Lucien Leuwen (ed. Martineau)/Chapitre 38

Texte établi par Henri MartineauLe Divan (IIp. 233-243).


CHAPITRE XXXVIII


« Je ne veux point abuser de mon titre de père pour vous contrarier ; soyez libre, mon fils. »

Ainsi, établi dans un fauteuil admirable, devant un bon feu, parlait d’un air riant M. Leuwen père, riche banquier déjà sur l’âge, à Lucien Leuwen, son fils et notre héros[1].

Le cabinet où avait lieu la conférence entre le père et le fils venait d’être arrangé avec le plus grand luxe sur les dessins de M. Leuwen lui-même. Il avait placé dans ce nouvel ameublement les trois ou quatre bonnes gravures qui avaient paru dans l’année en France et en Italie, et un admirable tableau de l’école romaine dont il venait de faire l’acquisition. La cheminée de marbre blanc contre laquelle s’appuyait Leuwen avait été sculptée à Rome dans l’atelier de Tenerani, et la glace de huit pieds de haut sur six de large, placée au-dessus, avait figuré dans l’exposition de 1834 comme absolument sans défaut. Il y avait loin de là au misérable salon dans lequel, à Nancy, Lucien promenait ses inquiétudes. En dépit de sa douleur profonde, la partie parisienne et vaniteuse de son âme était sensible à cette différence. Il n’était plus dans des pays barbares, il se trouvait de nouveau au sein de sa patrie.

— Mon ami, dit M. Leuwen père, le thermomètre monte trop vite, faites-moi le plaisir de pousser le bouton de ce ventilateur numéro 2… là… derrière la cheminée… Fort bien. Donc, je ne prétends nullement abuser de mon titre pour abréger votre liberté. Faites absolument ce qui vous conviendra.

Leuwen, debout contre la cheminée, avait l’air sombre, agité, tragique, l’air en un mot que nous devrions trouver à un jeune premier de tragédie malheureux par l’amour. Il cherchait avec un effort pénible et visible à quitter l’air farouche du malheur pour prendre l’apparence du respect et de l’amour filial le plus sincère, sentiments très vivants dans son cœur. Mais l’horreur de sa situation depuis la dernière soirée passée à Nancy avait remplacé sa physionomie de bonne compagnie par celle d’un jeune brigand qui paraît devant ses juges.

— Votre mère prétend, continua M. Leuwen père, que vous ne voulez pas retourner à Nancy ? Ne retournez pas en province ; à Dieu ne plaise que je m’érige en tyran. Pourquoi ne feriez-vous pas des folies, et même des sottises ? Il y en a une, pourtant, mais une seule, à laquelle je ne consentirai pas, parce qu’elle a des suites : c’est le mariage ; mais vous avez la ressource des sommations respectueuses… et pour cela je ne me brouillerai pas avec vous. Nous plaiderons, mon ami, en dînant ensemble.

— Mais, mon père, répondit Lucien revenant de bien loin, il n’est nullement question de mariage.

— Eh ! bien, si vous ne songez pas au mariage, moi j’y songerai. Réfléchissez à ceci : je puis vous marier à une fille riche et pas plus sotte qu’une pauvre, et il est fort possible qu’après moi vous ne soyez pas riche. Ce peuple-ci est si fou, qu’avec une épaulette, une fortune bornée est très supportable pour l’amour-propre. Sous l’uniforme, la pauvreté n’est que la pauvreté, ce n’est pas grand-chose, il n’y a pas le mépris. Mais tu croiras ces choses-là, dit M. Leuwen en changeant de ton, quand tu les auras vues toi-même… Je dois te sembler un radoteur… Donc, brave sous-lieutenant, vous ne voulez plus de l’état militaire ?

— Puisque vous êtes si bon que de raisonner avec moi au lieu de commander, non, je ne veux plus de l’état militaire en temps de paix, c’est-à-dire passer ma soirée à jouer au billard et à m’enivrer au café, et encore avec défense de prendre sur la table de marbre mal essuyée d’autre journal que le Journal de Paris. Dès que nous sommes trois officiers à [nous] promener ensemble, un au moins peut passer pour espion dans l’esprit des deux autres. Le colonel, autrefois intrépide soldat, s’est transformé, sous la baguette du juste milieu, en sale commissaire de police.

M. Leuwen père sourit comme malgré lui. Lucien le comprit, et ajouta avec empressement :

— Je ne prétends point tromper un homme aussi clairvoyant ; je ne l’ai jamais prétendu, croyez-le bien, mon père ! Mais enfin, il fallait bien commencer mon conte par un bout. Ce n’est donc point pour des motifs raisonnables que, si vous le permettez, je quitterai l’état militaire. Mais cependant, c’est une démarche raisonnable. Je sais donner un coup de lance et commander à cinquante hommes qui donnent des coups de lance ; je sais vivre convenablement avec trente-cinq camarades, dont cinq ou six font des rapports de police. Je sais donc le métier. Si la guerre survient, mais une vraie guerre, dans laquelle le général en chef ne trahisse pas son armée, et que je pense comme aujourd’hui, je vous demanderai la permission de faire une campagne ou deux. La guerre, suivant moi, ne peut pas durer davantage, si le général en chef ressemble un peu à Washington. Si ce n’est qu’un pillard habile et brave, comme Soult, je me retirerai une seconde fois.

