tout de travers, gâtée par insouciance plutôt que par tendresse, discernant imparfaitement le bien du mal, on est tout à coup privée du soutien, — que devenir ? De tous côtés on tous tend la main, pour vous aider à tomber. Comment penser même à lutter ? Moi du moins je n’y ai pas songé. Existe-t-il donc des êtres capables de faire face à la destinée, de triompher, de rester debout ? Comment ! il aurait fallu habiter une chambre sans tapis, meublée en acajou, se vêtir de laine, manger du bouilli ? Non, pas même cela : sans abri, en haillons, en savates, errer le long des rues à la recherche d’un morceau de pain. Et mendier, c’est défendu !

Un jour, elle dit brusquement à Jenny :

— Que ferais-tu, toi, si tout à coup tu te trouvais sans parents, sans amis, sans argent ?

— Quelle horreur ! s’écria Jenny, où vas-tu chercher de pareilles idées ?

— Réponds-moi, je t’en prie.

— Eh bien, je travaillerais.

— À quoi ?

— À quoi ? Je ne sais pas trop. À l’aiguille ; j’irais en journée.

— Si tu n’avais pas d’ouvrage ? Si on ne te trouvait pas assez habile ?

— Je me ferais bonne d’enfants, femme de chambre.

— Si les femmes ne voulaient pas de toi, te trouvant trop jolie ?

— Ah ! tu m’ennuies ! s’écria Jenny. S’il m’était impossible de gagner ma vie, j’irais me jeter à l’eau.

— Mais si, là, continua Lucienne, tu trouvais un homme t’offrant la fortune et le bien-être, à la condition que tu feindras de l’aimer, que ferais-tu ?

— Je sauterais encore plus vite dans la rivière, dit Jenny gravement. Ou m’a enseigné qu’il vaut mieux mourir que de commettre certaines actions. Et elle ajouta en riant : — Ah çà ! pourquoi me fais-tu toutes ces questions saugrenues ?

— Pour savoir, dit Lucienne ; je songeais à ce que j’aurais fait sans mon oncle, quand je sais devenue orpheline.

— C’est vrai que ta position eût été affreuse, pauvre mignonne, dit Jenny ; mais puisque ton oncle est là et qu’il te gâte et t’aime comme si tu étais sa fille, il est bien inutile de te fourrer toutes ces vilaines idées dans la tête.

Et Jenny embrassa son amie avec effusion.

Lucienne évitait autant qu’elle le pouvait d’être seule avec Adrien. Décidée à reculer le plus loin possible l’instant fatal de l’explication, elle craignait les questions pressantes qu’il lui adressait. Il ne comprenait pas pourquoi elle hésitait ainsi à consentir à leur bonheur, et le suppliait de ne parler de leur amour ni à madame Després ni à M. Provot.

Un jour, ils étaient allés s’asseoir, à l’ombre d’un petit bois, sur la falaise. Jenny était avec eux. Lucienne travaillait à ce fameux ouvrage au crochet qu’il fallait toujours défaire, et qui avançait fort peu.

Adrien, étendu sur l’herbe devant elle, la regardait, et quelquefois tirait le fil qu’elle tenait enroulé à son doigt. Alors elle levait les yeux en souriant, mais les points tombaient et l’ouvrage s’embrouillait de plus en plus, à la grande hilarité de Jenny. Jenny, elle, faisait des ruches de gaze blanche pour une robe qu’elle devait mettre quelques jours plus tard. Un grand bal devait avoir lieu au Casino. La ville entière s’occupait de ce bal, et Jenny n’avait plus d’autre sujet de conversation.

Pourtant elle abandonna son ouvrage tout à coup, pour suivre une paysanne qui allait traire des vaches.

Lucienne essaya de la retenir.

— Je t’apporterai une tasse de lait chaud, lui cria Jenny en s’enfuyant.

— Lucienne, pourquoi craignez-vous d’être seule avec moi ? pourquoi évitez-vous de me répondre ? dit Adrien en prenant les mains de la jeune femme ; vous ne m’aimez donc pas ?

— Je vous aime, Adrien, de toute mon âme, dit Lucienne dont la voix tremblait.

— Alors, chère bien-aimée, pourquoi êtes-vous ainsi ? Ma mère s’est aperçue que nous nous aimons ; elle doit s’étonner de mon silence. Et votre oncle, que va-t-il penser ? Je m’aperçois très-bien qu’il est fort mécontent depuis quelques jours. Et puis, vous n’avez donc pas hâte d’être ma femme, d’être toute à moi, de ne plus me quitter ?

— Votre femme, non ! c’est impossible ! s’écria Lucienne.

Mais, devant la pâleur subite du jeune homme, elle eut peur.

— Non, ce n’est pas cela que je voulais dire, balbutia-t-elle. Je serai votre femme ; mais pas maintenant. Vous êtes bien jeune pour tous marier.

— Lucienne, s’écria le jeune homme, tu me caches quelque chose, ou bien tu es une coquette qui se plait à me torturer.

— Moi, vous faire souffrir volontairement ! vous ne pouvez le croire, dit-elle ; ne voyez-vous pas que je souffre plus que vous ?

— Mais pourquoi ne pas être heureux ? qui donc s’oppose à notre bonheur ?

— Mon oncle, dit Lucienne ; il ne veut pas me marier encore. S’il connaissait nos intentions, il refuserait son consentement et m’emmènerait tout de suite.

Jenny revenait.

— Qu’avez-vous donc ? dit-elle en les regardant l’un après l’autre. Vous semblez tristes.

— Pourquoi nous taire devant elle ? dit Adrien. Lucienne croit que M. Provot est défavorable à nos projets.

— Pourquoi donc cela ? dit Jenny. Il me semble que M. Provot est toujours disposé à faire ce que sa nièce ordonne.

— Il est égoïste, sans doute, et veut la garder auprès de lui. Mais quel âge avez-vous, Lucienne ?

— Vingt ans.

— Alors, dans un an, vous êtes maîtresse de vos actions.

— Vous m’attendriez un an ? s’écria Lucienne.

— Croyez-vous donc que je ne vous aimerai plus dans un an ? Je vous attendrai dix ans s’il le faut. Mais votre surprise m’inquiète ; votre amour, à vous, va donc durer si peu ?

— Il durera autant que ma vie, Adrien.

— Alors, nous n’avons rien à craindre ; la volonté persistante de deux amants sait vaincre tous les obstacles. D’ailleurs, il est impossible que votre oncle refuse son consentement, puisque dans un an vous échappez à son autorité.

— Peut-être cédera-t-il, dit Lucienne, qui pâlissait en se voyant de nouveau en danger ; mais laissez-moi le décider moi-même, peu à peu, sans brusquerie.

— Elle a raison, dit Jenny ; en étant bien gentille, en le câlinant, Lucienne l’attendrira bien vite ; ce n’est pas un ogre, après tout.

Adrien demeurait préoccupé ; il sentait confusément que la jeune femme ne lui avait pas dit la vérité tout entière ; une vague jalousie le mordait au cœur.

Lucienne avait détourné la conversation ; elle parlait avec agitation de choses indifférentes, mais le regard assombri d’Adrien la remplissait d’inquiétude.

Elle donna bientôt le signal du départ, et l’on redescendit silencieusement vers la plage.