Lucien Leuwen (ed. Martineau)/Chapitre 51

Texte établi par Henri MartineauLe Divan (Volume IIIp. 97-122).


CHAPITRE LI


Ces messieurs firent un détour de six lieues pour aller voir les ruines de la célèbre abbaye de N… Ils les trouvèrent admirables et ne purent, en véritables élèves de l’École polytechnique, résister à l’envie d’en mesurer quelques parties.

Cette diversion délassa les voyageurs. Le vulgaire et le plat qui avaient encombré leurs cerveaux furent emportés par les discussions sur la convenance de l’art gothique avec la religion, qui promet l’enfer à cinquante et un enfants sur cent qui naissent, etc., etc.

— Rien n’est bête comme votre église de la Madeleine, dont les journaux sont si fiers. Un temple grec, respirant la gaieté et le bonheur, pour abriter les mystères terribles de la religion des épouvantements ! Saint-Pierre de Rome lui-même n’est qu’une brillante absurdité ; mais en 1500, quand Raphaël et Michel-Ange y travaillaient, Saint-Pierre n’était pas absurde : la religion de Léon X était gaie, lui, pape, plaçait par la main de Raphaël, dans les ornements de sa galerie favorite, les amours du cygne et de Léda répétées vingt fois. Saint-Pierre est devenu absurde depuis le jansénisme de Pascal se reprochant le plaisir d’aimer sa sœur, et depuis que les plaisanteries de Voltaire ont resserré si étroitement le cercle des convenances religieuses.

— Vous traitez trop le ministre en homme d’esprit, dit Coffe. Vous agissez au mieux de ses intérêts, comme nous disons dans le commerce. Mais une lettre de vingt lignes ne le satisfait pas. Probablement, il porte toute sa correspondance chez le roi, et, si l’on consulte, tombe sur votre lettre. On trouvera qu’elle serait suffisante si elle était signée Carnot ou Turenne. Mais, permettez-moi de vous le dire, monsieur le commissaire aux élections, votre nom ne rappelle pas encore une masse énorme d’actions de haute prudence.

— Eh bien ! démontrons cette prudence au ministre.

Les voyageurs s’arrêtèrent quatre heures dans un bourg et écrivirent plus de quarante pages sur MM. Malot, Blondeau et Riquebourg. La conclusion était que, même sans destitutions, M. Blondeau aurait une majorité de quatre voix à dix-huit. Le moyen décisif inventé par M. de Riquebourg, la faillite à Nantes, la nomination de M. Aristide Blondeau secrétaire général du ministère des Finances, et enfin les vingt-cinq louis de M. le grand vicaire, furent annoncés au ministre par une lettre à part, toute en chiffres, adressée à M… rue Cherche-Midi, n° 3, dont l’office était de recevoir ces lettres et d’écrire les lettres que Son Excellence voulait faire passer pour être de sa main.

— Nous avons fait maintenant les administrateurs comme on l’entend à Paris, dit Coffe à son compagnon en remontant en voiture.

Deux heures après, au milieu de la nuit, ils rencontrèrent le courrier, qu’ils prièrent d’arrêter. Le courrier se fâcha, fit l’insolent, et bientôt demanda pardon à M. le Commissaire extraordinaire quand Coffe, avec son ton sec, eut fait connaître au courrier le nom du personnage qui lui remettait des dépêches. Il fallut faire procès-verbal du tout[1].

Le troisième jour, à midi, nos voyageurs aperçurent à l’horizon les clochers pointus de Caen, chef-lieu du département de Calvados, où l’on redoutait tant l’élection de M. Mairobert.

— Voilà Caen, dit Coffe.

La gaieté de Leuwen le quitta aussitôt ; et, se tournant vers Coffe avec un grand soupir :

— Je pense tout haut avec vous, mon cher Coffe. J’ai toute honte bue, vous m’avez vu pleurer… Quelle nouvelle infamie vais-je faire ici ?

— Effacez-vous ; bornez-vous à seconder les mesures du préfet ; travaillez moins sérieusement à la chose.

