Lucien Leuwen (ed. Martineau)/Chapitre 50

Texte établi par Henri MartineauLe Divan (Volume IIIp. 68-96).


CHAPITRE L


Le préfet, M. de Riquebourg, les reçut en bonnet de coton, mangeant une omelette, seul dans son cabinet, sur une petite table ronde. Il appela sa cuisinière Marion, avec laquelle il discuta fort posément sur ce qui restait dans le garde-manger et sur ce qui pourrait être le plus tôt prêt pour le souper de ces messieurs.

— Ils ont dix-neuf lieues dans le ventre, dit-il à cette cuisinière, faisant allusion à la distance parcourue par les voyageurs depuis leur dîner à Blois.

La cuisinière partie :

— C’est moi, messieurs, qui compte avec ma cuisinière : par ce moyen, ma femme n’a que l’embarras des bambins, et moi, en laissant bavarder cette fille, je sais tout ce qui se passe chez moi ; ma conversation, messieurs, est toute dévouée à ma police, et bien m’en prend, car je suis environné d’ennemis. Vous n’avez pas d’idée, messieurs, des frais que je fais. Par exemple, j’ai un perruquier libéral pour moi, et le coiffeur des dames légitimistes pour ma femme. Vous comprenez, messieurs, que je pourrais fort bien me faire la barbe. J’ai deux petits procès que j’entretiens uniquement pour donner occasion de venir à la préfecture au procureur, M. Clapier, l’un des libéraux les plus matois du pays, et à l’avocat, M. Le Beau, personnage éloquent, modéré et pieux, comme les grands propriétaires qu’il sert. Ma place, messieurs, ne tient qu’à un fil ; si je ne suis pas un peu protégé par Son Excellence, je suis le plus malheureux des hommes. J’ai pour ennemi, en première ligne, M. l’évêque ; c’est le plus dangereux. Il n’est pas sans relations avec quelqu’un qui approche de bien près l’oreille de S. M. la reine, et les lettres de Mgr l’évêque ne passent point par la poste. La noblesse dédaigne de venir dans mon salon et me harcèle avec son Henri V et son suffrage universel. J’ai enfin ces malheureux républicains, ils ne sont qu’une poignée et font du bruit comme mille. Le croiriez-vous messieurs ? les fils des familles les plus riches, à mesure qu’ils arrivent à dix-huit ans n’ont pas de honte d’être de ce parti. Dernièrement, pour payer l’amende de 1.000 francs à laquelle j’ai fait condamner le journal insolent qui avait semblé approuver le charivari donné à notre digne substitut du procureur général, les jeunes gens nobles ont donné soixante-sept francs, et les jeunes gens non nobles quatre-vingt-neuf francs. Cela n’est-il pas horrible ! Nous qui garantissons leurs propriétés de la République !

— Et les ouvriers ? dit Coffe.

— Cinquante-trois francs, monsieur, cela fait horreur ! Et cinquante-trois francs tout en sous ! La plus forte contribution parmi ces gens-là a été six sous ; et, messieurs, c’est le cordonnier de mes filles qui a eu le front de donner ces six sous.

— J’espère que vous ne l’employez plus, dit Coffe en fixant son œil scrutateur sur le pauvre préfet. Celui-ci eut l’air très embarrassé, car il n’osait mentir, redoutant la contre-police de ces messieurs.

— Je serai franc, dit-il enfin, la franchise est la base de mon caractère. Barthélemy est le seul cordonnier pour femmes de la ville. Les autres chaussent les femmes du peuple… et mes filles n’ont jamais voulu consentir… Mais je lui ai fait une bonne semonce.

Ennuyé de tous ces détails, à minuit moins un quart Leuwen dit assez brusquement à M. de Riquebourg :

— Vous plairait-il, monsieur, lire cette lettre de M. le ministre de l’Intérieur ?

Le préfet la lut deux fois très posément. Les deux jeunes voyageurs se regardaient.

— C’est une grande diable de chose que ces élections, dit le préfet après avoir lu, et qui depuis trois semaines m’empêche de dormir la nuit, moi qui, grâce à Dieu, en temps ordinaire n’entends pas tomber ma dernière pantoufle. Si, entraîné par mon zèle pour le gouvernement du roi, je me laisse aller à quelque mesure un peu trop acerbe envers mes administrés, je perds la paix de l’âme. Au moment où je cherche le sommeil, un remords, ou du moins une discussion pénible avec moi-même pour décider si je n’ai point encouru le remords vient chasser le sommeil. Vous ne connaissez point encore cela, monsieur le commissaire. (C’était le nom dont le bon M. de Riquebourg affublait Leuwen ; pour lui faire honneur, il le traitait de commissaire aux élections.) Votre âme est jeune, monsieur, les soucis administratifs n’ont jamais altéré la paix dont elle jouit. Vous ne vous êtes jamais trouvé en opposition directe avec une population. Ah ! monsieur, ce sont des moments bien durs ! L’on se demande ensuite : Ma conduite a-t-elle été parfaitement pure ? Mon dévouement au roi et à la patrie a-t-il été mon seul guide ? — Vous ne connaissez pas ces pénibles incertitudes, monsieur. La vie est couleur de rose pour vous ; en courant la poste, vous vous amusez de la forme bizarre d’un nuage…

