Calmann Lévy (p. 1-7).
LUCIENNE




PREMIÈRE PARTIE


I


C’était dans un salon, à l’entresol, rue de Chateaudun, le soir, vers la fin de juillet.

La lueur, adoucie par un globe recouvert d’une dentelle en papier bleu, d’une lampe en porcelaine chinoise, éclairait les cheveux et le front d’une jeune femme qui lisait. Agenouillée sur un pouf de soie, elle s’appuyait des deux coudes à la table, plongeant une main dans ses cheveux, et de l’autre main feuilletant un livre ouvert devant elle.

Elle était vêtue d’un long peignoir blanc négligemment agrafé ; un peigne garni de turquoises relevait à demi ses cheveux d’un blond ardent, très en désordre ; une de ses mules, tombée de son pied, gisait sur le tapis. Il était visible que, rendue paresseuse par la chaleur, elle ne s’était pas habillée de la journée.

Partout dans le salon coquet et futile, des cartons étaient posés sur les meubles. Le canapé disparaissait sous des robes étendues. Aux torchères, de chaque côté de la glace, on avait accroché par l’élastique deux ravissants chapeaux d’été que la modiste venait d’envoyer.

Quelques voitures roulant dans la vue empêchèrent la jeune femme d’entendre la porte du salon s’ouvrir derrière elle ; et elle poussa un léger cri en voyant un homme se laisser tomber dans un fauteuil, après avoir déplacé une boîte à gants.

Cet homme paraissait soixante ans environ. Il était un peu chauve, et ses favoris grisonnaient.

— Eh bien, as-tu trouvé, ma chère Lucienne ? dit-il, tout essoufflé par la montée de l’escalier, et en s’essuyant le front.

— Oui, dit-elle ; « plage magnifique, hôtel très-confortable, joli casino… »

— Tu appelles cela un endroit tranquille ! dit le nouveau venu en tendant la main.

— Soyez sûr que c’est un trou, dit-elle, en lui passant le Guide en Normandie. D’ailleurs je consens à me reposer quinze jours dans ce désert pour obéir à mon docteur, ensuite nous irons à Trouville. Vous entendez, monsieur Provot.

— Hélas ! oui, soupira-t-il. Puis, fermant un œil, soulevant la lèvre il approcha le livre de son visage, et lut entre ses dents : « F…, chef-lieu de canton, douze mille habitants, climat sain ! » — Eh bien ! quand veux-tu partir ?

— Demain ; il n’y a plus un chat à Paris, et on y étouffe.

— Tu seras prête ?

— Oui, Jeanne va finir mes malles ce soir. Nous partirons demain à deux heures.

— C’est bien décidé, nous allons à F…

— À F… d’abord ; à Trouville ensuite.

— C’est bon, c’est bon, dit M. Provot, en prenant son chapeau ; je te laisse, ma petite Lucienne. Je vais faire mes paquets, moi aussi.

Et, après l’avoir embrassée, il s’en alla.

Une fois seule, Lucienne s’étira les bras, bâilla longuement, puis chercha sa pantoufle perdue dans les plis de son peignoir. Quand elle l’eut trouvée, elle se leva, souleva la lampe avec effort, et entra dans sa chambre à coucher.

Là elle se laissa tomber dans un fauteuil, devant un secrétaire Louis XV dont la planchette était abaissée, avec la vague intention de mettre ses papiers en ordre.

Elle tira à elle un tiroir et regarda d’un œil distrait les paperasses qui s’en échappaient ; c’était un mélange de factures acquittées, de prospectus, de lettres, de billets de théâtre non utilisés.

Lucienne remua tout cela à poignées, avec un certain effroi du travail qu’elle allait entreprendre. Un petit paquet noué d’un ruban rouge tomba sur ses genoux.

— Ah ! s’écria-t-elle, on le saisissant vivement, je l’ai tant cherché !

Et elle dénoua le ruban.

C’étaient quelques lettres un peu jaunies et usées aux plis, écrites sur des papiers des nuances les plus tendres, d’une écriture presque enfantine. Lucienne en déploya quelques-unes ; elles étaient signées Jenny.

Jenny était une des amies de pension de Lucienne ; la plus chère, la plus regrettée. La jeune femme souriait tout en relisant ces lettres naïves. Elle les relut toutes ; puis elle soupira et tomba dans une profonde rêverie.

