Lucien Leuwen (ed. Martineau)/Chapitre 52

Texte établi par Henri MartineauLe Divan (Volume IIIp. 123-158).


CHAPITRE LII


Ma foi, il fait soleil, dit Leuwen à Coffe aussitôt que le général Fari fut sorti ; il n’est qu’une heure et demie après midi, j’ai envie de faire une dépêche télégraphique au ministre. Il vaut mieux qu’il sache la vérité.

— Vous servez lui, et vous desservez vous. Ce n’est pas un moyen de faire votre cour. Cette vérité est amère. Et que pensera-t-on de vous à la cour si après tout M. Mairobert n’est pas nommé ?

— Ma foi, c’est assez d’être un coquin au fond, je ne veux pas l’être dans la forme. J’en agis avec M. de Vaize comme je voudrais qu’on en agît avec moi.

Il écrivit la dépêche, Coffe l’approuva en lui faisant ôter trois mots qu’il remplaça par un seul.

Leuwen sortit seul pour aller à la préfecture, et monta au bureau du télégraphe. Il fit lire par M. Lamorte, le directeur du télégraphe, l’article qui le concernait, et le pria de transmettre sa dépêche sans délai. Le directeur parut embarrassé, fit des phrases.

Leuwen, qui regardait sa montre à chaque instant, craignait les brumes dans une journée d’hiver ; il finit par parler clairement et fortement. Le commis lui insinua qu’il ferait bien de voir le préfet.

Le préfet parut fort contrarié, relut plusieurs fois les pouvoirs de Leuwen, et au total imita son commis. Leuwen, impatienté d’avoir perdu trois quarts d’heure, dit enfin :

— Daignez, monsieur, m’accorder un mot de réponse claire.

— Monsieur, je tâche d’être toujours clair, répondit le préfet, fort piqué.

— Vous convient-il, monsieur, de faire passer ma dépêche ?

— Il me semble, monsieur, que je pourrais voir cette dépêche…

— Vous vous écartez, monsieur, de la clarté qu’après trois quarts d’heure perdus vous m’aviez fait espérer.

— Il me semble, monsieur, que cette qualification pourrait se rapprocher peut-être un peu plus du ton…

Le préfet pâlit.

— Monsieur, je n’admets plus de périphrases. La journée s’avance, de votre part différer la réponse c’est me la donner négative, tout en n’osant pas me dire non.

— En n’osant pas, monsieur !…

— Voulez-vous, monsieur, ou ne voulez-vous pas faire passer ma dépêche ?

— Eh bien ! monsieur, jusqu’à ce moment c’est moi qui suis préfet du Calvados, et je vous réponds : Non.

Ce non fut dit avec la rage d’un pédant outragé.

— Monsieur, je vais avoir l’honneur de vous faire ma question par écrit. J’espère que vous oserez me répondre par écrit aussi, et je vais envoyer un courrier au ministre.

— Un courrier ! un courrier ! Vous n’aurez ni chevaux, ni courrier, ni passeport. Savez-vous, monsieur, qu’au pont de *** il y a ordre de ne laisser rien passer sans passeport signé de moi, et encore avec un signe particulier ?

— Eh bien ! monsieur le préfet, dit Leuwen en mettant un intervalle fort marqué entre chacun de ses mots, il n’y a plus de gouvernement possible du moment que vous n’obéissez pas au ministre de l’Intérieur. J’ai des ordres pour le général, et je vais lui demander de vous faire arrêter.

— Me faire arrêter, morbleu !

Et le petit préfet se lança sur Leuwen, qui prit une chaise et l’arrêta à trois pas de distance.

— Monsieur le préfet, avec ces façons-là vous serez battu et puis arrêté. Je ne sais pas si vous serez content.

— Monsieur, vous êtes un insolent, et vous me rendrez raison.

— Vous auriez bon besoin, monsieur, que je vous rendisse la raison. Pour le présent, je me bornerai à vous dire que mon mépris pour vous est complet ; mais je ne vous accorderai l’honneur de tirer l’épée avec moi que le lendemain de l’élection de M. Mairobert. Je vais, monsieur, avoir l’honneur de vous écrire ; en même temps j’irai faire part de mes instructions au général.

Ce mot parut mettre le préfet tout à fait hors de lui.

— Si le général obéit, comme je n’en doute pas, aux ordres du ministre de la Guerre, vous serez arrêté, et moi mis par force en possession du télégraphe. Si le général ne pense pas devoir me prêter main-forte, je vous laisse, monsieur, tout l’honneur de faire élire M. Mairobert, et je pars pour Paris. Je passerai au pont de ***, et d’ailleurs serai toujours prêt, à Paris comme ici, à vous renouveler l’hommage de mon mépris pour vos talents comme pour votre caractère. Adieu, monsieur.

Comme Leuwen s’en allait, on frappa violemment à la porte qu’il allait ouvrir et dont M. de Séranville avait poussé le verrou aux premières paroles un peu trop acerbes de leur conversation. Leuwen ouvrit la porte.

— Dépêche télégraphique, dit M. Lamorte, le même directeur du télégraphe qui venait de faire perdre une demi-heure à Leuwen.

— Donnez, dit le préfet avec la hauteur la plus dépourvue de politesse.

Le malheureux directeur restait pétrifié. Il connaissait le préfet pour un homme violent et n’oubliant jamais de se venger.

— Donnez donc, morbleu ! dit le préfet.

— La dépêche est pour M. Leuwen, dit le directeur du télégraphe d’une voix éteinte.