— Ah ! monsieur, dit Leuwen oubliant toute prudence, toute convenance, et torturé par sa conscience.

— Votre jeunesse pure et calme n’a pas même l’idée de ces dangers, leur seule mention vous fait horreur ! Et je vous en estime davantage, permettez-moi de vous le dire, mon jeune collaborateur. Ah ! conservez longtemps la paix de l’âme honnête ! Ne vous permettez jamais, en administration, la moindre action, je ne dis pas douteuse aux yeux de l’honneur, mais douteuse à vos propres yeux. Sans la paix de l’âme, monsieur, y a-t-il possibilité de bonheur ? Après une action douteuse aux yeux de l’honneur le plus scrupuleux, il n’y aurait plus de tranquillité pour votre âme.

Le souper était servi et ces messieurs étaient à table.

— Vous auriez tué le sommeil, comme dit le grand tragique des Anglais dans son Macbeth.

« Ah ! infâme ! es-tu fait pour me torturer ? » pensait Lucien ; et, quoique mourant de faim, il éprouva une telle contraction du diaphragme qu’il ne put avaler une seule bouchée.

— Mangez donc, monsieur le commissaire, disait le préfet ; imitez M. votre adjoint.

— Secrétaire seulement, monsieur, dit Coffe en continuant à tordre et à avaler comme un loup.

Ce mot jeté avec force parut cruel à Leuwen. Il ne put s’empêcher de regarder Coffe.

« Vous ne voulez donc pas m’aider à porter l’infamie de ma mission ? » disait ce regard.

Coffe ne comprit rien. C’était un homme parfaitement raisonnable, mais nullement délicat ; il méprisait les délicatesses, qu’il confondait avec les prétextes que prennent les gens faibles pour ne pas exécuter ce qui est raisonnable ou de leur devoir.

« Mangez, monsieur le commissaire… Coffe, qui comprit cependant que ce malheureux titre choquait Leuwen, dit au préfet :

— Maître des requêtes, s’il vous plaît, monsieur.

— Ah ! maître des requêtes ? dit le préfet étonné. Et c’est toute notre ambition à nous autres, pauvres préfets de province, après avoir fait deux ou trois bonnes élections.

« Est-ce naïveté sotte ? est-ce malice ? se disait Leuwen, peu disposé à l’indulgence.

— Mangez, monsieur le maître des requêtes. Si vous ne devez m’accorder que trente-six heures, comme me le dit le ministre dans sa lettre, j’ai à vous dire bien des choses, à vous communiquer bien des détails, à vous soumettre bien des mesures, avant après-demain à midi, qui serait l’heure où vous quitteriez cet hôtel. Demain, j’ai le projet de vous prier de recevoir une cinquantaine de personnes, une cinquantaine d’administrateurs douteux ou timides, et d’ennemis non déclarés ou timides aussi, les sentiments de tous seront stimulés, je n’en doute point, par l’avantage de parler avec un fonctionnaire qui, lui-même, parle au ministre. D’ailleurs, cette audience que vous leur accorderez, et dont toute la ville parlera, sera un engagement solennel pour eux. Parler au ministre, c’est un grand avantage, une belle prérogative, monsieur le maître des requêtes. Que peuvent nos froides dépêches, monsieur, nos dépêches qui, pour être claires, ont besoin d’être longues ? Que peuvent-elles auprès du compte rendu vif et intéressant d’un administrateur qui peut dire : J’ai vu.

Ces phrases à demi-sottes duraient encore à une heure et demie du matin. Coffe, qui mourait de sommeil, étant allé s’informer des lits, le préfet demanda à Leuwen s’il pouvait parler devant ce secrétaire.

— Certainement, monsieur le préfet. M. Coffe travaille dans le bureau particulier du ministre, et a pour les élections toute la confiance de Son Excellence.