— Ce fut une faute d’aller loger à la préfecture.

— Sans doute, mais cette faute part du sérieux avec lequel vous travaillez et de l’ardeur avec laquelle vous marchez au résultat.

En approchant de Caen, les voyageurs remarquèrent beaucoup de gendarmes sur la route, et certains bourgeois, marchant raide, en redingote, et avec de gros bâtons.

— Si je ne me trompe, voici les assommeurs de la Bourse, dit Coffe.

— Mais a-t-on assommé à la Bourse ? N’est-ce pas la Tribune qui a inventé cela ?

— Pour ma part, j’ai reçu cinq ou six coups de bâton, et la chose aurait mal fini, si je ne me fusse trouvé un grand compas avec lequel je fis mine d’éventrer ces messieurs. Leur digne chef, M. N…[2], était à dix pas de là, à une fenêtre de l’entresol, et criait : « Ce petit homme chauve est un agitateur. » Je me sauvai par la rue des Colonnes.

En arrivant à la porte de Caen, on examina pendant dix minutes les passeports des deux voyageurs, et, comme Leuwen se fâchait, un homme d’un certain âge, grand et fort, et badinant avec un énorme bâton, et qui [se] promenait sous la porte l’envoya faire f… en termes fort clairs.

— Monsieur, je m’appelle Leuwen, maître des requêtes, et je vous regarde comme un plat. Donnez-moi votre nom, si vous l’osez.

— Je m’appelle Lustucru, répondit l’homme au bâton en ricanant et tournant autour de la voiture. Donnez mon nom à votre procureur du roi, monsieur l’homme brave. Si jamais nous nous rencontrons en Suisse, ajouta-t-il à voix basse, vous aurez autant de soufflets et de marques de mépris que vous pouvez désirer pour obtenir de l’avancement de vos chefs.

— Ne prononce jamais le mot honneur, espion déguisé !

— Ma foi, dit Coffe en riant presque, je serais ravi de vous voir un peu bafoué comme je le fus jadis place de la Bourse.

— Au lieu de compas, j’ai des pistolets.

— Vous pouvez tuer impunément ce gendarme déguisé. Il a l’ordre de ne pas se fâcher, et peut-être à Montmirail [ou Waterloo] il était un brave soldat. Aujourd’hui, nous appartenons au même régiment, continua Coffe avec un rire amer ; ne nous fâchons pas.

— Vous êtes cruel, dit Leuwen.

— Je suis vrai quand on m’interroge, c’est à prendre ou à laisser.

Les larmes vinrent aux yeux de Leuwen.

La voiture eut la permission d’entrer en ville. En arrivant à l’auberge, Leuwen prit la main de Coffe.

— Je suis un enfant.

— Non pas, vous êtes un heureux du siècle, comme disent les prédicateurs, et vous n’avez jamais eu de besogne désagréable à faire. [Je ne vous croyais pas si jeune. Où diable avez-vous vécu ? Vous êtes un caillou non uni par les frottements. Aux premières audiences que vous avez données hier, vous étiez comme un poète.]

L’hôte mit beaucoup de mystère à les recevoir : il y avait des appartements prêts, et il n’y en avait pas.

Le fait est que l’hôte fit prévenir la préfecture. Les auberges qui redoutaient les vexations des gendarmes et des agents de police avaient ordre de ne point avoir d’appartements pour les partisans de M. Mairobert.

Le préfet, M. Boucaut, donna l’autorisation de loger MM. Leuwen et Coffe. À peine dans leurs chambres, un monsieur très jeune, fort bien mis, mais évidemment armé de pistolets, vint remettre sans mot dire à Leuwen deux exemplaires d’un petit pamphlet in-18, couvert de papier rouge et fort mal imprimé. C’était la collection de tous les articles ultra-libéraux que M. Boucaut de Séranville avait publiés dans le National, le Globe, le Courrier, et autres journaux libéraux de 1829.

— Ce n’est pas mal, disait Leuwen ; il écrit bien.