— Eh bien ! monsieur, vous êtes préfet, dit M. de Séranville avec un rire amer et en montrant les dents. Je vous cède la place. »

Et il sortit en poussant la porte de façon à ébranler tout le cabinet.

« Il a la mine d’une bête féroce », pensa Leuwen

— Voulez-vous, monsieur, me communiquer cette terrible dépêche ?

— La voici, monsieur. Mais M. le préfet me dénoncera. Veuillez me soutenir.

Leuwen lut :

« M. Leuwen aura la direction supérieure des élections. Supprimer le pamphlet absolument. M. Leuwen répondra au moment même. »

— Voici ma réponse, dit Leuwen :

« Tout va au plus mal. M. Mairobert a dix voix de majorité au moins. Je me querelle avec le préfet. »

— Expédiez ceci, dit Leuwen au directeur après avoir écrit ces trois lignes, qu’il lui remit. Je vous le dis à regret, monsieur, mais les circonstances sont graves. Je ne voudrais pas blesser votre délicatesse, mais, dans votre intérêt, je vous avertis que si cette dépêche ne parvient pas ce soir à Paris, ou si âme qui vive en a connaissance ici, je demande votre changement par le télégraphe de demain.

— Ah ! monsieur, mon zèle et ma discrétion…

— Je vous jugerai demain. Allez, monsieur, et ne perdez pas de temps.

Le directeur du télégraphe sortit, Leuwen regarda autour de lui, et après une seconde partit d’un éclat de rire. Il se trouvait seul vis-à-vis de la table du préfet, il y avait là son mouchoir, sa tabatière ouverte, tous ses papiers étalés.

« Je suis exactement comme un voleur… Sans vanité, j’ai plus de sang-froid que ce petit pédant. »

Il alla ouvrir la porte, appela un huissier qu’il fit rester à la porte toujours ouverte, et se mit à écrire sur la table du préfet, mais du côté opposé à la cheminée pour s’ôter autant que possible l’apparence de lire les papiers étalés. Il écrivit à M. de Séranville :

« Si vous m’en croyez, monsieur, jusqu’au lendemain des élections nous regarderons ce qui a eu lieu depuis une heure comme non avenu. Pour ma part, je ne ferai confidence de cette scène désagréable à personne de la ville,

« Je suis, etc.

« Leuwen. »

Leuwen prit une feuille de grand papier officiel et écrivit :

« Monsieur le préfet,

« Dans deux heures, à sept heures du soir, j’envoie un courrier à Son Excellence M. le ministre de l’Intérieur. J’ai l’honneur de vous demander un passeport, que je vous supplie de me faire parvenir avant six heures et demie. Il serait convenable d’y apposer les signes nécessaires pour que le courrier ne soit pas retardé au pont de ***. Mon courrier, en sortant de chez moi avec mes lettres, passera à la préfecture pour prendre les vôtres et galopera vers Paris.

« Je suis, etc.

« Leuwen. »

Leuwen fit approcher l’huissier qui, debout près de la porte, était pâle comme un mort. Il cacheta les deux lettres.

— Remettez ces deux lettres à M. le préfet.

— Est-ce que M. de Séranville est encore préfet ? dit l’huissier.

— Remettez ces lettres à M. le préfet.

Et Leuwen quitta la préfecture avec beaucoup de froideur et de dignité.

— Ma foi, vous avez agi comme un enfant, dit Coffe quand Leuwen lui raconta la menace d’arrêter le préfet.

— Je ne pense pas. D’abord, je n’étais pas précisément en colère, j’ai eu le temps de réfléchir un peu à ce que j’allais faire. S’il y a un moyen au monde d’empêcher l’élection de M. Mairobert, c’est le départ de M. de Séranville et son remplacement provisoire par un conseiller de préfecture. Le ministre m’a dit qu’il donnerait 500.000 francs pour n’avoir pas M. Mairobert vis-à-vis de lui à la Chambre. Pesez ce mot, l’argent résume tout maintenant.

Le général arriva.

— Je viens vous communiquer mes rapports.

— Général, voulez-vous partager mon dîner d’auberge ? Je vais envoyer un courrier, je désire vous prier de corriger ce que je dirai sur l’état des esprits. Il vaut mieux, ce me semble, que le ministre sache la vérité.

Le général regarda Leuwen d’un air assez étonné et qui semblait dire :

« Vous êtes bien jeune, ou vous vous jouez bien légèrement de votre avenir[1]. »

Il dit enfin froidement :

— Vous verrez, monsieur, qu’à Paris ils ne voudront pas voir la vérité.

— Voici, dit Leuwen, une dépêche télégraphique que je viens de recevoir. J’ai dit dans la réponse : « M. Mairobert a une majorité de dix voix au moins, tout va au plus mal. »

On servit le dîner. M. Coffe dit qu’avec ses dépêches dans la tête il lui était impossible de manger, et qu’il aimait mieux aller écrire les lettres et dîner ensuite.

— Nous avons encore le temps, avant votre courrier, dit le général, d’entendre deux commissaires de police et l’officier qui me seconde pour tout ce qui regarde les élections. Je puis me tromper, je ne voudrais pas que vous ne vissiez les choses qu’absolument par mes yeux.

À ce moment, on annonça M. le président Donis d’Angel.

— Quel homme est-ce ?