Au retour de Coffe, M. de Riquebourg se crut obligé de reprendre toutes les considérations qu’il avait déjà exposées à Leuwen, en y ajoutant les noms propres. Mais ces noms, tous également inconnus pour les deux voyageurs, ne faisaient qu’embrouiller à leurs yeux le système d’influence que M. le préfet se proposait d’exercer. Coffe, fort contrarié de ne pouvoir dormir, voulut du moins travailler sérieusement, et avec l’autorisation de M. le maître des requêtes, comme il eut soin de l’exprimer, se mit à presser de questions M. de Riquebourg.

Ce bon préfet, si moral et si soigneux de ne pas se préparer des remords, articula enfin que le département était fort mal disposé, parce que huit pairs de France, dont deux étaient grands propriétaires, avaient fait nommer un nombre considérable de petits fonctionnaires et les couvraient de leur protection.

— Ces gens-là, messieurs, reçoivent mes circulaires, et me répondent des calembredaines. Si vous fussiez arrivés quinze jours plus tôt, nous eussions pu ménager trois ou quatre destitutions salutaires.

— Mais, monsieur, n’avez-vous pas écrit dans ce sens au ministre ? Il est, ce me semble, question de la destitution d’une directrice de la poste aux lettres ?

— Madame Durand, la belle-mère de M. Duchadeau ? Eh ! la pauvre femme ! Elle pense fort mal, il est vrai ; mais cette destitution, si elle arrive à temps, fera peur à deux ou trois fonctionnaires du canton de Tourville, dont l’un est son gendre, et les deux autres ses cousins. Mais ce n’est pas là que sont mes grands besoins ; c’est à Mélan, où, comme je viens d’avoir l’honneur de vous le montrer sur ma carte électorale, nous avons une majorité contre nous de vingt-sept voix au moins.

— Mais, monsieur, j’ai dans mon portefeuille les copies de vos lettres. Si je ne me trompe, vous n’avez pas parlé du canton de Mélan au ministre.

— Eh ! monsieur le maître des requêtes, comment voulez-vous que j’écrive de telles choses ? M. le comte d’Allevard, pair de France, ne voit-il pas votre ministre tous les jours ? Ses lettres à son homme d’affaires, le bonhomme Ruflé, notaire, ne sont remplies que des choses qu’il a entendu dire, la veille ou l’avant-veille, par Son Excellence M. le comte de Vaize, quand il a eu l’honneur de dîner avec Elle. Ces dîners sont fréquents, à ce qu’il paraît. On n’écrit point de telles choses, monsieur. Je suis père de famille, demain j’aurai l’honneur de vous présenter madame de Riquebourg et mes quatre filles. Il faut songer à établir tout cela. Mon fils est sergent au 86e depuis deux ans, il faut le faire sous-lieutenant ; et je vous avouerai franchement, monsieur le maître des requêtes, et sous le sceau de la confession, qu’un mot de M. d’Allevard peut me perdre ; et M. d’Allevard, qui veut détourner un chemin public qui passe dans son parc, protège tout le monde dans le canton de Mélan. Pour moi, monsieur le maître des requêtes, la simple demi-punition de changer de préfecture serait une ruine ; trois mariages que madame de Riquebourg a ébauchés pour ses filles ne seraient plus possibles. Et mon mobilier est immense.

Ce ne fut que vers les deux heures du matin que les questions pressantes, et même quelque chose de plus, de l’inflexible Coffe, forcèrent M. le préfet à faire connaître une grande manœuvre à laquelle il renvoyait sans cesse.

— C’est ma seule et unique ressource, messieurs, et si elle est connue, si l’on peut seulement s’en douter douze heures avant l’élection, tout est perdu. Car, messieurs, ce département est un des plus mauvais de France : vingt-sept abonnements au National, et huit à la Tribune ! Mais à vous, messieurs, qui avez l’oreille du ministre, je ne puis rien cacher. Or donc, il faut savoir que je ne lancerai ma manœuvre électorale, je ne mettrai le feu à la mine, que lorsque je verrai la nomination du président à demi décidée ; car si cela éclatait trop tôt, deux heures suffiraient pour tout perdre, messieurs : l’élection, comme la position de votre très humble serviteur. Nous posons donc que nous portons pour candidat du gouvernement M. Jean-Pierre Blondeau, maître de forges à Champagnier, que nous avons pour rival à chances probables, et malheureusement plus que probables, M. Malot, ex-chef de bataillon de l’ex-garde nationale de Champagnier. Je dis ex, quoiqu’elle ne soit que suspendue, mais il fera beau jour quand elle s’assemblera de nouveau. Donc, messieurs, M. Blondeau est ami du gouvernement, car il a une peur du diable d’une réduction du droit sur les fers étrangers. Malot est négociant drapier et en bois de construction et bois de chauffage ; il a de fortes rentrées à opérer à Nantes. Deux heures avant le dépouillement du scrutin pour la nomination du président, un courrier de commerce, réellement parti de Nantes, lui apporte la nouvelle alarmante que deux négociants de Nantes que je connais bien et qui tiennent en leurs mains une partie de sa fortune, sont sur le point de manquer et aliènent déjà leurs propriétés à leurs amis moyennant des actes de vente antidatés. Mon homme perd la tête et part, cela j’en suis sûr. Il planterait là toutes les élections du monde…

— Mais comment ferez-vous arriver un courrier réel de Nantes précisément à point ?

