Calmann Lévy (p. 20-28).


III


Vers le milieu de la nuit, à ce qu’elle crut du moins, Lucienne fut réveillée brusquement par un grand tapage. Elle pensa que la maison s’écroulait ou qu’une tempête s’était déchaînée.

Elle sauta lestement à bas du lit et courut à la fenêtre, que vaguement l’aube blanchissait déjà. Dès qu’elle eut soulevé le rideau, elle reconnut que ce qui avait causé son effroi était tout simplement l’arrivée de l’omnibus. Le cocher Félix remuait les bagages sur l’impériale, puis les faisait glisser le long d’une échelle. C’est tout ce que Lucienne put voir sans ouvrir sa fenêtre ; mais elle entendit, au milieu des piaffements des chevaux et du bruit de leurs grelots secoués, une voix de femme qui disait :

— Jenny, regarde dans la voiture, j’ai laissé tomber mon éventail.

— Jenny ! … le nom de mon ancienne amie, se dit Lucienne, qui, un peu frissonnante, se replongea entre ses draps et essaya de se rendormir.

Elle ne put y parvenir. Toutes sortes de bruits s’éveillaient dans l’hôtel. On marchait dans les corridors, sur le toit des pigeons roucoulaient, les coqs chantaient dans la cour.

— Quel vacarme ! murmura-t-elle.

Et, après avoir étiré ses bras, elle chercha des yeux un cordon de sonnette et sonna.

Une fille de chambre parut.

C’était une femme d’une quarantaine d’années, à la physionomie aimable, souriant d’un sourire édenté, parlant haut et familièrement, avec cet accent traînard particulier aux Normands.

— Eh bien, mademoiselle, dit-elle, avez-vous trouvé le lit bon ? avez-vous bien dormi ?

— Très-bien ! dit Lucienne, mais j’ai été réveillée par un bruit infernal.

— Ah ! c’est Félix en déchargeant les bagages ! s’écria la femme de chambre en riant, il nous est arrivé des voyageurs…

— De Paris ?

— Non, de Rouen. Ce sont des habitués de l’hôtel.

— Ah ! dit Lucienne en baillant.

— Faut-il vous faire monter du café au lait ?

— Non, du thé.

— Je vais le faire dire en bas. Si vous avez besoin de moi, vous n’aurez qu’à m’appeler ; je suis là en face, à la lingerie.

— Comment vous appelle-t-on ?

— Mame Mafflu.

— Quoi ? dit Lucienne en se soulevant sur un coude.

— Marne Mafflu, cria de nouveau la femme de chambre. C’est un drôle de nom, n’est-ce pas ? ajouta-t-elle.

— Mais non, dit la jeune femme en souriant. Eh bien, madame Mafflu, voulez-vous ouvrir les rideaux ; puis prévenir mon… oncle que je suis éveillée. Dites-lui que je désire prendre un bain de mer avant le déjeuner.

Quelques heures plus tard, M. Provot était assis sur les galets de la plage, fumant un cigare et lisant un journal. À quelques pas de lui, Lucienne, étendue sur un châle déployé, jetait des pierres aux vagues et bâillait souvent.

Elle avait pris son bain et ne savait plus que faire.

— Tu n’as pas l’air de t’amuser beaucoup ! lui dit M. Provot.

Elle répondit par une petite moue significative.

Un brouillard léger voilait le ciel ; la mer d’un vert d’émeraude, plein de douceur et de transparence, était paisible ; les vagues roulaient presque sans bruit, avec un peu d’écume sur les galets ; au loin une goëlette passait.

Quelques personnes de la ville se baignaient ; elles s’accrochaient à une corde liée à des poteaux et sautaient, pour éviter les vagues, avec un manque d’ensemble qui avait fait d’abord sourire Lucienne, mais cette distraction l’avait vite lassée.

Un bruit de galets croulants annonça de nouveaux arrivants.

Le maître baigneur descendait la pente de la plage entre deux dames qu’il tenait par la main. Après avoir vaincu leur résistance par des paroles d’encouragement, il les entraîna dans la mer, où malgré leurs cris d’effroi, il leur fit exécuter une ronde de sa façon.