— C’est un bavard insupportable, expliquant longuement ce dont on n’a que faire, et sautant à pieds joints les choses difficiles. D’ailleurs, nageant entre deux eaux. Beaucoup de relations avec les prêtres qui, dans ce département, sont fort hostiles. Il vous fera perdre un temps précieux. Or, il faut vingt-sept heures à votre courrier pour aller d’ici à Paris, et il me semble que vous ne sauriez l’expédier trop tôt, si toutefois vous voulez en expédier un, ce que je serais loin de conseiller. Mais ce que je vous conseille fort résolument, c’est de renvoyer M. le président Donis d’Angel à ce soir dix heures ou à demain matin.

Ainsi fut fait. Malgré la sincérité et la probité des deux interlocuteurs, le dîner fut triste, sérieux et court. Au dessert parurent deux commissaires de police et ensuite un petit capitaine nommé Ménière, aussi madré qu’eux au moins, et qui prétendait bien gagner la croix par cette élection.

« Ce sont là nos actions d’éclat », dit-il à Leuwen.

Enfin à sept heures et demie, le courrier galopa, portant à M. le comte de Vaize le bordereau de l’élection et trente pages de détails explicatifs. Dans une lettre à part, Leuwen donnait au ministre le narré exact de sa dispute avec le préfet. Leuwen rapportait le dialogue avec la dernière exactitude et comme s’il eût été écrit par un sténographe.

À neuf heures, le général revint chez Leuwen, lui apportant de nouveaux rapports reçus du canton de Risset. Il l’avertit ensuite que dès six heures le préfet avait fait partir un courrier pour Paris, lequel avait par conséquent une avance d’une heure et demie sur celui de Leuwen. Le général fit entendre que probablement le dernier courrier ne désirait pas bien vivement atteindre son camarade.

— Vous conviendrait-il, général, de m’accompagner demain matin chez les cinquante citoyens les plus recommandables de la ville ? Cette démarche peut être tournée en ridicule, mais si elle nous fait gagner seulement deux voix, c’est un succès.

— C’est avec beaucoup de plaisir que je vous accompagnerai partout, monsieur ; mais le préfet…

Après avoir longuement discuté sur les moyens de ménager la vanité maladive de ce fonctionnaire éminent, il fut convenu que le général et Leuwen lui écriraient chacun de leur côté. Le général Fari avait un zèle franc et actif. On écrivit sur-le-champ, et le valet de chambre du général porta les deux lettres à la préfecture. Le préfet fit entrer le valet de chambre et le questionna beaucoup ; cette union de Leuwen et du général le mettait au désespoir. Il répondit par écrit aux deux lettres qu’il était indisposé et au lit.

Les visites du lendemain convenues, on arrêta la liste des visités. Le petit capitaine Ménière fut appelé de nouveau et passa dans une chambre voisine pour dicter à Coffe un mot sur chacun de ces messieurs à visiter le lendemain. Le général et Leuwen se promenaient en silence, cherchant quelque moyen de sortir d’embarras.

— Le ministre ne peut plus nous être d’aucun secours : il est trop tard.

Et le silence continuait.

— Sans doute, mon général, à l’armée vous avez souvent hasardé de faire charger un régiment quand la bataille était perdue aux trois quarts. Nous sommes dans le même cas, que pouvons-nous perdre ? D’après ces derniers rapports du canton de Risset, il n’y a plus d’espoir. Plus de vingt de nos amis voteront pour M. Mairobert uniquement pour se débarrasser du préfet de Séranville. Dans cet état désespéré, n’y aurait-il pas moyen de faire une démarche auprès du chef du parti légitimiste, M. Le Canu ?

Le général s’arrêta tout court au milieu du salon. Leuwen continua :

— Je lui dirais : « Je ferai nommer celui de vos électeurs que vous me désignerez ; je lui donne les trois cent quarante voix du gouvernement. Pouvez-vous ou voulez-vous envoyer des courriers à cent gentilshommes campagnards ? Avec ces cent voix et les nôtres nous excluons M. Mairobert. » Que nous fait, général, un légitimiste de plus dans la Chambre ? D’abord, il y a cent à parier contre un que ce sera un imbécile muet ou un ennuyeux que personne n’écoutera. Eût-il le talent de M. Berryer, ce parti n’est pas dangereux, il ne représente que lui-même, cent ou cent cinquante mille Français riches tout au plus. Si j’ai bien compris le ministre, mieux vaut dix légitimistes qu’un seul Mairobert, qui serait le représentant de tous les petits propriétaires des quatre départements de la Normandie.

Le général se promena longtemps sans rien répondre.

— C’est une idée, dit-il enfin, mais elle est bien dangereuse pour vous. Le ministre, qui est à quatre-vingts lieues du champ de bataille, vous blâmera. Quand il ne réussit pas, un ministre est trop heureux de trouver quelqu’un à blâmer et une démarche décisive à laquelle il puisse s’en prendre. Je ne vous demande pas, monsieur, quels sont vos rapports avec M. le comte de Vaize…, mais enfin, monsieur, j’ai soixante et un ans, je pourrais être votre père… Permettez-moi d’aller jusqu’au bout de ma pensée… Fussiez-vous le fils du ministre, ce parti extrême que vous proposez serait dangereux pour vous. Quant à moi, monsieur, ceci n’est pas une action de guerre et mon rôle est de rester en seconde, et même en troisième ligne.

Je ne suis pas fils du ministre, ajouta le général en souriant, et vous m’obligerez en évitant de dire que vous m’avez parlé de ce projet d’union avec les légitimistes. Si cette élection tourne mal, il y aura quelqu’un de sévèrement blâmé, et j’aimerais autant rester dans la demi-teinte.