— Quelle emphase ! Quelle plate imitation de M. de Chateaubriand ! À tous moments, les mots sont détournés de leur sens naturel, de leur acception commune.

Ces messieurs furent interrompus par un agent de police qui, avec un sourire faux et en faisant force questions, vint leur remettre deux pamphlets in-8o.

— Voilà du luxe ! C’est l’argent des contribuables, dit Coffe. Je parierais que c’est un pamphlet de gouvernement.

— Eh ! parbleu, c’est le nôtre, dit Leuwen, c’est celui que nous avons perdu à Blois ; c’est du Torpet tout pur.

Et ils se remirent à lire les articles qui faisaient briller autrefois dans le Globe le nom de M. Boucaut de Séranville.

— Allons voir ce renégat, dit Leuwen.

— Je ne suis pas d’accord sur les qualités. Il ne croyait pas plus en 1829 les doctrines libérales qu’aujourd’hui les maximes d’ordre, de paix publique, de stabilité. Sous Napoléon, il se fût fait tuer pour être capitaine. Le seul avantage de l’hypocrisie d’alors sur celle d’aujourd’hui, [de 1809 sur celle de 1834, ] c’est que celle en usage sous Napoléon ne pouvait se passer de la bravoure, qualité qui, en temps de guerre, n’admet guère l’hypocrisie.

— Le but était noble et grand.

— Cela était l’affaire de Napoléon. Appelez un cardinal de Richelieu au trône de France, et la platitude du Boucaut, le zèle avec lequel il fait déguiser des gendarmes auront peut-être un but utile. Le malheur de ces pauvres préfets, c’est que leur métier actuel n’exige que les qualités d’un procureur de Basse-Normandie.

— Un procureur de Basse-Normandie reçut l’empire, et le vendit à ses compères.

Ce fut dans ces dispositions hautes et vraiment philosophiques, voyant les Français du XIXe siècle sans haine ni amour et uniquement comme des machines menées par le possesseur du budget, que Leuwen et Coffe entrèrent à la préfecture de Caen.

Un valet de chambre, vêtu avec un soin rare en province, les introduisit dans un salon fort élégant. Des portraits à l’huile de tous les membres de la famille royale ornaient ce cabinet, qui n’eût pas été déplacé dans une des maisons les plus élégantes de Paris.

— Ce renégat va nous faire attendre ici dix minutes. Vu votre grade, le sien, et ses grandes occupations, c’est la règle.

— J’ai justement apporté le pamphlet in-18 composé de ses articles. S’il nous fait attendre plus de cinq minutes, il me trouvera plongé dans la lecture de ses ouvrages.

Ces messieurs se chauffaient près de la cheminée quand Leuwen vit à la pendule que les cinq minutes d’attente sans affectation de la part de l’attendu étaient expirées. Il s’établit dans un fauteuil tournant le dos à la porte, et continua la conversation ayant à la main le pamphlet in-18 couvert de papier rouge.

On entendit un bruit léger, et Leuwen devint tout attention pour son pamphlet. Une porte s’ouvrit, et Coffe, qui tournait le dos à la cheminée et que la rencontre de ces deux fats[3] amusait assez, vit paraître un être exigu, très petit, très mince, fort élégant ; il était dès le matin en pantalon noir collant, avec des bas qui dessinaient la jambe la plus grêle peut-être de son département. À la vue du pamphlet, que Leuwen ne remit dans sa poche que quatre ou cinq mortelles secondes après l’entrée de M. de Séranville, la figure de celui-ci prit une couleur de rouge foncé, couleur de vin. Coffe remarqua que les coins de sa bouche se contractaient.

Coffe trouva que le ton de Leuwen était froid, simple, militaire, un peu goguenard.