Un jeune homme, enveloppé d’un grand peignoir blanc, était descendu derrière ces dames. Il s’arrêta un instant sur le bord, et les regarda en riant et se moquant de leur terreur. Puis, rejetant son peignoir, il monta sur un tremplin que supportait au-dessus de l’eau le timon de deux immenses roues, et, s’élançant la tête la première, il disparut sous les flots.

Un assez long temps s’écoula.

— Grand Dieu ! mon oncle, ce monsieur se noie ! il se sera frappé la tête contre les pierres ! s’écria Lucienne en se levant brusquement.

— Quel monsieur ? dit Provot en retirant son pince-nez.

— Celui qui vient de sauter.

— Tu es folle, le voilà là-bas qui nage.

Et M. Provot se remit à lire son journal.

Lorsque le jeune homme sortit de la mer tout ruisselant, Lucienne le suivit des yeux, un peu émue encore de la peur qu’il lui avait causée.

Il avait ramassé son peignoir et luttait avec la brise qui le lui disputait ; le soleil faisait briller les gouttes d’eau qui glissaient sur ses bras nus. Il était beau comme un dieu marin. Bientôt il triompha du vent, secoua sa chevelure trempée, et grimpa lestement vers les cabines. Lucienne admirait sa grâce et sa force.

Peu après, la cloche du déjeuner tinta. M. Provot se leva et bâilla.

— Ma foi, dit-il, tu as raison, on s’ennuie joliment ici ! je ne serais pas fâché d’en partir.

— Comment ! s’écria Lucienne ; mais vous n’avez donc rien dans l’âme ! Vous osez dire que vous vous ennuyez en face d’un pareil tableau, devant cet horizon superbe, ces falaises majestueuses, cette mer splendide, ce ciel charmant ! Décidément, vous êtes encore plus bourgeois que je ne le croyais. En tout cas, je vous déclare que ce pays me plaît infiniment et que, si vous partez, vous partirez seul.

— Ah ! ah ! ah ! fit en riant M. Provot, voilà bien les femmes ! il suffit d’être de leur avis pour qu’elles en changent immédiatement. Je me souviendrai de cela à l’occasion. Venez-vous déjeuner, ma nièce ?

À table on s’observa, les trois vieilles misses étaient plus solennelles que de coutume, M. Duplanchet était plus pommadé que jamais.

Lucienne avait en face d’elle une charmante jeune fille, aux cheveux châtain-clair simplement nattés et tombant sur les épaules.

— C’est celle que j’ai entendu nommer Jenny, se disait Lucienne.

M. Provot était à côté de sa nièce, et faisait vis-à-vis à une dame d’une cinquantaine d’années, mince, élégante et qui avait dû être fort jolie. Au bout de la table, entre Lucienne et la jeune fille, était placé le beau nageur dont le plongeon avait si fort effrayé Lucienne. Elle comprit, d’après quelques mots saisis au vol, qu’il était le fils de la dame et le frère de la jeune fille.

Lucienne regardait beaucoup son voisin. Presque malgré elle, son regard revenait toujours à lui. Elle le considérait avec une sorte de stupeur ; et, comme une femme qui en examine une autre, elle cherchait à lui trouver des défauts. Elle n’y parvenait pas. La tête du jeune homme semblait avoir été modelée d’après un des plus purs marbres grecs. L’éclat de ses yeux d’un gris pâle donnait néanmoins une grande originalité à sa physionomie. Sa mise était des plus correctes, élégante même, et il avait une expression réservée et froide peu en rapport avec sa grande jeunesse.

Le déjeuner s’écoula silencieusement. Lucienne répondait à peine à son oncle lorsqu’il lui parlait. Les murmures de la vieille miss étaient presque indistincts, et les nouveaux pensionnaires parlaient peu. Dès le dessert, ils se levèrent et sortirent, après avoir légèrement salué.

— Ah ! il s’en va ! se dit Lucienne avec un mouvement de dépit.

Elle était forcée de s’avouer qu’il n’avait paru faire aucune attention à elle.

Il lui avait seulement jeté, devant la ténacité de l’examen dont il était l’objet, quelques regards surpris, sous lesquels elle s’était sentie rougir.

— Il m’ennuie, ce beau dédaigneux ! murmura-t-elle, en se levant avec humeur.

Et laissant M. Provot qui attendait le moment de fumer son cigare, elle sortit et remonta dans sa chambre.