[Leuwen pensa : « Le ministre, avant de me faire des instructions, lui qui a été préfet de deux ou trois départements, qui a fait des élections, qui enfin sait à la fois ce qui se passe en province et ce que l’on veut au Château, au lieu de cela il m’a dit : Faites vos instructions, moi qui débute dans la carrière. Serait-ce peur de se compromettre ? voudrait-il me compromettre ? » ]

— Je vous donne ma parole que personne ne saura jamais que je vous ai parlé de cette idée, et j’aurai l’honneur de vous remettre avant votre sortie d’ici une lettre qui le prouve. Quant à l’intérêt que vous daignez prendre à ma jeunesse, mes remerciements sont sincères comme votre bienveillance, mais je vous avouerai que je ne cherche que le succès de l’élection. Toutes les considérations personnelles sont secondaires pour moi, je désirerais ne pas employer le moyen acerbe des destitutions, je ne veux pas employer de moyens infâmes, du reste je sacrifie tout pour arriver au succès. Malheureusement, il n’y a pas dix heures que je suis à Caen, je n’y connais personne absolument, et le préfet me traite en rival et non en aide. Si M. de Vaize veut être juste, il considérera tout cela. Mais je ne me pardonnerais pas de me faire de mes craintes sur sa manière de voir un prétexte pour ne pas agir. Ce serait à mes yeux la pire des platitudes.

Cela posé, et vous, mon général, restant entièrement étranger à la singulière mesure que je propose dans ce cas désespéré, ce qui sera prouvé par la lettre que je vais avoir l’honneur de vous adresser, voulez-vous me donner des avis, vous qui connaissez le pays, ou me forcerez-vous à me livrer uniquement à ces deux commissaires de police, sans doute disposés à me vendre au parti légitimiste tout comme au parti républicain ?

— Le plan de campagne arrêté sans ma participation, vous me dites : « Général, je veux me réunir au parti légitimiste, mon mandataire préfère avoir à la Chambre un légitimiste fanatique ou adroit, et ne pas avoir M. Mairobert. » Je ne vous dis ni oui ni non, attendu que ce n’est pas là une action de guerre ou de rébellion. Je ne vous fais pas observer l’effet terrible de cette mesure dans le pays limitrophe de la Vendée, et où le moindre noblillon ne veut pas admettre dans son salon le premier fonctionnaire du département. Ceci bien entendu et convenu, vous me dites : « Monsieur, je suis neuf dans le pays, pilotez-moi. » Est-ce là ce que vous aurez la bonté de m’écrire ?

— Parfaitement, c’est bien ainsi que je l’entends.

— Je vous réponds, monsieur le maître des requêtes : « Je ne puis pas avoir d’opinion sur la mesure que vous prenez, mais si pour son exécution, dont à vous seul appartient la responsabilité, vous me faites des questions, je suis prêt à répondre.

— Mon général, je vais écrire le dialogue que nous venons d’avoir ensemble, je le signerai et vous le remettrai.

— Nous en ferons deux copies, comme pour une capitulation.

— Convenu. Quels sont donc les moyens d’exécution ? Comment puis-je parvenir à M. Le Canu sans l’effrayer ?

Le général Fari réfléchit quelques minutes.

— Vous ferez appeler le président Donis d’Angel, ce bavard impitoyable, lequel ferait pendre son père pour avoir la croix. Il va venir ici, vous n’aurez pas à le faire appeler. Je vous conseillerais de lui faire lire vos instructions, de lui faire remarquer que le ministre a une telle confiance en vous qu’il vous a chargé de faire vous-même vos instructions, etc., etc. Une fois que Donis d’Angel, qui n’est pas mal méfiant, vous croira bien avec le ministre, il n’aura rien à vous refuser. Il l’a bien montré dans le dernier procès pour délit de presse, où il a fait preuve d’une si insigne mauvaise foi[2] qu’il s’est fait huer des petits garçons de la ville.

Au reste, vous avez à lui demander peu de chose : c’est uniquement de vous mettre en rapport avec M. l’abbé Donis-Disjonval, son oncle, vieillard calme, discret, et point trop imbécile pour son âge. Si le président parle comme il faut à son oncle Disjonval, celui-ci vous fera obtenir une audience de M. Le Canu. Mais où et comment ? [C’est] en vérité ce que je ne puis deviner. Prenez garde au piège. Le Canu voudra-t-il vous voir ? C’est ce que je ne puis non plus vous dire.

— Le parti légitimiste n’a-t-il pas un sous-chef ?

— Sans doute, le marquis de Bron, mais qui se garderait bien de faire la moindre chose d’importance sans l’attache de M. Le Canu. Vous trouverez en celui-ci un petit blond, sans barbe, de soixante-six à soixante-sept ans et qui, à tort ou à raison, passe pour l’homme le plus fin de toute la Normandie. En 1792, il fut patriote furibond. Ainsi, c’est un renégat, ce qui fait la pire espèce de coquin. Ces messieurs croient n’en jamais faire assez. Il a le ton très doux, enfin c’est Machiavel en personne. Un jour, ne m’a-t-il pas fait proposer d’être mon confesseur ? Il prétendait que par la reine il me ferait nommer grand officier de la Légion d’honneur.

— Je me confesserai à lui en effet. Je serai d’une entière franchise.