« Il est singulier, pensa Coffe, combien l’habit militaire a besoin de peu de temps pour s’incruster dans le caractère du Français qui le porte. Voilà ce bon enfant au fond, qui a été soldat, et quel soldat, pendant dix mois, et toute sa vie sa jambe, son bras, diront : je suis militaire. Il n’est pas étonnant que les Gaulois aient été le peuple le plus brave de l’Antiquité. Le plaisir de porter un signe militaire bouleverse ces êtres-là, mais leur inspire avec la dernière force deux ou trois vertus auxquelles ils ne manquent jamais. »

Pendant ces réflexions philosophiques et peut-être légèrement envieuses, car Coffe était pauvre et y pensait souvent, la conversation entre Leuwen et le préfet s’engageait profondément sur les élections.

Le petit préfet parlait lentement et avec une extrême affectation d’élégance. Mais il était évident qu’il se contenait. En parlant de ses adversaires politiques, ses petits yeux brillaient, sa bouche se contractait sur ses dents.

« Ou je me trompe fort, se dit Coffe, ou voilà une mine atroce. Elle est surtout plaisante, ajouta Coffe, quand il prononce le mot monsieur dans le morceau de phrase monsieur Mairobert qui revenait sans cesse. Il est fort possible que ce soit là un petit fanatique. Il m’a l’air de faire fusiller le Mairobert s’il le tenait à son aise devant une bonne commission militaire comme celle du colonel Caron. Il se peut aussi que la vue du pamphlet rouge ait troublé à fond cette âme politique. (Le préfet venait de dire : Si je suis jamais un homme politique.) Plaisant fat, pensa Coffe, pour être un homme politique. Si le cosaque ne fait pas la conquête de la France, nos hommes politiques seront [des Fox ou des Peel,] des Tom Jones comme Fox, ou des Blifils comme M. Peel, et M. de Séranville sera tout au plus un grand chambellan ou un grand référendaire de la Chambre des pairs. »

Il était évident que M. de Séranville traitait Leuwen très froidement.

« Il le prend pour un rival, se dit Coffe. Cependant, ce petit fat exigu a bien trente-deux ou trente-trois ans. Le Leuwen n’est, ma foi, pas mal : parfaitement froid avec tendance à une ironie polie de fort bonne compagnie ; et l’attention qu’il donne à ses manières pour les rendre sèches et leur ôter le ton d’enjouement de bonne compagnie n’ôte point l’attention qu’il doit à ses idées.

— Vous conviendrait-il, monsieur le préfet, de me confier le bordereau de vos élections ?

M. de Séranville hésita évidemment, et enfin dit :

— Je le sais par cœur, mais je ne l’ai point écrit.

— M. Coffe, mon adjoint dans ma mission…

Leuwen répéta les qualités de Coffe, parce qu’il lui semblait que M. le préfet lui accordait trop peu de part dans son attention.

— … M. Coffe aura peut-être un crayon, et, si vous le permettez, notera les chiffres, si vous avez la bonté de nous les confier.

L’ironie de ces derniers mots ne fut pas perdue pour M. de Séranville. Sa mine fut réellement agitée pendant que Coffe dévissait, avec le sang-froid le plus provocant, l’écritoire du portefeuille en cuir de Russie de M. le maître des requêtes.

« À nous deux, nous mettons ce petit homme sur le gril. Mon affaire à moi est de le retenir le plus longtemps possible dans cette position agréable. »

L’arrangement de l’écritoire, ensuite de la table, prit bien une minute et demie pendant laquelle Leuwen fut de la froideur et du silence les plus parfaits.

« Le fat militaire l’emporte sur le fat civil », se disait Coffe.

Quand il fut enfin commodément arrangé pour écrire :

— S’il vous convient de nous communiquer votre bordereau, nous pouvons en prendre note.

— Certainement, certainement, dit le préfet exigu.

« Répétition vicieuse », pensa l’inexorable Coffe.

Et le préfet dit, mais sans dicter…

« Il y a de l’habitude de diplomate dans cette nuance, se dit Leuwen. Il est moins bourgeois que le Riquebourg, mais réussira-t-il aussi bien ? Toute l’attention que cet être-là donne à la figure qu’il fait dans son salon n’est-elle pas volée à son métier de préfet, de directeur d’élections ? Cette tête étroite, ce front si bas, ont-ils assez de cervelle pour qu’il y en ait à la fois pour la fatuité et pour le métier ? J’en doute. Videbimus infra. »

Leuwen arriva à se rendre le témoignage qu’il était convenable avec ce petit préfet ergoteur, et qu’il donnait l’attention nécessaire à la friponnerie dans laquelle il avait accepté un rôle[4]. Ce fut le premier plaisir que lui donna sa mission, la première compensation à l’affreuse douleur causée par la boue de Blois.