— Par l’excellent Chauveau, le secrétaire général à Nantes, mon ami intime. Il faut savoir que la ligne du télégraphe de Nantes ne passe qu’à deux lieues d’ici, et Chauveau, qui sait que mon élection commence le 23, s’attend à un mot de moi le 23 au soir ou le 24 au matin. Une fois que M. Malot aura la puce à l’oreille pour ses rentrées de Nantes, je me tiens en grand uniforme dans les environs de la salle des Ursulines, où se fait l’élection. Malot absent, je n’hésite pas à adresser la parole aux électeurs paysans, et, ajouta M. de Riquebourg en baissant extrêmement la voix, si le président du collège électoral est fonctionnaire public, même libéral, je lâche à mes électeurs en guêtres des bulletins où j’ai flanqué en grosses lettres : Jean-Pierre Blondeau, maître de forges. Je gagnerai bien dix voix de cette façon. Les électeurs, sachant que Malot est sur le point de faire banqueroute…

— Comment ! banqueroute ? dit Leuwen en fronçant le sourcil.

— Eh ! monsieur le maître des requêtes, dit M. de Riquebourg d’un air encore plus bénin que de coutume, puis-je empêcher que les bavards de la ville, exagérant tout, comme de coutume, ne voient dans la faillite des correspondants de Malot à Nantes la nécessité pour lui de suspendre ses paiements ici ? Car avec quoi peut-il payer ici, ajouta le préfet en affermissant son ton, si ce n’est avec l’argent qu’il tire de Nantes pour les bois qu’il a envoyés ?

Coffe souriait et avait toutes les peines du monde de ne pas éclater.

— Cette brèche faite au crédit de M. Malot ne pourrait-elle point, en alarmant les personnes qui ont des fonds chez lui, amener une suspension de paiements véritable ?

— Eh ! tant mieux, morbleu ! dit le préfet s’oubliant tout à fait. Je ne l’aurai pas sur les bras lors de la réélection pour la garde nationale, si elle a lieu.

Coffe était aux anges.

— Tant de succès, monsieur, alarmeraient peut-être une susceptibilité…

— Eh ! monsieur, la République coule à pleins bords. La digue contre ce torrent qui emporterait nos têtes et incendierait nos maisons, c’est le Roi, monsieur, uniquement le Roi. Il faut fortifier l’autorité et faire la part au feu. Tant pis pour la maison qu’il faut abattre afin de sauver toutes les autres ! Moi, messieurs, quand l’intérêt du Roi parle, ces choses-là me sont égales comme deux œufs.

— Bravo, M. le préfet, mille fois bravo ! Sic itur ad astra, c’est-à-dire au Conseil d’État.

— Je ne suis pas assez riche, monsieur : 12.000 francs et Paris me ruineraient avec ma nombreuse famille. La préfecture de Bordeaux, monsieur, celle de Marseille, de Lyon, avec de bonnes dépenses secrètes. Lyon, par exemple, doit être excellentissime. Mais revenons, il se fait tard. Donc, je pose dix voix au moins, gagnées personnellement par moi. Mon terrible évêque a un petit grand vicaire, fin matois et grand amateur de l’espèce. S’il convenait à Son Excellence de faire les fonds, je remettrais vingt-cinq louis à M. Crochard (c’est ce grand vicaire) pour faire des aumônes à de pauvres prêtres. Vous me direz, monsieur, que donner de l’argent au parti jésuitique c’est porter des ressources à l’ennemi. C’est une chose à pondérer sagement. Ces vingt-cinq louis me donneront une dizaine de voix dont M. Crochard dispose, et plutôt douze que dix.

— Le Crochard prendra votre argent et se moquera de vous, dit Leuwen. La conscience de ses électeurs les aura empêchés de voter au moment décisif.