Après avoir parlé longtemps de MM. Donis-Disjonval et Le Canu :

— Et le préfet ? dit le général Fari. Comment vous arrangerez-vous avec lui ? Comment pourrez-vous donner les 320 voix du gouvernement à M. Le Canu ?

— Je demanderai un ordre par le télégraphe, je persuaderai le préfet. Si je n’ai ni l’un ni l’autre, je partirai, et de Paris j’enverrai quelque argent à ces deux intermédiaires, Disjonval et Le Canu, pour des messes.

— Cela est scabreux, dit le général.

— Mais notre défaite est sûre.

Leuwen se faisait répéter pour la seconde fois tout ce qu’il devait savoir. En dix heures de temps, il avait vu passer devant lui deux ou trois cents noms propres. Il avait insulté, assuré de son mépris un homme qu’il n’avait jamais vu, il faisait maintenant son confident intime d’un autre homme qu’il n’avait jamais vu, il allait probablement traiter d’affaires le lendemain matin avec l’homme le plus fin de la Normandie.

Coffe lui disait toujours : « Vous confondrez les noms et les qualités. »

Le président Donis se fit annoncer ; c’était un homme maigre qui avait une tête à traits carrés, de beaux yeux noirs, des cheveux blancs assez rares, des favoris très blancs, et d’énormes boucles d’or à ses souliers. Il n’eût pas été mal, mais il souriait constamment et avec un air qui jouait la franchise. C’est la plus impatientante des espèces de faussetés. Mais Leuwen se contint.

« Ce n’est pas pour rien que je suis en Normandie, pensa-t-il. Il y a à parier que le père de cet homme était un simple paysan. »

— Monsieur le président, dit Leuwen, je désire d’abord vous donner une connaissance complète de mes instructions.

Leuwen parla de sa façon d’être avec le ministre, des millions de son père, et ensuite, d’après le conseil du général, il permit au président de parler seul trois grands quarts d’heure.

« Aussi bien, pensa Leuwen, je n’ai plus rien à faire ce soir. »

Quand le président fut tout à fait las et eut insinué de cinq ou six façons différentes ses droits évidents à la croix, que c’était le gouvernement qui se faisait tort à soi-même, et non à lui, président, en ne lui accordant pas une distinction que de jeunes substituts de trois ans de toge avaient obtenue, etc., etc., etc., Leuwen parla à son tour.

— Le ministère sait tout, vos droits sont connus. J’ai besoin que vous me présentiez demain, à sept heures, à M. votre oncle, l’abbé Donis-Disjonval. Je désire que M. Donis-Disjonval me procure une entrevue avec M. Le Canu.

À cette étrange communication, le président pâlit beaucoup.

« Ses joues sont presque de la couleur de ses favoris », pensa Leuwen.

— Du reste, continua-t-il, j’ai ordre d’indemniser largement les amis du gouvernement des frais que je puis leur occasionner. Mais le temps presse. Je donnerais cent louis pour voir M. Le Canu une heure plus tôt.

« En prodiguant l’argent, pensa Leuwen, je vais donner une haute idée à cet homme du degré de confiance que Son Excellence le ministre daigne m’accorder. »

Nous sautons vingt feuilles du récit original, nous épargnons au lecteur les mièvreries d’un juge de province qui veut avoir la croix. Nous craindrions la reproduction de la sensation que les protestations de zèle et de dévouement du président produisirent chez Leuwen : le dégoût moral alla presque jusqu’au mal de cœur physique.

« Malheureuse France ! pensait-il. Je ne pensais pas que les juges en fussent là. Cet homme ne se fait pas la moindre violence. Quel aplomb de coquinerie ! Cet homme-là ferait tout au monde. »

Une idée illumina tout à coup Leuwen ; il dit au président :

— Dernièrement, votre cour a fait gagner tous leurs procès aux anarchistes, aux républicains…

— Hélas ! je le sais bien, dit le président en l’interrompant, les larmes presque aux yeux et du ton le plus piteux. Son Excellence le ministre de la justice m’a écrit pour me le reprocher.

Leuwen tressaillit.

« Grand Dieu ! se dit-il en soupirant profondément et de l’air d’un homme qui tombe dans le désespoir, il faut donner ma démission de tout et aller voyager en Amérique. Ah ! ce voyage-ci fera époque dans ma vie. Ceci est bien autrement décisif que les cris de mépris et l’avanie de Blois. »

Leuwen était tellement plongé dans ses pensées qu’il s’aperçut tout à coup que depuis cinq minutes le président Donis parlait sans que lui, Leuwen, écoutât le moins du monde ce qu’il disait. Ses oreilles se réveillèrent au bruit des paroles du digne magistrat, et d’abord elles ne comprenaient pas.

Le président racontait avec des détails interminables, et dont aucun n’avait l’air sincère, tous les moyens pris par lui pour faire perdre leurs procès aux anarchistes. Il se plaignait de sa cour. Les jurés, suivant lui, étaient détestables, le jury était une institution anglaise dont il était important de se délivrer au plus vite.

« Ceci est jalousie de métier », pensa Leuwen.

