Calmann Lévy (p. 8-19).


II


F…, assez fréquenté aujourd’hui, l’était fort peu il y a quelques années. La foule s’entêtait à ne pas venir occuper les vastes établissements préparés à son intention et dont l’édification avait ruiné complétement celui qui l’avait entreprise.

Vers les premiers jours d’août d’une de ces dernières années, le successeur de l’entrepreneur malheureux trompé dans ses espérances, se tenait debout à la principale entrée de son établissement, en frac irréprochable, les joues dépassées par les deux pointes de sa cravate blanche, une main gantée, l’autre nue ; il souriait d’une façon amère aux voyageurs prochains qu’il attendait sans doute, car à chaque moment il regardait l’heure à sa montre.

M. Duplanchet, qui avait acquis une petite fortune dans le commerce à Paris, avait eu l’idée, en apprenant la mise en vente du Casino de F… et de ses dépendances, d’acquérir cet immeuble et de tâcher de réussir où un autre avait échoué. Il s’était rendu à F…, et un sourire de mépris pour la maladresse du vendeur ruiné avait effleuré ses lèvres, devant la beauté de la plage et la bonne tenue de l’établissement, bien fait d’ailleurs pour charmer les yeux.

En face des dernières maisons de la petite ville, humbles cabanes de pêcheurs à moitié ruinées, se dressent insolemment les écuries, les communs et les logements de ce que M. Duplanchet nomma son personnel ; puis la bâtisse tourne à angle droit et fait face à la mer. Elle se développe alors et rampe comme un reptile au pied de la falaise. Elle n’a qu’un étage, un rez-de-chaussée, couronné par une terrasse, et se compose d’une enfilade de salles, peu larges, mais en revanche d’une longueur extraordinaire. Les exigences du génie militaire ont motivé ce singulier mode architectural. Une batterie établie au flanc de la falaise surveille et défend les côtes, rien ne doit gêner la vue ni le tir, et le monument pour être toléré a dû s’aplatir le plus possible. Seuls deux pavillons de briques à toits en éteignoirs ont trouvé grâce et ont pu s’élever de trois étages, mais ils sont si éloignés l’un de l’autre que l’effet symétrique est perdu.

La construction de ce long édifice est d’une légèreté extrême, et il n’est pas sans danger de se promener sur les terrasses. Un jour, une dame étrangère s’y étant hasardée, le sol se creva sous ses pas comme une peau de tambour et deux individus qui jouaient au billard furent assez surpris de voir apparaître au-dessus de leurs têtes deux jambes en détresse qui s’agitaient. Depuis cet événement tragi-comique, l’accès des terrasses est interdit. À l’extérieur la muraille ou plutôt la cloison, car la muraille est de bois, est peinte horizontalement de bandes alternativement conteur de chocolat et couleur de pain d’épices, la frise à jour qui sert de balustrade à la terrasse est d’un beurre frais très-tendre.

La cloison est percée de très-nombreuses portes vitrées et de larges fenêtres, afin que l’on puisse voir, tout en dînant, non pas la mer, il est impossible de l’apercevoir, mais un talus qui se dresse entre la mer et l’établissement et qui monte vers un promenoir sablé.

Au-dessus de la porte d’entrée, on lit en vastes lettres jaunes sur fond marron : Grand hôtel des Bains de la Plage. M. Duplanchet a longuement mûri la formule de son enseigne ; il avait trouvé des titres plus ambitieux, mais il s’est dit : Il faut être simple.