Là, elle se jeta sur un canapé, et demeura longtemps immobile, les regards fixés à terre.

Sa rêverie vagabondait comme un cheval débridé, mais revenait toujours au même point de départ, ce jeune homme qu’elle ne connaissait pas. Sans chercher à se rendre compte de ce qu’elle ressentait, elle se laissait aller à l’impression qui l’envahissait en l’étourdissant comme un vin capiteux.

Les actes de sa vie passée tourbillonnaient dans sa pensée, comme s’ils s’enfuyaient pour se perdre à jamais dans l’oubli. Rien ne lui semblait devoir laisser de trace dans son souvenir ; et elle se demandait comment elle s’y était prise pour arriver à l’âge qu’elle avait sans mourir d’ennui.

Cependant, qu’était-il survenu dans sa vie ? Peu de chose. Elle avait déjeuné à côté d’un inconnu, qui l’avait regardée avec indifférence. Et cela suffisait à emplir de pensées son esprit vide d’ordinaire !

Un bruit de pas sur le bitume du trottoir la fit se lever d’un bond et courir à la fenêtre.

Elle se pencha pour regarder : c’était M. Duplanchet qui se rendait aux écuries.

— Décidément, je suis folle ! se dit-elle, en appuyant sa main sur son cœur ; j’ai cru que c’était lui qui passait, et mon cœur a battu plus vite ; il bat encore ! …

Lucienne se renversa sur le canapé en riant.

— Je n’ai pas seulement entendu le son de sa voix. Peut-être n’a-t-il pas d’esprit. Je ne sais même pas son nom.

Elle se mit alors à passer en revue tous les prénoms romanesques qu’elle connaissait, Raoul ou Gaston lui parurent les plus dignes d’être portés par l’inconnu.

Ensuite elle songea à la toilette qu’elle allait mettre pour retourner sur la plage à quatre heures, et se leva pour ouvrir ses malles.

Ses robes lui parurent bien tapageuses, et peu en harmonie avec le rôle que le hasard lui avait imposé. Elle mit tout sens dessus dessous, et finit par choisir une robe en toile brodée, très-chargée de volants et de garnitures, mais qui, à la rigueur, pouvait convenir à une jeune fille mondaine. Pour ne plus retomber dans cet embarras, Lucienne écrivit aussitôt à sa couturière.

M. Provot la surprit dans cette occupation.

— Que fais-tu, chère amie ? lui dit-il.

— Je me commande des toilettes de pensionnaire, répondit-elle. Votre pudeur d’hier au soir m’oblige à prendre cette mesure. Toute cette garde-robe de princesse ne convient nullement à la jeune bourgeoise dont je tiens le rôle.

— Comment ! tu vas renouveler toute ta garde-robe ? s’écria M. Provot avec épouvante.

— Il le faut bien, je ne puis pas faire mentir votre mensonge.

— Eh bien, allons sur une plage moins prude. Tes toilettes d’été m’ont coûté un prix fou !

Lucienne regarda le vieillard avec un souverain mépris.

— Si vous les regrettez à ce point, reprenez-les, et conservez-les dans le poivre, jusqu’à ce que vous ayez une nouvelle passion de ma taille, lui dit-elle.

— Tu te fâches pour une observation raisonnable, dit M. Provot. Je n’ai pas eu l’intention de te blesser.

— C’est bien, je vous pardonne, dit Lucienne radoucie, mais ne soyez plus aussi fantasque. Je suis devenue de tout mon cœur votre nièce, et je ne désire qu’une chose, c’est que vous soyez oncle éternellement.

— Je te remercie, dit le vieillard un peu piqué.

— Voyons, allez faire votre sieste, dit Lucienne, en lui tapotant légèrement la joue, et soyez ici à quatre heures.

— Je suis à tes ordres, ma toute belle, dit M. Provot en l’embrassant.

Et il sortit.

— Elle fait de moi tout ce qu’elle veut, murmura-t-il en s’éloignant. Ah ! les femmes ! Le penseur qui a dit : « La punition de ceux qui les ont trop aimées est de les aimer toujours, » n’a jamais rien dit de plus vrai. C’est égal, renouveler toutes les toilettes d’été, c’est un peu vif !