Coffe écrivait pendant que le préfet, immobile et les jambes serrées vis-à-vis de Leuwen, disait :


Électeurs inscrits : 1280
Présents, probablement : 900
M. Gonin, candidat constitutionnel : 400
M. de Mairobert : 500


M. le préfet n’ajouta aucun détail sur les nuances qui formaient ces chiffres totaux : 400 et 500, et Leuwen ne jugea pas convenable de lui demander de nouveau des détails.

M. de Séranville s’excusa de les loger à la préfecture sur les ouvriers qu’il avait et qui l’empêchaient d’offrir les pièces les plus convenables. Il n’invita ces messieurs à dîner que pour le lendemain.

Ces trois messieurs se quittèrent avec une froideur qui ne pouvait pas être plus grande sans devenir marquée.

À peine dans la rue :

— Celui-ci est bien moins ennuyeux que le Riquebourg, dit Leuwen[5] gaiement à Coffe, car la conscience d’avoir bien joué son rôle plaçait pour la première fois sur le second plan l’outrage de Blois.

— Et vous avez été infiniment plus homme d’État, c’est-à-dire insignifiant et donnant dans le lieu commun élégant et vide.

— Aussi en savons-nous beaucoup moins sur les élections de Caen après une conférence d’une grande heure que sur celles de M. de Riquebourg après un quart d’heure, dès que vous l’eûtes fait sortir de ses maudites généralités par vos questions incisives.

M. de Séranville n’admettrait nulle comparaison avec ce bon bourgeois de Riquebourg, qui dissertait sur les comptes de sa cuisinière. Il est bien plus commode, il n’est nullement ridicule, il est bien plus confit en méfiance et méchanceté, comme dirait mon père. Mais je parie qu’il ne fait pas son affaire aussi bien que le préfet du Cher.

— C’est un animal qui a infiniment plus d’apparence que le Riquebourg, dit Coffe, mais il est fort possible qu’à l’user il vaille beaucoup moins.

— J’ai bien retrouvé sur sa figure, surtout quand il parle de M. Mairobert, l’âcreté qui fait la seule vie des articles de littérature compris dans le pamphlet rouge.

— Serait-ce un fanatique sombre qui aurait besoin d’agir, de comploter, de faire sentir son pouvoir aux hommes ? Il aurait mis ce besoin de venin au service de son ambition, comme jadis il l’employait dans la critique des ouvrages littéraires de ses rivaux ?

— Il y a plutôt du sophiste qui aime à parler et à ergoter parce qu’il s’imagine raisonner puissamment. Cet homme serait puissant dans un comité de la Chambre des députés, il serait un Mirabeau pour les notaires de campagne[6].

En sortant de l’hôtel de la Préfecture, ces messieurs apprirent que le courrier de Paris ne partait que le soir. Ils se mirent à parcourir la ville gaiement. Il était évident que quelque chose d’extraordinaire pressait la démarche ordinairement si désoccupée des bourgeois de province.

— Ces gens-ci n’ont point l’air apathique qui leur est normal, dit Leuwen.

— Vous verrez qu’au bout de trente ou quarante ans d’élections le provincial sera moins bête.

Il y avait une collection d’antiquités romaines trouvées à Lillebonne. Ces messieurs perdaient leur temps à discuter avec le custode l’antiquité d’une chimère étrusque tellement verdie par le temps que la forme en était presque perdue. Le custode, d’après son bibliothécaire, la faisait âgée de 2.700 ans, quand nos voyageurs furent abordés par un monsieur très poli.