— Oh ! que non ! On ne se moque pas d’un préfet, dit en ricanant M. de Riquebourg, choqué du mot. Nous avons certain dossier, avec sept lettres originales du sieur Crochard. Il s’agit d’une petite fille du couvent de Saint-Denis-Sambuci. Je lui ai juré que j’avais brûlé ses lettres lors d’un petit service qu’il m’a rendu auprès de son évêque dans l’affaire… mais le sieur Crochard n’en croit pas un mot.

— Douze voix, ou au moins dix ? dit Leuwen.

— Oui, monsieur, dit le préfet étonné.

— Je vous donne ces vingt-cinq louis.

Il s’approcha de la table et écrivit un bon de 600 francs sur le caissier du ministère.

La mâchoire inférieure de M. de Riquebourg s’abaissa lentement, sa considération pour Leuwen doubla en un instant. Coffe ne put retenir un petit éclat de glotte en voyant la manière dont le bon préfet ajouta :

— Ma foi, monsieur, c’est y aller bon jeu bon argent. Outre mes moyens généraux : circulaires, agents, voyageurs, menaces verbales, etc., etc., dont je ne vous fatiguerai pas, car vous ne me croyez pas assez gauche pour ne pas avoir poussé les choses aussi loin qu’elles peuvent aller, et, monsieur, je puis prouver tout cela par les lettres de l’ennemi arrêtées à la poste, et j’en ai trois au National, détaillées comme un procès-verbal et, je vous assure, qui doivent plaire au Roi, — outre les moyens généraux, dis-je, outre la disparition de Malot au moment du combat, outre les électeurs jésuites de M. Crochard, j’ai le moyen de séduction en faveur de Blondeau. Cet excellent maître de forges n’a pas inventé la poudre, mais il sait quelquefois suivre un bon conseil, faire des sacrifices à propos. Il a un neveu, avocat à Paris et homme de lettres, qui a fait une pièce à l’Ambigu. Ce neveu n’est point sot, il a reçu mille écus de son oncle pour faire des démarches en faveur du maintien du droit sur les fers. Il a fait des articles de journaux, enfin il dîne au ministère des Finances. Des gens du pays établis à Paris l’ont écrit. Par le premier courrier après le départ de Malot, il m’arrive une lettre de Paris qui m’annonce que M. Blondeau neveu est nommé secrétaire général du ministère des Finances. Depuis huit jours, je reçois une pareille lettre par chaque courrier ; or, dix-sept électeurs libéraux (je suis sûr du chiffre) ont des intérêts directs au ministère des Finances, et Blondeau leur déclarera net que si l’on vote contre lui son neveu s’en ressentira.

« Maintenant, monsieur le maître des requêtes, daignez rejeter un coup d’œil sur le bordereau des votes :


Électeurs inscrits : 613
Présents au collège, au plus : 400
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Constitutionnels dont je suis sûr : 178
Votants pour Malot que je gagnerai personnellement : 10
Votes jésuites dirigés en secret par M. Crochard, 12,
tablons au plus bas :
10
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Total : 198


Il me manque deux voix, et la nomination de M. Blondeau neveu, Aristide Blondeau, aux Finances me donne au moins six voix. Majorité : quatre voix. Ensuite, monsieur, si vous m’autorisez, dans un cas extrême, à promettre quatre destitutions (je dis parole d’honneur, appuyée par un dédit de 1.000 francs déposés en main tierce), je pourrai promettre au ministre une majorité non de quatre misérables voix, mais de douze et peut-être de dix-huit voix. J’ai le bonheur que Blondeau est un imbécile qui de la vie n’a porté ombrage à personne. Il me répète bien tous les jours que personnellement il a une douzaine de voix, mais rien n’est moins clair. Mais tout cela, monsieur, est cher, et je ne puis pas, moi, père de famille, faire la guerre absolument à mes dépens. Le ministre, par sa dépêche timbrée particulière du 5, m’a ouvert un crédit de 1.200 francs pour mes élections. Sur ce crédit, j’ai déjà dépensé 1.920 francs. Je pense que Son Excellence est trop juste pour me laisser ces 720 francs sur les bras.

— Si vous réussissez, il n’y a pas de doute, dit Leuwen. En cas contraire, je vous dirai, monsieur, que mes instructions ne parlent pas de cet objet.

M. de Riquebourg roulait dans ses mains le bon de 600 francs de Leuwen. Tout à coup, il s’aperçut que cette écriture était la même que celle de la lettre timbrée particulière, dont il n’avait raconté qu’une partie à ces messieurs, par discrétion. De ce moment, son respect pour M. le commissaire aux élections fut sans bornes.