Elle revoyait nettement cette époque de sa vie, qui s’était écoulée au milieu d’un essaim de jeunes filles. Elle se souvenait du jour où sa mère, trouvant qu’elle grandissait beaucoup, l’avait conduite dans un pensionnat des environs de Paris, après avoir congédié la gouvernante qui jusqu’alors s’était occupée de son éducation. Elle avait quatorze ans lorsqu’elle entra à la pension. Grande, jolie déjà, plus élégante dans sa mise que les autres pensionnaires, elle les avait charmées par ce qui plus tard les aurait rendues jalouses et envieuses. On l’avait entourée, pressée de questions : — Où étiez-vous avant de venir ici ? Comment nomme-t-on votre mère ? Que fait votre père ?

Son père ! c’était la première fois qu’elle y pensait, on ne lui en avait jamais parlé.

Puis on l’avait aidée à mettre en ordre ses petites affaires de jeune fille, et parmi elles on avait trouvé toutes sortes de choses mondaines, entre autres un coupe-papier surmonté d’une figurine d’argent, et des jumelles ! Elle lisait donc des romans ? Elle allait donc au théâtre ? Mieux que cela, elle connaissait des acteurs, et il y avait un ténor du Théâtre-Italien qu’elle tutoyait ! Aux yeux de ces adolescentes pleines de candeur, mais dévorées de curiosité, elle avait pris aussitôt une importance extraordinaire.

Pendant les classes, au lieu d’étudier, elle faisait jaillir au nez de ses bonnes amies un mince fil d’eau parfumée contenue dans un tube de plomb, et désarmait la sous-maîtresse en lui offrant le corps du délit ; ou bien elle faisait jouer une tabatière à musique, dont les sons discrets n’étaient entendus que de ses compagnes les plus voisines.

Les jours de sortie, sa mère venait la chercher, en revenant du Bois, dans une voiture qu’elle conduisait elle-même. Lorsqu’elle rentrait à la pension, c’étaient des récits à n’en plus finir : elle avait été aux courses, au spectacle, et avait soupé à la Maison-d’Or.

— Ah ! disaient avec admiration ses amies, en la flairant de toutes leurs narines, tu sens le cigare !

Elle rapportait des romans-feuilletons roulés et travestis en bâtons de sucre de pomme. Sa mère l’avait aidée à les envelopper. On les lisait pendant l’étude, en cachette. Elle apporta aussi des cigarettes que l’on fumait sous le pupitre à demi ouvert. Un jour de carnaval, elle donna à Jenny un masque de velours noir qui sentait le musc.

Brusquement, on vint la chercher. Sa mère était mourante. Une fluxion de poitrine l’enleva en quelques jours.

On l’enterra sans pompe aucune, et aussitôt ses meubles furent vendus, ses dettes payées ; et il resta à Lucienne mille francs pour toute fortune.

Elle ne pouvait plus rentrer à la pension ; elle alla d’abord en apprentissage chez une modiste ; mais une des amies de sa mère lui dit : « Tu es jolie, mets-toi au théâtre, » n Elle prit donc quelques leçons de déclamation, de chant et de danse, et débuta après trois mois d’étude. Comme actrice, elle eut peu de succès ; comme femme, elle en eut beaucoup ; et elle entra de plain-pied dans la vie facile et déshonorante, sans avoir, depuis qu’elle était douée de raison, réfléchi une seule minute.

Un jour elle s’était croisée sur le boulevard avec une gracieuse jeune fille au bras de son père. C’étail Jenny. Les deux amies avaient fait un même mouvement l’une vers l’autre. Mais le père, fronçant le sourcil, avait retenu sa fille avec une phrase brusque et cruelle. Lucienne avait compris alors qu’elle était déchue, et le soir, dans son lit, elle pleura avant de s’endormir ; mais le lendemain elle n’y pensait plus.

Tous ces souvenirs se déroulaient dans la mémoire de la jeune femme pendant qu’elle tenait entre ses mains les lettres de son ancienne amie. Elle était surprise de regretter aussi vivement la première période de sa vie.

Tandis que sa maîtresse rêvait ainsi, Jeanne allait et venait du salon à la chambre, terminant les préparatifs de départ, demandant de temps à autre quelques instructions à Lucienne qui lui répondait distraitement.

Enfin la jeune femme, renonçant à ranger ses papiers, se mit au lit, et, après avoir lu quelques pages d’un roman nouveau, elle s’endormit, impatiente d’être au lendemain.