— J’ai la faction des timides, monsieur le maître des requêtes, j’ai la faction des timides, disait le président ; elle perdra le gouvernement et la France. Le conseiller Ducros, auquel je reprochais son vote en faveur d’un cousin de M. Lefèvre, le journaliste libéral et anarchiste de Honfleur, n’a-t-il pas eu le front de me répondre : « Monsieur le président, j’ai été nommé substitut par le Directoire auquel j’ai prêté serment, juge de première instance par Bonaparte auquel j’ai prêté serment, président de tribunal par Louis XVIII en 1814, confirmé par Napoléon dans les Cent-Jours, appelé à un siège plus avantageux par Louis XVIII revenant de Gand, nommé conseiller par Charles X, et je prétends mourir conseiller. Or, si la république vient, cette fois-ci, nous ne resterons pas inamovibles. Et qui se vengeront les premiers, si ce n’est messieurs les journalistes ? Le plus sûr est d’absoudre. Voyez ce qui arriva aux pairs qui ont condamné le maréchal Ney. En un mot, j’ai cinquante-cinq ans, donnez-moi l’assurance que vous durerez dix ans, et je vote avec vous. » Quelle horreur, monsieur, quel égoïsme ! Et cet infâme raisonnement, monsieur, je le lis dans tous les yeux.

Quand Leuwen fut bien remis de son émotion, il dit de l’air le plus froid qu’il put prendre :

— Monsieur, la conduite équivoque de la cour de Caen (j’emploie les termes les plus modérés) sera compensée par celle du président Donis, s’il me procure l’entrevue que je sollicite avec M. Le Canu, et si cette démarche reste ensevelie dans l’ombre du plus profond mystère.

— Il est onze heures et un quart, dit le président en regardant sa montre, il n’est pas impossible que le whist de mon oncle, le respectable abbé Donis-Disjonval, se soit prolongé jusqu’à ce moment. J’ai ma voiture en bas, voulez-vous, monsieur, hasarder une course qui peut être inutile ? Le respectable abbé Disjonval sera frappé de l’heure indue et ne nous en servira que mieux auprès de M. Le Canu. D’ailleurs, les espions du parti anarchiste ne pourront nous voir ; marcher de nuit est toujours le plus sûr.

Leuwen suivait le président, qui parlait toujours et revenait sur le danger de prodiguer les croix. Selon lui, le gouvernement pouvait tout faire avec des croix.

« Cet homme est commode, après tout », pensa Leuwen qui, tandis que le président parlait, regardait la ville par la portière de la voiture.

— Malgré l’heure indue, dit Leuwen, je remarque beaucoup de mouvement.

— Ce sont ces malheureuses élections. Vous n’avez pas idée, monsieur, du mal qu’elles font. Il faudrait que la Chambre ne fût élue que tous les dix ans, ce serait plus constitutionnel… etc., etc.

Le président se jeta tout à coup à la portière en disant tout bas à son cocher : « Arrêtez ! »

— Voilà mon oncle devant nous, dit-il à Leuwen. Et celui-ci aperçut un vieux domestique qui allait au petit pas, portant une chandelle allumée dans une lanterne ronde en fer-blanc garnie de deux vitres d’un pied de diamètre. M. l’abbé Donis le suivait d’un pas assez ferme.

— Il rentre chez lui, dit le président. Il n’aime pas que j’aie une voiture ; laissons-le filer, puis nous descendrons.

C’est ce qui fut fait, mais il fallut sonner longtemps à la porte de l’allée. Les visiteurs furent reconnus par une petite fenêtre grillée pratiquée à la porte, et enfin admis en présence de l’abbé.

— Le service du roi m’appelle auprès de vous, mon respectable oncle, et le service du roi ne connaît pas d’heure indue. Permettez que je vous présente M. le maître des requêtes Leuwen.

Les yeux bleus du vieillard peignaient l’étonnement et presque la stupidité. Après cinq ou six minutes, il engagea ces messieurs à s’asseoir. Il ne parut comprendre un peu de quoi il s’agissait qu’après un gros quart d’heure.

« Le président dit toujours : le roi, tout court, se dit Leuwen, et je parierais cent contre un que ce bon vieillard entend le roi Charles X. »

M. l’abbé Donis-Disjonval dit enfin, après s’être fait répéter une seconde fois tout ce que son neveu lui expliquait depuis vingt minutes :

— Demain, je vais dire la messe à Sainte-Gudule. À huit heures et demie, en sortant après mon action de grâces, je passerai par la rue des Carmes et monterai chez le respectable Le Canu. Je ne puis pas vous dire sûrement si ses occupations, si nombreuses et si importantes, ou si ses devoirs de piété lui permettront de me donner audience, comme il faisait il y a vingt ans, avant d’avoir tant d’affaires sur les bras. Nous étions plus jeunes alors, tout allait plus vite, ces élections n’étaient pas connues. La ville, ce soir, a l’air en émeute comme en 1786…, etc., etc.…

Leuwen remarqua que le président n’était point bavard en présence de son oncle ; il maniait avec assez d’adresse l’esprit du vieillard qui, sa petite tête coiffée d’un énorme bonnet, paraissait bien avoir soixante-dix ans.

En sortant de chez M. l’abbé Disjonval, le président Donis dit à Leuwen :

— Demain, aussitôt que j’aurai vu mon oncle, sur les huit heures et demie, j’aurai l’honneur de me rendre chez vous. Mais, monsieur, vous avez l’avantage de n’être pas connu de nos artisans de désordre, ils vous prendront dans la rue pour un jeune électeur, et les jeunes sont presque tous libéraux… Il serait mieux peut-être qu’à neuf heures moins un quart vous eussiez la bonté de venir chez mon cousin Maillet, n° 9, rue des Clercs.

Le lendemain, à huit heures trois quarts, Leuwen laissait le général dans sa voiture, sur le cours Napoléon et courut chez M. Maillet, n° 9. Le président y arrivait de son côté.