— Il n’y a pas deux mois, ajouta M. de Riquebourg, tout rouge d’émotion de parler à un favori du ministre, que Son Excellence a daigné m’écrire une lettre de sa main[1] sur la grande affaire N…

— Le Roi y attache la plus haute importance. »

Le préfet ouvrit le secret d’un énorme bureau à cylindre et en tira la lettre du ministre, qu’il lut tout haut, et ensuite il la passa à ces messieurs.

— C’est de la main de Cromier, dit Coffe.

— Quoi ! ce n’est pas Son Excellence ! dit le préfet ébahi. Je me connais en écritures, messieurs !

Et comme M. de Riquebourg ne songeait pas à sa voix, elle avait pris un ton aigre et un ton moqueur, entre le reproche et la menace.

« Ton de préfet, pensa Leuwen ; rien ne gâte plus la voix. Les trois quarts des grossièretés de M. de Vaize lui viennent d’avoir, dix ans durant, parlé tout seul au milieu de son salon de préfecture. »

— M. de Riquebourg est en effet connaisseur en écritures, dit Coffe, qui n’avait plus envie de dormir et de temps en temps se versait de grands verres de vin blanc de Saumur. Rien ne ressemble plus à la main de Son Excellence que celle du petit Cromier, surtout quand il cherche la ressemblance.

Le préfet fit quelques objections ; il était humilié, car la pièce de résistance de sa vanité comme de son espoir d’avancement c’était les lettres de la propre main du ministre. À la fin, il fut convaincu par Coffe, qui était sans pitié pour cet honorable amphitryon depuis qu’il pensait à la banqueroute possible de M. Malot, le drapier marchand de bois. Le préfet resta pétrifié, tenant sa lettre de la main du ministre.

— Quatre heures sonnent, dit Coffe. Si nous prolongeons la séance, nous ne pourrons pas être debout à neuf heures, comme le veut M. le préfet.

M. de Riquebourg prit le mot veut pour un reproche.

— Messieurs, dit-il en se levant et saluant jusqu’à terre, je ferai convoquer pour neuf heures et demie les personnes que je vous prie d’admettre à votre première audience. Et j’entrerai moi-même dans vos chambres à dix heures sonnantes. Jusqu’à ce que vous me voyiez, dormez sur l’une et l’autre oreille.

Malgré ces messieurs, M. de Riquebourg voulut leur indiquer lui-même leurs deux chambres, qui communiquaient par un petit salon. Il poussa les attentions jusqu’à regarder sous les lits[2].

— Cet homme n’est point sot au fond, dit Coffe à Leuwen quand le préfet les eut enfin laissés : voyez !

Et il indiquait une table sur laquelle un poulet froid, du rôti de lièvre, du vin et des fruits étaient disposés avec propreté. Et il se mit à resouper de fort bon appétit.

Les deux voyageurs ne se séparèrent qu’à cinq heures du matin.

« Leuwen a l’air de ne plus songer à l’accident de Blois », se disait Coffe. En effet, Leuwen, comme il convient à un bon employé, était tout occupé de l’élection de M. Blondeau, et avant de se mettre au lit relut le bordereau des votes qu’il s’était fait remettre par M. de Riquebourg.

À dix heures sonnantes, M. de Riquebourg entra dans la chambre de Leuwen, suivi de la fidèle Marion, qui portait un cabaret avec du café au lait, et Marion était elle-même suivie d’un petit jockey qui portait un autre cabaret avec du thé, du beurre et une bouilloire.

— L’eau est bien chaude, dit le préfet. Jacques va vous faire du feu. Ne vous pressez nullement. Prenez du thé ou du café. Le déjeuner à la fourchette est indiqué à onze heures, et, à six, dîner de quarante personnes. Votre arrivée fait le meilleur effet. Le général est susceptible comme un sot, l’évêque est furibond et fanatique. Si vous le jugez à propos, ma voiture sera attelée à onze heures et demie, et vous pourrez donner dix minutes à chacun de ces fonctionnaires. Ne vous pressez pas : les quatorze personnes que j’ai réunies pour votre première audience n’attendent que depuis neuf heures et demie…

— Je suis désolé, dit Leuwen.

— Bah ! Bah ! dit le préfet, ce sont des gens à nous, des gens qui mangent au budget. Ils sont faits pour attendre.

Leuwen avait horreur de tout ce qui peut ressembler à un manque d’égards. Il s’habilla en courant, et courut recevoir les quatorze fonctionnaires. Il fut atterré de leur pesanteur, de leur bêtise, de leur air d’adoration à son égard.

« Je serais le prince royal qu’ils n’auraient pas salué plus bas ! »

Il fut bien étonné quand Coffe lui dit :

— Vous les avez mécontentés, ils vous trouveront de la hauteur.

— De la hauteur ? dit Leuwen étonné.