— Ces messieurs voudront-ils bien me pardonner si je leur adresse la parole sans être connu ? Je suis le valet de chambre du général Fari, qui attend ces messieurs depuis une heure à leur auberge et qui les prie d’agréer ses excuses de ce qu’il les fait avertir. Mais le général Fari m’a chargé de dire à ces messieurs ces propres mots : Le temps presse.

— Nous vous suivons, dit Leuwen. Voilà un valet de chambre qui me fait envie.

— Voyons si nous pourrons dire : Tel valet, tel maître. Dans le fait, nous étions un peu enfants d’examiner des antiquités, tandis que nous sommes chargés de construire le présent. Peut-être que dans notre conduite il y avait un peu d’aigreur contre la fatuité administrative du Séranville. Votre fatuité militaire, si vous me permettez le mot, a complètement battu la sienne.

Ces messieurs trouvèrent la porte de leur auberge suffisamment garnie de gendarmes, et dans leur salon un homme de cinquante ans, à figure rouge ; il avait l’air un peu paysan, mais ses yeux étaient animés et doux, et ses manières ne démentaient pas ce que promettait son regard. C’était le général Fari, commandant la division. Avec des façons un peu communes d’un homme qui avait été simple dragon pendant cinq ans, il était difficile d’avoir plus de véritable politesse et, à ce qu’il paraît, d’entendre mieux les affaires. Coffe fut étonné de le trouver absolument pur de fatuité militaire, ses bras et ses jambes remuaient comme ceux d’un homme d’esprit ordinaire. Son zèle pour faire élire M. Gonin, pamphlétaire employé par le gouvernement, et pour éloigner M. Mairobert n’avait aucune nuance de méchanceté ni même d’animosité. Il parlait de M. Mairobert comme il aurait fait d’un général prussien commandant la ville qu’il assiégeait. Le général Fari parlait avec beaucoup d’égards de tout le monde, et même du préfet ; toutefois, il était évident qu’il n’était point infidèle à la règle qui fait du général l’ennemi naturel et instinctif du préfet qui fait tout dans le pays, tandis que le général n’a à vexer qu’une douzaine d’officiers supérieurs au plus.

À peine le général Fari avait-il reçu la lettre du ministre, que Leuwen lui avait envoyée en arrivant, qu’il l’avait cherché.

— Mais vous étiez à la préfecture. Je vous l’avouerai, messieurs, je tremble pour notre élection. Les 500 votants pour M. Mairobert sont énergiques, pleins de conviction, ils peuvent faire des prosélytes. Nos 400 votants sont silencieux, tristes. Je trancherai le mot avec vous, messieurs, car nous sommes au moment de la bataille, et tous les vains ménagements peuvent compromettre la chose, je trouve nos bons électeurs honteux de leur rôle. Ce diable de M. Mairobert est le plus honnête homme du monde, riche, obligeant. Il n’a jamais été en colère qu’une fois dans sa vie, et encore poussé à bout par le pamphlet noir…

— Quel pamphlet ? dit Leuwen.

— Quoi ! monsieur, M. le préfet ne vous a pas remis un pamphlet couvert de papier de deuil ?

— Vous m’en donnez la première nouvelle, et je vous serais vraiment obligé, général, si vous pouvez me le procurer.

— Le voici.

— Comment ! C’est le pamphlet du préfet. N’a-t-il pas eu ordre par le télégraphe de n’en pas laisser sortir un exemplaire de chez son imprimeur ?

— M. de Séranville a pris sur lui de ne pas obéir à cet ordre. Ce pamphlet est peut-être un peu dur, il circule depuis avant-hier, et, je ne puis vous le dissimuler, messieurs, il produit l’effet le plus déplorable. Du moins, telle est ma façon de voir les choses.

Leuwen, qui ne l’avait vu que manuscrit dans le cabinet du ministre, le parcourait rapidement. Et comme un manuscrit est toujours obscur, les traits de satire et même de calomnie contre M. Mairobert lui semblaient cent fois plus forts.

« Grand Dieu ! » disait Leuwen en lisant ; et l’accent était plus celui de l’honnête homme froissé que celui du commissaire aux élections choqué d’une fausse manœuvre.