— Bonnes nouvelles ! M. Le Canu accorde l’entrevue à l’instant même, ou bien ce soir à cinq heures.

— J’aime mieux tout de suite.

— M. Le Canu prend son chocolat chez madame Blachet, rue des Carmes, n° 7. Cette rue est très solitaire. Toutefois, si vous m’en croyez je n’aurai pas l’honneur de vous accompagner. M. Le Canu est un grand partisan du mystère et n’aime pas ce qu’il appelle la publicité inutile.

— Je vais le chercher seul.

— Rue des Carmes, n° 7, au second sur le derrière. Il faudra frapper à la porte deux coups avec le dos du doigt et puis cinq. Deux et cinq, vous comprenez : Henri V est le second de nos rois, Charles est le premier. »

Leuwen était absorbé par le sentiment du devoir, il était comme un général qui commande en chef et qui voit qu’il va perdre la bataille. Tous les détails que nous avons rapportés l’amusaient, mais il cherchait à n’y pas penser, de peur d’être distrait. Il se disait, en cherchant la rue des Carmes :

« Tout ceci est tardif. Nous perdrons la bataille. Fais-je bien tout ce qu’il est possible pour la gagner, si le hasard nous sert en quelque chose ? »

Il y avait sans doute une personne aux écoutes derrière la porte de madame Blachet, car à peine eut-il frappé les deux puis les cinq coups, qu’il entendit chuchoter à voix basse.

Après un certain temps, on lui ouvrit. Il fut reçu dans une pièce obscure, et triste comme un bureau de prison, dont la boiserie était peinte en blanc et les carreaux de vitre enfumés, par un homme qui avait une figure jaune, des traits effacés et l’air malade. C’était l’abbé Le Canu. L’abbé montra de la main à Lucien une chaise de noyer à grand dossier. Au lieu de glace, il y avait sur la cheminée un grand crucifix noir.

— Que réclamez-vous de mon ministère, monsieur ?

— Louis-Philippe, le roi mon maître, m’envoie à Caen pour empêcher l’élection de M. Mairobert. Elle est probable toutefois, car il y aura probablement 900 votes, et M. Mairobert a 410 voix sûres. Le roi mon maître dispose de 310 voix. S’il vous convient, monsieur, de faire élire un de vos amis, à l’exclusion de M. Mairobert, je vous offre mes 310 voix. Joignez-y 100 voix de vos gentilshommes de campagne, et vous aurez à la Chambre un homme de votre couleur. Je ne vous demande qu’une chose, c’est qu’il soit électeur et du pays.

— Ah ! vous avez peur de M. Berryer !

— Je n’ai peur de personne que du triomphe de l’opposition qui, par exemple, réduira le nombre des sièges épiscopaux à ce qui est fixé par le concordat de 1804[3]. »

« Cet homme a le ton d’un vieux procureur normand. » Cette observation soulagea fort l’attention de Leuwen. D’après les ouvrages de M. de Chateaubriand et la haute idée qu’on a des jésuites, l’imagination encore jeune de Leuwen s’était figuré un trompeur aussi habile que le cardinal Mazarin, avec les manières nobles de M. de Narbonne qu’il avait entrevu dans sa première jeunesse. La vulgarité du ton et de la voix de M. Le Canu le rendit bien vite à son rôle. « Je suis un jeune homme qui marchande une terre de cent mille francs qu’un vieux procureur ne veut pas me vendre, attendu qu’un voisin lui a promis un pot de vin de cent louis s’il veut la réserver pour lui. »

— Oserai-je, monsieur, vous demander vos lettres de créance ?

— Les voici. Et Leuwen n’hésita pas à mettre dans la main de M. Le Canu la lettre du ministre de l’Intérieur à M. le préfet. Il y avait bien quelques phrases dont il eût désiré l’absence dans ce moment, mais le temps pressait.

« Si le préfet eût voulu se charger de cette démarche, pensa Leuwen, on aurait pu éviter la communication de la lettre du ministre, mais jamais ce petit préfet ergoteur et musqué, même en le supposant non piqué, n’eût consenti à faire une démarche non inventée par lui. »

L’air de colère vulgaire voulant jouer le dédain méprisant avec lequel M. Le Canu lut la lettre du comte de Vaize au préfet acheva de rendre à Leuwen le sentiment de la vie réelle et de chasser toutes les idées augustes lancées dans la société par les phrases de M. de Chateaubriand. À certaines phrases du ministre, la colère du chef du parti prêtre devint si forte qu’il se mit à sourire.

« Cet homme-ci cherche à me faire impression par un ton d’humeur ; il ne faut pas me fâcher et tout rompre. Voyons si, malgré ma jeunesse, je pourrai me tirer de mon rôle. »

Leuwen sortit une lettre de sa poche et se mit à la lire attentivement. Sa contenance était celle qu’il aurait eue devant un conseil de guerre. L’abbé Le Canu observa du coin de l’œil qu’il n’était pas regardé, et sa lecture de l’instruction ministérielle fut moins majestueuse. Leuwen le vit recommencer la lecture avec l’attention d’un homme d’affaires grognon.