Au delà de l’hôtel commence le casino proprement dit. Une barrière de bois peinte en jaune traverse la route et empêche de passer. Pour entrer dans le sanctuaire, il faut être abonné ou bien payer. Le « bureau » est un chalet suisse qui limite la promenade du talus. Il y a deux guichets, l’un pour les cachets des bains et la location des costumes, l’autre pour l’entrée du casino, mais une seule guichetière, la fille de M. Duplanchet. En échange de cinquante centimes elle vous donne en souriant un bout de papier rose, et vous entrez. Mais, la porte franchie, un vieil homme en costume d’invalide jaillit d’une sorte de guérite et vous prend poliment votre papier. Toute mise en scène remplit d’orgueil l’heureux M, Duplanchet. Enfin l’on se trouve dans un jardin, on marche sur une couche de jolis cailloux blancs si épaisse et si remuante, qu’on peut à peine se tenir debout. Ces cailloux sont d’ailleurs ce qu’il y a de mieux dans ce jardin où l’on n’aperçoit pas un seul arbre. Le dessin des plates-bandes est ingénieux, mais les fleurs se refusent absolument à y pousser. M. Duplanchet ne s’explique pas cet entêtement de la végétation. Quant au casino lui-même il présente la figure d’un E majuscule couché. La barre principale longe la falaise et fait face à la mer ; les deux antres lui présentent le flanc ; l’une est un café enrichi de plusieurs billards ; l’autre une salle de bal, de concerts et de spectacle. Le bâtiment qui les relie contient les salons de lecture, de jeu, de conversation, et une interminable galerie réservée aux solennités municipales.

Pour affirmer son autorité, M. Duplanchet a rédigé un avis qu’on peut lire dans tous les salons : « Défense d’emporter les journaux, — Défense de monter sur les meubles. » Derrière la salle de bal s’élèvent un établissement d’hydrothérapie et de gymnastique, puis un charmant hémicycle percé de vingt portes qui s’ouvrent sur des cabines de bains chauds. Enfin une brusque saillie de la falaise met un terme à cet essor architectural.

C’était donc sur la principale porte de l’hôtel que M. Duplanchet, dans une attente pleine de dignité, embrassait avec satisfaction l’ensemble de son domaine.

La falaise se dressait derrière les constructions encadrant la rougeur sombre des roches nues de l’admirable velours du gazon normand. Tout au faîte, des champs de blés dorés ou bruns tremblaient sur le bleu pâle du ciel, la nature s’ingéniait à harmoniser les couleurs, à les unir par des transitions d’une infinie délicatesse. La casino au contraire était net, brutal, criard ; la nature avait beau faire, elle ne pouvait se l’assimiler, il tranchait impitoyablement, se refusant à tout accord. M. Duplanchet s’inquiétait peu de cela.

Un bruit lointain de grelots et de chevaux qui trottent se fit entendre du côté de la ville. Le maître d’hôtel passa vivement sa main nue chargée de bagues sur sa chevelure collée par une pommade abondante. Un omnibus tourna l’angle du restaurant ; M. Duplanchet sourit, l’omnibus approcha. Mais il était vide. Une grande surprise se peignit sur les traits de l’ancien commerçant.

— C’est curieux, se dit-il, personne. Les étrangers sont en retard cette année. C’est égal, ils ne peuvent manquer de venir. J’ai fait tout ce qu’il fallait : articles dans les journaux, grandes affiches bleues avec une vue au milieu — et puis, un si bel endroit !

Il regarda encore une fois à sa montre.

— Allons ! fit-il.

Et il s’éloigna, faisant sonner ses bottes vernies sur le trottoir de bitume qui borde l’hôtel et le restaurant dans toute sa longueur.

Bientôt un tintement régulier domina le monotone bruissement de la mer : M. Duplanchet agitait lui-même la cloche de la table d’hôte.

Alors trois vieilles misses sortirent, graves et raides, des profondeurs de l’hôtel et s’assirent solennellement à la table. Deux, parmi elles, étaient sœurs et offraient un visage analogue : long, aux dents saillantes, à la peau blanche et flasque, aux bandeaux plats et couleur d’acajou. L’autre ressemblait à une vieille petite marquise avec sa figure chiffonnée, ses cheveux gris disposés en boucles folles contenues par l’avancement d’un prodigieux chapeau à la mode en des temps disparus et qu’elle ne quittait jamais, pas plus que le petit châle vert orné d’une palme dans le dos qu’elle serrait sur ses maigres épaules. L’aimable demoiselle avait l’oreille dure ; mais, pour faire mentir le proverbe : « crier comme un sourd, » elle parlait d’une voix si discrète qu’il était impossible de saisir un mot de ce qu’elle disait ; deux commerçants du Havre de passage à F… entrèrent par la porte extérieure du restaurant ; madame et mademoiselle Duplanchet arrivèrent.