— Sans doute. Vous avez eu des idées, ils ne vous ont pas compris. Vous avez eu cent fois trop d’esprit pour ces animaux-là. Vous tendez vos filets trop haut. Attendez-vous à des figures étranges à déjeuner. Vous allez voir mesdemoiselles de Riquebourg.

La réalité passa toutes les prévisions. Leuwen eut le temps de dire à Coffe :

— Ce sont des grisettes qui viennent de gagner 40.000 francs à la loterie.

Une d’elles était plus laide que ses sœurs, mais moins fière des grandeurs de sa famille. Elle ressemblait un peu à Théodelinde de Serpierre. Ce souvenir fut tout-puissant sur Leuwen. Dès qu’il s’en fut aperçu, il parla avec intérêt à mademoiselle Augustine, et madame de Riquebourg vit sur-le-champ un brillant mariage pour sa fille.

Le préfet rappela à Leuwen la visite au général et à l’évêque. Madame de Riquebourg fit un signe d’impatience méprisant à son mari, et enfin le déjeuner ne finit qu’à une heure, et Leuwen sortit en voiture que quatre ou cinq groupes des amis plus ou moins sûrs du gouvernement l’attendaient déjà, parqués et soigneusement gardés dans différents bureaux de la Préfecture.

Coffe n’avait pas voulu suivre son ancien camarade, il comptait courir un peu la ville et s’en faire [une idée], mais il eut à recevoir la visite officielle de M. le secrétaire intime[3] et de MM. les commis de la préfecture.

« Je vais aider au débit de l’orviétan », se dit-il. Et, avec son sang-froid inexorable, il sut donner à ces commis une haute idée de la mission qu’il remplissait.

Au bout de dix minutes il les renvoya sèchement, et il s’échappait pour tâcher de voir la ville, quand le préfet, qui le guettait, le prit au passage et le força d’écouter la lecture de toutes les lettres adressées par lui au comte de Vaize au sujet des élections.

— Ce sont des articles de journaux du troisième ordre, pensait Coffe, indigné. Cela ne serait pas payé douze francs l’article par notre Journal de Paris. La conversation de cet homme vaut cent fois mieux que sa correspondance.

Au moment où Coffe se ménageait un prétexte pour échapper à M. de Riquebourg, Leuwen rentra, suivi du général comte de Beauvoir. C’était un fat de haute taille, à figure blonde et grasse d’une rare insignifiance, du reste joli garçon encore, très poli, très élégant, mais qui, à la lettre, ne comprenait rien de ce qu’on disait devant lui. Les élections semblaient lui avoir troublé la cervelle, il disait à tout propos : « Cela regarde l’autorité administrative. » Coffe vit par ses discours qu’il en était encore à deviner l’objet de la mission de Leuwen, et cependant celui-ci lui avait envoyé la veille au soir une lettre du ministre on ne peut pas plus explicite.

Les audiences de l’avant-dîner furent de plus en plus absurdes. Leuwen, qui avait le tort d’avoir agi le matin avec trop d’intérêt, était mort de fatigue dès deux heures après-midi, et n’avait pas une idée. Alors, il fut parfaitement convenable et le préfet prit une grande idée de lui. Aux quatre ou cinq dernières audiences, qui furent individuelles, et accordées aux personnages les plus importants, il fut parfait, et de l’insignifiance la plus convenable. Le préfet tenait à faire voir par Leuwen M. le grand vicaire Crochard ; c’était un personnage maigre, une figure de pénitent, et à ses discours Leuwen le trouva fait à point pour recevoir vingt-cinq louis et faire agir à sa guise une douzaine d’électeurs jésuites.

Tout alla bien jusqu’au dîner. À six heures, le salon du préfet comptait quarante-trois personnages, l’élite de la ville. La porte s’ouvrit à deux battants, mais M. le préfet fut consterné en voyant Leuwen paraître sans uniforme. Lui préfet, le général, les colonels, étaient en grande tenue. Leuwen, excédé de fatigue et d’ennui fut placé à la droite de madame la préfète, ce qui fit faire la mine au général comte de Beauvoir. On n’avait pas épargné les bûches du gouvernement, il faisait une chaleur insupportable, et avant la moitié du dîner, qui dura sept quarts d’heure, Leuwen craignait de faire une scène et de se trouver mal.

Après dîner, il demanda la permission de faire un tour dans le jardin de la préfecture ; il fut obligé de dire au préfet, qui s’attachait à lui et voulait le suivre :

— Je vais donner mes instructions à M. Coffe sur les lettres qu’il doit me faire signer avant le départ de la poste. Il faut non seulement prendre de sages mesures, mais encore en tenir note.