— Grand Dieu ! dit-il enfin. Et l’élection se fait après-demain ! Et M. Mairobert est généralement estimé en ce pays ! Ceci décidera à agir les honnêtes gens indolents, et même les timides.

— Je crains bien, dit le général, que ce pamphlet ne lui donne quarante voix de cette espèce. Il n’y a qu’une façon de voir sur son compte. Si le gouvernement du roi ne l’éloignait pas, il aurait toutes les voix moins la sienne et celle de douze ou quinze jésuites enragés.

— Mais au moins il sera avare ? dit Leuwen. On l’accuse ici de gagner ses procès en donnant à dîner aux juges du tribunal de première instance.

— C’est l’homme le plus généreux. Il a des procès, car enfin nous sommes en Normandie, dit le général en souriant, il les gagne parce que c’est un homme d’un caractère ferme, mais tout le département sait qu’il n’y a pas deux ans il a rendu comme aumône à une veuve la somme qu’elle avait été condamnée à lui payer à la suite d’un procès injuste commencé par son mari. M. Mairobert a plus de 60.000 livres de rente, et chaque année presque il fait des héritages de douze ou quinze mille livres de rente. Il a sept à huit oncles, tous riches et non mariés. Il n’est point niais comme la plupart des hommes bienfaisants. Il y a peut-être quarante fermiers dans le pays auxquels il double les bénéfices qu’ils font. C’est pour accoutumer, dit-il, les fermiers à tenir des livres comme les commerçants, chose sans laquelle, dit-il, il n’y a point d’agriculture. Le fermier prouve à M. Mairobert que, ses enfants, sa femme et lui entretenus, il a gagné 500 francs cette année ; M. Mairobert lui remet une somme pareille de 500 francs, remboursable sans intérêts dans dix ans. À cent petits industriels peut-être il donne la moitié ou le tiers de leurs bénéfices. Comme conseiller de préfecture provisoire, il a mené la préfecture et a tout fait en 1814 pendant la présence des étrangers. Il a tenu tête à un colonel insolent et l’a chassé de la préfecture le pistolet à la main. Enfin, c’est un homme complet.

— M. de Séranville ne m’a pas dit le plus petit mot de tout cela.

Il parcourut encore quelques phrases du pamphlet.

— Grand Dieu ! ce pamphlet nous perd. Et les bras lui tombèrent. Vous avez bien raison, général, nous sommes au commencement d’une bataille qui peut devenir une déroute. Quoique M. Coffe et moi n’ayons pas l’honneur d’être connus de vous, nous vous demandons une confiance entière pendant les trois jours qui nous restent encore jusqu’au scrutin définitif, qui décidera entre M. Mairobert et le gouvernement. Je puis disposer de cent mille écus, j’ai sept à huit places à donner, je puis demander par le télégraphe autant de destitutions pour le moins. Voici, général, mes instructions particulières, que je me suis faites à moi-même, et que je ne confie qu’à vous.

Le général Fari les lut lentement et avec une attention marquée.

— M. Leuwen, dit-il ensuite, dans ce qui regarde les élections je n’aurai pas de secrets pour vous, comme vous n’en avez pas pour moi. Il est trop tard. Si vous fussiez venu il y a deux mois, si M. le préfet avait consenti à écrire moins et à parler davantage, peut-être eussions-nous pu gagner les gens timides. Tout ce qui est riche ici n’apprécie pas convenablement le gouvernement du Roi, mais a une peur effroyable de la république. Néron, Caligula, le diable, régnerait, qu’on le soutiendrait par peur de la république, qui ne veut pas nous gouverner selon nos penchants actuels, mais qui prétend nous repétrir, et ce remaniement du caractère français exige des Carrier et des Joseph Le Bon. Nous sommes donc sûrs de 300 voix de gens riches ; nous en aurions 350, mais il faut calculer sur 30 jésuites et sur 15 ou 20 propriétaires, jeunes gens poitrinaires ou vieillards de bonne foi, qui voteront d’après les ordres de M. l’évêque, qui lui-même s’entend avec le comité de Henri V.