— Ah ! c’est là votre politique ! reprit son père avec ironie[2]. Diable ! c’est de la haute vertu ! Mais la politique, c’est bien long ! Que voulez-vous pour vous personnellement ?

— Vivre à Paris, ou faire de grands voyages : l’Amérique, la Chine.

— Vu mon âge et celui de votre mère, tenons-nous-en à Paris. Si j’étais l’enchanteur Merlin et que vous n’eussiez qu’un mot à dire pour arranger le matériel de votre destinée, que demanderiez-vous ? Voudriez-vous être commis dans mon comptoir, ou employé dans le bureau particulier d’un ministre qui va se trouver en possession d’une grande influence sur les destinées de la France, M. de Vaize, en un mot ? Il peut être ministre de l’Intérieur demain.

— M. de Vaize ? Ce pair de France qui a tant de génie pour l’administration ? Ce grand travailleur ?

— Précisément, répondit M. Leuwen en riant et admirant la haute vertu des intentions et la bêtise des perceptions.

— Je n’aime pas assez l’argent pour entrer au comptoir, répondit Lucien. Je ne pense pas assez au métal, je n’ai jamais senti vivement et longtemps son absence. Cette absence terrible ne sera pas toujours là, en moi, pour répondre victorieusement à tous les dégoûts. Je craindrais de manquer de persévérance une seconde fois si je nommais le comptoir.

— Mais si après moi vous êtes pauvre ?

— Du moins à la dépense que j’ai faite à Nancy, maintenant je suis riche ; et pourquoi cela ne durerait-il pas bien longtemps encore ?

— Parce que 65 n’est pas égal à 24.

— Mais cette différence…

La voix de Lucien se voilait.

— Pas de phrases, monsieur ! Je vous rappelle à l’ordre. La politique et le sentiment nous écartent également de l’objet à l’ordre du jour :

Sera-t-il dieu, table ou cuvette ?

C’est de vous qu’il s’agit, et c’est à quoi nous cherchons une réponse. Le comptoir vous ennuie et vous aimez mieux le bureau particulier du comte de Vaize ?

— Oui, mon père.

— Maintenant paraît une grande difficulté : serez-vous assez coquin pour cet emploi ?

Lucien tressaillit ; son père le regarda avec le même air gai et sérieux tout à la fois. Après un silence, M. Leuwen père reprit :

— Oui, monsieur le sous-lieutenant, serez-vous assez coquin ? Vous serez à même de voir une foule de petites manœuvres ; voulez-vous, vous subalterne, aider le ministre dans ces choses, ou le contrecarrer ? Voudrez-vous faire aigre, comme un jeune républicain qui prétend repétrir les Français pour en faire des anges ? That is the question, et c’est là-dessus que vous me répondrez ce soir, après l’Opéra, car ceci est un secret : pourquoi n’y aurait-il pas crise ministérielle en ce moment ? La Finance et la Guerre ne se sont-elles pas dit les gros mots pour la vingtième fois ? Je suis fourré là-dedans, je puis ce soir, je puis demain, et peut-être je ne pourrai plus après-demain vous nicher d’une façon brillante.

— Je ne vous dissimule pas que les mères jetteront les yeux sur vous pour vous faire épouser leurs filles ; en un mot, la position la plus honorable, comme disent les sots. Mais serez-vous assez coquin pour la remplir ? Réfléchissez donc à ceci : jusqu’à quel point vous sentez-vous la force d’être un coquin, c’est-à-dire d’aider à faire une petite coquinerie, car depuis quatre ans, il n’est plus question de verser du sang…

— Tout au plus de voler l’argent, interrompit Lucien.

Du pauvre peuple ! interrompit à son tour M. Leuwen père d’un air piteux. Ou de l’employer un peu différemment qu’il ne l’emploierait lui-même, ajouta-t-il du même ton. Mais il est un peu bête, et ses députés un peu sots et pas mal intéressés…

— Et que désirez-vous que je sois ? demanda Lucien d’un air simple.

— Un coquin, reprit le père, je veux dire un homme politique, un Martignac, je n’irai pas jusqu’à dire un Talleyrand. À votre âge et dans vos journaux, on appelle cela être un coquin. Dans dix ans, vous saurez que Colbert, que Sully, que le cardinal [de] Richelieu, en un mot tout ce qui a été homme politique, c’est-à-dire dirigeant les hommes, s’est élevé au moins à ce premier degré de coquinerie que je désire vous voir. N’allez pas faire comme N… qui, nommé secrétaire général de la police, au bout de quinze jours donna sa démission parce que cela était trop sale. Il est vrai que dans ce temps on faisait fusiller Frotté par des gendarmes chargés de le conduire de sa maison en prison, et qu’avant que de partir les gendarmes savaient qu’il essaierait de s’échapper en route, ce qui les réduirait à la triste nécessité de le tuer à coups de fusil.