— Servez, dit le maître de l’établissement. Puis se penchant à la fenêtre : — Ne dételez pas, Félix, cria-t-il au cocher de l’omnibus, il va falloir aller à la gare pour l’arrivée du train de sept heures. Il nous viendra sans doute beaucoup de monde.

Puis il s’assit au bout de la table et murmura, en fermant à demi les yeux, au bruit des cuillers heurtant le fond des assiettes :

— Décidément, je suis enchanté de m’être embarqué dans cette entreprise !

Aussitôt le dîner fini, les trois misses replongèrent dans les profondeurs des corridors, les deux commerçants allèrent jouer au billard, et la famille Duplanchet resta seule.

Il faisait encore grand jour. Quelques personnes du pays se promenaient sur la plage ; bourgeois, matelots, femmes à la tête nue ou coiffée de bonnet. Un vieillard à la barbe blanche, aux yeux doux, s’approcha d’une des fenêtres du restaurant.

— Bonsoir, mesdames et monsieur, dit-il.

— Bonsoir, monsieur Lemercier, répondit toute la famille.

— Eh bien, Duplanchet, vous est-il venu des voyageurs, aujourd’hui ?

— Jusqu’à présent non ; mais il en viendra tout à l’heure.

— Pas plus qu’hier, pas plus qu’il n’en viendra demain.

— La journée n’est pas finie, insista Duplanchet.

— Quel homme admirable vous êtes ! l L’espoir ne meurt jamais en vous. À chaque omnibus qui vous, revient bredouille, vous vous dites : « Ce sera pour le prochain voyage. » Votre foi n’est pas ébranlée.

— Mais pourquoi n’aurions-nous pas d’étrangers ici ? Connaissez-vous une plage plus belle que la nôtre ?

— Non, il n’y en a pas de plus belle sur les côtes de Normandie.

— Les promenades des alentours sont magnifiques.

— C’est vrai.

— Avez-vous jamais vu un établissement plus confortable, plus vaste, plus artistique que le mien ?

— Je n’ai rien à dire contre votre établissement.

— Eh bien alors ?

— Eh bien, toutes les raisons sont pour vous, et c’est justement pour cela qu’il ne vient personne.

— Comment ? je ne comprends pas, dit Duplanchet.

— Voyez-vous, mon cher monsieur, la foule ne va pas dans les endroits beaux, commodes, agréables ; elle va dans les trous où il n’y a rien à voir, où elle est mal logée, où elle mange mal. C’est une façon à elle de faire preuve d’indépendance et d’originalité.

— Vous êtes paradoxal, monsieur Lemercier ! répondit Duplanchet non sans amertume ; à force de vivre avec les livres, vous vous êtes fait sur les hommes des idées tout à fait bizarres, et vous me permettrez d’avoir de l’humanité une opinion meilleure.

Et il ajouta entre ses dents :

— Les gens du pays n’ont pas tort de dire qu’il est fou.

Puis il reprit :

— Nous allons voir, d’ailleurs, voilà l’omnibus qui revient.

— Parions qu’il n’amène personne.

— Eh bien, je tiens le pari, s’écria Duplanchet en frappant sur la table ; que parions-nous ?

— Un pot de cidre, dit Lemercier.

— Allons donc ! une bouteille de champagne.

— Soit.

Les deux hommes échangèrent une poignée de main au moment où l’omnibus tournait le coin de la rue.

— Eh ! eh ! eh ! dit Duplanchet, il me semble que l’impériale est bosselée par des bagages.

Les deux femmes se précipitèrent au dehors.

— Bah ! quelques bottes de foin que Félix rapporte de la ville ! insinua Lemercier

— Mais non, mais non, ce sont des malles, de vraies malles. Je les vois parfaitement.

Un sourire narquois éclairait le visage de M. Duplanchet, et il passait sa main dans ses cheveux comme un homme qui se prépare à un événement solennel.

— Ma foi ! c’est positif, dit Lemercier, ce sont des malles !

— Et deux voyageurs dans la voiture, ajouta l’honnête propriétaire.