— Vos pouvoirs sont très grands, monsieur, ils sont faits pour donner une haute idée des missions dont, si jeune encore, vous avez été chargé. Oserai-je vous demander si vous étiez déjà au service sous nos rois légitimes, avant la fatale…

— Permettez-moi, monsieur, de vous interrompre. Je serais désolé d’être obligé de donner des épithètes peu agréables aux partisans de vos opinions. Quant à moi, monsieur, mon métier est de respecter toute opinion professée par un galant homme, et c’est à ce titre que je me sens très disposé à honorer les vôtres. Permettez-moi, monsieur, de vous faire observer que je ne ferai aucune tentative, directement ni indirectement, pour essayer de changer ou d’altérer en rien vos manières de voir sur ces sujets. Une telle tentative ne conviendrait point à ma mission, elle conviendrait encore moins à mon âge, monsieur, et à mon respect personnel pour vous. Mais mon devoir est de vous supplier d’oublier mon âge et toute la respectueuse attention qu’en toute autre circonstance je serais prêt à donner à vos sages avis. Je viens tout simplement, monsieur l’abbé, vous proposer [ce] que je crois avantageux à mon maître et au vôtre : vous avez peu de députés dans la Chambre, un organe de plus ne me semble pas à dédaigner pour votre opinion. Quant à la nôtre, nous craignons que M. Mairobert ne propose des mesures extrêmes, et entre autres celle de laisser aux fidèles le soin de payer le médecin de l’âme comme ils paient le médecin du corps. Nous nous tenons assurés dans cette session de faire repousser cette mesure, mais si elle réunissait une minorité imposante, il faudrait peut-être, par compensation, admettre la réduction des sièges épiscopaux, ou du moins la faire par un traité, afin d’éviter que la Chambre ne la fît par une loi.

Les raisonnements furent infinis, ainsi que Leuwen s’y attendait bien.

« Mon âge me nuit, pensait-il. Je suis comme un général de cavalerie qui, dans une bataille perdue, oubliant son intérêt propre, essaie de faire mettre pied à terre à sa cavalerie et de la faire battre comme de l’infanterie. S’il ne réussit pas, tous les sots, et surtout les généraux de cavalerie, se moquent de lui, mais, s’il a du cœur, la conscience d’avoir entrepris, pour ramener la victoire, une chose crue impossible, le console de tout. »

Sept fois de suite (Leuwen les compta) M. l’abbé Le Canu chercha à ne pas répondre et à donner le change à son jeune antagoniste.

« Apparemment, il veut me mettre à l’épreuve avant de me répondre. »

Sept fois de suite, Leuwen sut le rappeler à la question, mais toujours en termes extrêmement polis, et qui même impliquaient le respect de lui, Leuwen, pour l’âge de M. l’abbé Le Canu, qu’il semblait séparer entièrement des doctrines, des croyances et des prétentions de son parti. Une fois, Leuwen laissa prendre un petit avantage sur lui, mais il sut réparer cette faute sans se fâcher.

« Il faut que je sois attentif, ici, comme dans un duel à l’épée. »

Enfin, après cinquante minutes de discussion, l’abbé Le Canu prit un air extrêmement hautain et impertinent.

« Mon homme va conclure », pensa Leuwen. En effet, l’abbé dit :

— Il est trop tard.

Mais, au lieu de rompre la conférence il chercha à convertir Leuwen. Notre héros se sentit fort à son aise.

« Maintenant, je suis sur la défensive. Tâchons d’amener l’idée d’argent et de séduction personnelle. »

Leuwen ne se défendit pas avec trop d’obstination. Il lui arriva de parler des millions de son père ; il remarqua que ce fut la seule et unique chose qui fit impression sur l’abbé Le Canu.

— Vous êtes jeune, mon fils ; permettez-moi ce nom, qui emporte l’expression de tant d’estime. Songez à votre avenir. Je croirais bien que vous n’avez pas vingt-cinq ans encore.

— J’en ai vingt-six sonnés.

— Eh bien ! mon fils, sans vouloir médire le moins du monde de la bannière sous laquelle vous combattez et en me réduisant à ce qui est absolument nécessaire pour l’expression de ma pensée, d’ailleurs toute de bienveillance pour vos intérêts dans ce monde et dans l’autre, croyez-vous que cette bannière flottera encore la même dans quatorze ans d’ici, quand vous serez parvenu à quarante ans, à cet âge de maturité qu’un homme sage doit toujours avoir devant les yeux comme le point décisif de la carrière d’un homme, et avant lequel il est bien rare d’entrer dans les grandes affaires de la société ?

Jusqu’à cet âge, le vulgaire des hommes cherche de l’argent. Vous êtes au-dessus de ces considérations. Remarquez que je ne vous entretiens jamais des intérêts de votre âme, tellement supérieurs aux intérêts mondains. Si vous daignez venir revoir un pauvre vieillard, ma porte sera toujours ouverte pour vous. Je quitterai tout pour ramener au bercail un homme de votre importance dans le monde et qui, si jeune, développe une telle maturité de talent ; car moins je partage vos illusions sur le compte d’un roi élevé par la révolution, plus j’ai été bien placé pour juger du talent que vous avez employé pour amener une coopération, bien singulière, à la vérité : David serait uni avec l’Amalécite. Je vous supplie de fixer quelquefois cette question devant vos yeux : « Qui possédera en France l’influence dominante quand j’aurai quarante ans ? » La religion ne défend point une juste ambition. »

Le dialogue se termina en forme de sermon, mais l’abbé Le Canu engagea presque Leuwen à revenir le voir.

Leuwen n’était point découragé.

  1. Dans le fait, Leuwen prend le vol des grands administrateurs.
  2. Insigne est bien noble pour Fari.
  3. À vérifier, note Stendal qui avec raison n’est pas bien certain de cette date. N. D. L. E.