Nous avons dans le département 33 ou 34 républicains décidés. S’il s’agissait de voter entre la monarchie et la république, nous aurions, sur 900 voix, 860 contre 40. Mais on voudrait que la Tribune n’en fût pas à son cent quatrième procès, et surtout que le gouvernement du roi n’humiliât pas la nation à l’égard des étrangers. De là les 500 voix qu’espèrent les partisans de M. Mairobert.

Je pensais, il y a deux mois, que M. Mairobert n’aurait pas plus de 350 à 380 voix inattaquables. Je supposais que dans sa tournée électorale M. le préfet gagnerait 100 voix indécises, surtout dans le canton de R…, qui a le plus pressant besoin d’une grande route débouchant à D… Le préfet n’a aucune influence personnelle. Il parle trop bien et manque de rondeur apparente ; il est incapable de séduire un Bas-Normand par une conversation d’une demi-heure. Il est terrible même avec ses commissaires de police, qui sont pourtant à plat ventre devant lui. L’un d’eux, un misérable digne [du bagne], où peut-être il a été, M. de Saint-…, s’est fâché il y a un mois, et, dans des termes que vous me dispenserez de répéter, a dit son fait au préfet et le lui a prouvé. Voyant bien qu’il n’avait aucune influence personnelle, M. de Séranville s’est jeté dans le système des circulaires et des lettres menaçantes aux maires. Selon moi (à la vérité je n’ai jamais administré, je n’ai que commandé, et je me soumets aux lumières des plus expérimentés), mais enfin, selon moi, M. de Séranville, qui écrit fort bien, a abusé de la lettre administrative. Je connais plus de quarante maires, dont je puis fournir la liste au ministre, que ces menaces continuelles ont cabré.

Eh bien ! que peut-il arriver après tout ? disent-ils. Il ratera son élection. Eh bien ! tant mieux : il sera déplacé et nous en serons délivrés. Nous ne pouvons pas avoir pis.

M. Bordier, un maire timide de la grande commune de N…, qui a neuf électeurs, a été tellement épouvanté par les lettres du préfet et la nature des renseignements qu’on lui demandait, qu’il a prétendu avoir la goutte. Depuis cinq jours, il ne sort plus de chez lui, et fait dire qu’il est au lit. Mais dimanche, à six heures du matin, au petit jour, il est sorti pour aller à la messe.

Enfin, dans sa tournée électorale, M. le préfet a fait peur à quinze ou vingt électeurs timides, et en a cabré cent au moins qui, réunis aux 360 que je regarde comme inébranlables, gens qui veulent un roi soliveau gouvernant recta d’après la Charte, font bien un total de 460. C’est là le chiffre de M. Mairobert, c’est une bien petite majorité, 10 seulement.

Le général, Leuwen et Coffe raisonnèrent longtemps sur ces chiffres, qu’on retourna de toutes les façons. On arrivait toujours pour M. Mairobert à 450 au moins, une seule voix de plus donnant la majorité dans un collège de 900.

— Mais Mgr l’évêque doit avoir un grand vicaire favori. Si l’on donnait 10.000 francs à ce grand-vicaire ?…

— Il a de l’aisance et veut devenir évêque. D’ailleurs, il ne serait peut-être pas impossible qu’il fût honnête homme. Ça s’est vu.

  1. Dire cela, mais en passant, non exprès pour instruire le lecteur. Le lecteur sait tout.
  2. Modèle : M. d’Argout.
  3. Mot trop sévère pour Leuwen, mais dans le caractère de Coffe.
  4. Peut-être cette page le fait-elle trop profond, le vieillit-elle trop ?
  5. Il est ridicule aux yeux d’un homme qui serait Molière, Shakspeare et le cardinal de Retz. Mais qui n’est pas ridicule aux yeux d’une majorité suffisante, qui n’est pas susceptible de la faire rire ne peut être appelé ridicule
  6. Cela est bien profond pour Leuwen.