— Quelle journée ! se dirent les deux voyageurs.

Il fallut rentrer au bout de vingt minutes et avoir cinq ou six apartés dans les embrasures des fenêtres du salon de la préfecture avec des hommes importants, amis du gouvernement, mais qui, sous prétexte de la nullité désespérante de M. Blondeau, qui à table avait parlé de fer et de la justice de prohiber les fers anglais, de façon à lasser la patience même des fonctionnaires d’une ville de province[4]Plusieurs amis du gouvernement trouvaient absurde que la Tribune en fût à son cent quatrième procès et que la prison préventive retînt tant de centaines de pauvres jeunes gens. Ce fut à combattre cette hérésie dangereuse que Leuwen consacra sa soirée. Il cita avec assez de brillant dans l’expression les Grecs du bas-empire qui disputaient sur la lumière incréée du Thabor, tandis que les féroces Osmanlis escaladaient les murs de Constantinople.

Voyant l’effet qu’avait produit ce trait d’érudition, Leuwen déserta la préfecture et fit un signe à Coffe. Il était dix heures du soir.

« Voyons un peu la ville », se disaient les pauvres jeunes gens. Un quart d’heure après, ils cherchaient à démêler l’architecture d’une église un peu gothique, lorsqu’ils furent rejoints par M. de Riquebourg.

— Je vous cherchais, messieurs… etc., etc.

La patience fut sur le point d’échapper à Leuwen.

— Mais, monsieur le préfet, le courrier ne part-il pas à minuit ?

— Entre minuit et une heure.

— Eh bien ! M. Coffe a une mémoire si étonnante que, tel que vous me voyez, je lui dicte mes dépêches ; il les retient à merveille, souvent corrige les répétitions et autres petites fautes dans lesquelles je puis tomber. J’ai tant d’affaires ! Vous ne connaissez pas la moitié de mes embarras.

Par de tels propos et d’autres encore plus ridicules, Leuwen et Coffe eurent toutes les peines du monde à renvoyer M. Riquebourg à sa préfecture.

Les deux amis rentrèrent à onze heures et firent une lettre de vingt lignes au ministre. Cette lettre, adressée à M. Leuwen père, fut jetée à la poste par Coffe.

Le préfet fut bien étonné quand, à onze heures trois quarts son huissier vint lui dire que M. le maître des requêtes n’avait pas remis de dépêches pour Paris. Cet étonnement redoubla quand le directeur des postes vint lui dire qu’aucune dépêche adressée au ministre n’avait été jetée à la poste. Ce fait plongea M. le préfet dans les plus graves soucis.

À sept heures, le lendemain matin, le préfet fit demander une audience à Leuwen pour lui présenter le travail des destitutions. M. de Riquebourg en demandait sept, Leuwen eut grand-peine à lui faire réduire ses demandes à quatre.

Pour la première fois le préfet, qui jusque-là avait été humble jusqu’à la servilité, voulut prendre un ton ferme et parlât à Leuwen de la responsabilité de lui, Leuwen. À quoi Leuwen répondit avec la dernière impertinence, et il termina par refuser le dîner que le préfet avait fait préparer pour deux heures, un dîner d’amis intimes, il n’y avait que dix-sept personnes. Leuwen alla faire une visite à madame de Riquebourg et partit à midi précis, comme le portaient les instructions qu’il s’était faites, et sans vouloir permettre au préfet de rentrer en matière.

Heureusement pour les voyageurs, la route traversait une suite de collines, et ils firent deux lieues à pied, au grand scandale du postillon.

Cette effroyable activité de trente-six heures avait placé déjà bien loin le souvenir des huées et de la boue de Blois. La voiture avait été lavée, brossée, etc., etc., à deux reprises. En ouvrant une poche pour prendre l’itinéraire de M. Vayde, Leuwen la trouva remplie de boue encore humide, et le livre abîmé[5].

  1. M. Finot, à Chambéry, à moi.
  2. Fait à moi à Birmingham
  3. Secrétaire général. À vérifier : y en a-t-il encore ?
  4. Phrase incorrecte ou incomplète, mais conforme au manuscrit. N. D. L. E.
  5. [Lettre de M. Leuwen père à son fils. — Mon cher ami, adressez à votre mère les lettres que vous voulez faire parvenir au ministre… Moi, je vais dans le département de l’Aveyron m’occuper d’élections. Je désire que le père de Lucien soit à la Chambre, afin de pouvoir faire une position à ce beau jeune homme qui, pour l’amour de moi, a bien voulu prendre une grande passion pour madame G… On commence à parler beaucoup de cette tendre faiblesse. Adieu ! ]