— Diable ! dit Lucien.

— Oui. Le Préfet C***[3], ce brave homme préfet à Troyes et mon ami, dont vous vous souvenez peut-être, un homme de cinq pieds six pouces, à cheveux gris, à Plancy.

— Oui, je m’en souviens très bien. Ma mère lui donnait la belle chambre à damas rouge, à l’angle du château.

— C’est cela. Eh bien ! il perdit sa préfecture dans le Nord, à Caen ou environs, enfin, parce qu’il ne voulut pas être assez coquin, et je l’approuvai fort : un autre fit l’affaire Frotté. Ah ! diable, mon jeune ami, comme disent les pères nobles, vous êtes étonné ?

On le serait à moins, répond souvent le jeune premier, dit Leuwen. Je croyais que les jésuites seuls et la Restauration…

— Ne croyez rien, mon ami, que ce que vous avez vu, et vous en serez plus sage. Maintenant, à cause de cette maudite liberté de la presse, dit M. Leuwen en riant, il n’y a plus moyen de traiter les gens à la Frotté. Les ombres les plus noires du tableau actuel ne sont plus fournies que par des pertes d’argent ou de place…

— Ou par quelques mois de prison préventive !

— Très bien. À ce soir réponse décisive, claire, nette, sans phrases sentimentales surtout. Demain, peut-être je ne pourrai plus rien pour mon fils. »

Ces mots furent dits d’une façon à la fois noble et sentimentale, comme eût fait Monvel, le grand acteur.

« À propos, dit M. Leuwen père en revenant, vous savez sans doute que sans votre père vous seriez à l’Abbaye. J’ai écrit au général D… ; j’ai dit que je vous avais envoyé un courrier parce que votre mère était fort malade. Je vais passer à la Guerre pour que votre congé antidaté arrive au colonel. Écrivez-lui de votre côté, et tâchez de le séduire[4].

— Je voulais vous parler de l’Abbaye. Je pensais à deux jours de prison, et à remédier à tout par ma démission…

— Pas de démission, mon ami ; il n’y a que les sots qui donnent leur démission. Je prétends bien que vous serez toute votre vie un jeune militaire de la plus haute distinction attiré par la politique, une véritable perte pour l’armée, comme disent les Débats. »

  1. [ — Mon cher Lucien, j’ai chargé votre mère de vous gronder, s’il y a lieu. J’ai rempli les devoirs d’un bon père, je vous ai mis à même de recevoir deux coups d’épée. Vous connaissez la vie de régiment, vous connaissez la province, préférez-vous la vie de Paris ? Donnez vos ordres, mon prince. Il n’y a qu’une chose à laquelle on ne consentira pas : c’est le mariage.
        — Il n’en est pas question, mon père. »
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
        M. Leuwen père. Une autre fois :
        — « On voit trop d’âme à travers vos paroles. Vous ne manquez pas d’esprit, mais vous parlez trop de ce que vous sentez, trop. Cela attire trop les fourbes de toute espèce. Tâchez donc d’amuser en parlant aux autres de ce qui ne vous intéresse nullement. » ]
  2. Oui, ironie : la vertu de bonne foi l’irrite.
  3. Cafarelli, écrit d’abord Stendhal. N. D. L. E.
  4. [Lettre à M. le lieutenant-colonel Filloteau, commandant dans le 25e de lanciers.
    Mon colonel,

    J’ai à vous demander bien des pardons. Le 11 du courant, je reçus à cinq heures du soir une lettre en quatre lignes du ministère de la guerre portant l’ordre de me rendre à Paris en toute hâte et sans nul délai. Votre colonel est prévenu de la présente disposition, disait Son Excellence. J’eus l’honneur de me présenter deux fois chez vous. Désolé de ne pas vous trouver, j’appris que vous étiez au Chasseur vert. J’y courus, mais vous n’y étiez point. Il se faisait tard, l’ordre était de partir sans nul délai. J’eus l’honneur de vous écrire avant de partir ; j’apprends avec le plus profond regret que mon domestique a égaré ma lettre. Je serais désolé que vous pussiez voir dans ce malheur, par moi vivement senti, un manque de respect. J’avais des devoirs précis envers mon colonel, j’en avais de non moins sacrés envers le chef obligeant qui a daigné me protéger. Je devais à mes camarades l’expression du regret de les quitter…

    Ne devant pas, suivant toute apparence, retourner de longtemps au régiment, je vous prie, mon colonel, d’accepter le don de mes chevaux. Etc., etc.]