— Deux, en effet, Allons, mon cher Duplanchet, c’est avec grand plaisir que je perds mon pari.

— Des voyageurs ! des voyageurs ! répétait Duplanchet rayonnant.

L’omnibus arriva. Félix fit faire une savante manœuvre à ses chevaux, afin que la portière de la voiture se trouvât en face du trottoir.

Les rares promeneurs de la plage s’étaient arrêtés curieusement. L’omnibus fit halte et la portière s’ouvrit. Un homme d’une soixantaine d’années descendit de l’omnibus, puis tendit la main à une jeune femme qui sauta lestement à terre.

— Vous avez deux chambres ? demanda-t-il.

— Presque toutes mes chambres sont retenues, répondit effrontément Duplanchet ; mais il y en a deux dont je puis disposer encore.

— Faites-y monter nos bagages et servez-nous à dîner.

Les nouveaux venus entrèrent dans la salle. La jeune femme alla vers un miroir, ota son chapeau et fit bouffer son extraordinaire chevelure blonde.

— Qu’est-ce que monsieur désire manger ? demanda Duplanchet gracieusement.

— Ma foi ! servez-moi ce que vous voudrez, dit le voyageur en s’asseyant au bout de la table.

— Et mademoiselle… votre fille ? …

La jeune femme éclata de rire.

— Mademoiselle n’est pas ma fille, dit l’étranger avec embarras, elle est ma… ma…

— Votre nièce ? dit Duplanchet en souriant.

— Oui, ma nièce.

— Vous m’excusez, n’est-ce pas ? je ne pouvais pas deviner.

— La bonne histoire ! s’écria la jeune femme riant toujours. — Allons, servez-nous vite, je meurs de faim.

— Tout de suite, mademoiselle ; et quel vin prendrez-vous ?

— Du Champagne, dit la nièce.

— Une bouteille de bordeaux pour moi, dit l’oncle.

Avant de servir, Duplanchet alla chercher le livre des voyageurs, le présenta tout ouvert à son hôte, et lui tendit une plume trempée dans l’encre.

L’étranger écrivit : M. Alfred Provot, rentier… » Il hésita un instant, et ajouta : « Mademoiselle Lucienne, sa nièce. »

— Sa nièce ! c’est donc sérieux ? murmura Lucienne, qui le regardait écrire.

— Tais-toi donc ! dit M. Provot.

Alors la jeune femme se tourna brusquement vers Duplanchet :

— Il me semble qu’il n’y a pas grand monde ici, dit-elle.

— Oh ! mademoiselle, dans quelques jours je ne saurai où mettre les voyageurs, dit Duplanchet qui s’éloigna un peu confus.

— M’expliquerez-vous ce que signifie cette parenté que vous avez imaginée ? dit Lucienne lorsque l’hôtelier fut hors de vue.

— Est-ce que je sais ? Nous sommes en province, ici. Ce brave homme m’a interloqué avec sa question. Je me suis fait oncle pour ne pas le choquer.

— Pourquoi n’avez-vous pas dit que j’étais votre femme ?

— Par respect pour le mariage.

— Merci ! dit Lucienne.

— Est-ce que cela te fâchera d’être ma nièce pendant quelque temps ?

— Je voudrais l’être toujours.

— Tu comprends, maintenant je ne peux me dédire. J’aurais l’air d’un imbécile. Mais si le rôle de nièce t’ennuie, nous quitterons cet endroit dès demain ; nous irons ailleurs.

— Pas du tout ! s’écria Lucienne, soyez sans crainte, vous aurez une nièce accomplie.

— Oh ! je sais que tu es une excellente comédienne.

— Au théâtre, cela n’est pas sûr ; mais à la ville, je n’ai pas ma pareille.

Lorsqu’ils eurent dîné, elle se leva.

— Il faut aller vous coucher, mon petit oncle, dit-elle, le voyage a dû vous fatiguer, et je veux que vous soyez frais et dispos demain matin.

— Je suis à tes ordres, mignonne, dit M. Provot en souriant.

Les garçons se précipitèrent avec des flambeaux, et les précédèrent jusqu’à leurs chambres, le long d’un interminable corridor.