Lucien Leuwen (ed. Martineau)/Chapitre 39

Texte établi par Henri MartineauLe Divan (IIp. 244-261).


CHAPITRE XXXIX


La distraction violente causée par la réponse catégorique, décisive, demandée par son père, fut une première consolation pour Leuwen. Pendant le voyage de Nancy à Paris, il n’avait pas réfléchi : il fuyait la douleur, le mouvement physique lui tenait lieu de mouvement moral. Depuis son arrivée, il était dégoûté de soi-même et de la vie. Parler avec quelqu’un était un supplice pour lui, à peine pouvait-il prendre assez sur soi pour parler une heure de suite avec sa mère.

Dès qu’il était seul, ou il était plongé dans une sombre rêverie, dans un océan sans limites de sentiments déchirants ; ou, raisonnant un peu, il se disait :

« Je suis un grand sot, je suis un grand fou ! J’ai estimé ce qui n’est pas estimable : le cœur d’une femme ; et, le désirant avec passion, je n’ai pas pu l’obtenir. Il faut ou quitter la vie, ou me corriger profondément. »

Dans d’autres moments, où un attendrissement ridicule prenait le dessus :

« Peut-être l’eussé-je obtenue, se disait-il, sans la cruauté de l’aveu à faire : « Un autre m’a aimée, et je suis… »

« Car il y a des jours où elle m’aimait vraiment… Sans le cruel état où elle se trouvait. elle m’eût dit : « Eh bien ! oui, je vous aime ! » Mais alors il fallait ajouter : « L’état où je me trouve… » Car elle a de l’honneur, j’en suis sûr… Elle m’a mal connu ; cet aveu n’eût pas détruit l’étrange sentiment que j’ai pour elle. Toujours j’en ai eu honte, et toujours il m’a dominé.

« Elle a été faible, et moi, suis-je parfait ? Mais pourquoi m’abuser ? disait-il en s’interrompant avec un sourire amer. Pourquoi parler le langage de la raison ? Quand j’aurais trouvé en elle des défauts choquants, que dis-je ? des vices déshonorants, j’aurais été cruellement combattu, mais je n’aurais pu cesser de l’aimer. Désormais, qu’est-ce que la vie pour moi ? Un long supplice. Où trouver le plaisir, où trouver seulement un état exempt de peines ? »

Cette sensation triste finissait par amortir toutes les autres. Il parcourait tous les états de la vie, les voyages comme le séjour à Paris, la richesse extrême, le pouvoir, partout il trouvait un dégoût invincible. L’homme qui venait lui parler lui semblait toujours le plus ennuyeux de tous.

Une seule chose le tirait de l’inaction profonde et faisait agir son esprit : c’était de revenir sur les événements de Nancy. Il frémissait en rencontrant sur une carte géographique le nom de cette petite ville ; ce nom le poursuivait dans les journaux : tous les régiments qui revenaient de Lunéville semblaient devoir passer par là. Le nom de Nancy ramenait toujours, invariablement, cette idée :

« Elle n’a pu se résoudre à me dire : « J’ai un grand secret que je ne puis vous confier… Mais à cela près, je vous aime uniquement. » Souvent en effet je la voyais profondément triste, cet état me semblait extraordinaire, inexplicable… Si j’allais à Nancy me jeter à ses pieds ?… Et lui demander pardon de ce qu’elle m’a fait cocu », ajoutait le parti Méphistophélès en ricanant.

Après avoir quitté le cabinet de son père, cet ordre de pensées semblait s’être attaché au cœur de Lucien avec plus d’acharnement que jamais.

« Et il faut qu’avant demain matin, se disait-il avec terreur, je prenne une décision, que j’aie foi en moi-même… Est-il un être au monde dont j’estime aussi peu le jugement ? ».

Il était extrêmement malheureux ; le fond de tous ses raisonnements était cette folie :

« À quoi bon choisir un état pour la troisième fois ? Puisque je n’ai pas su plaire à madame de Chasteller[1], que saurai-je jamais ? Quand on possède une âme comme la mienne, à la fois faible et impossible à contenter, on va se jeter à la Trappe. »

Le plaisant, c’est que toutes les amies de madame Leuwen lui faisaient compliment sur l’excellente tenue que son fils avait acquise. « C’est maintenant l’homme sage, disait-on de toutes parts, l’homme fait pour satisfaire l’ambition d’une mère. »

Dans son dégoût pour les hommes, Lucien n’avait garde de leur laisser [deviner] ses pensées ; il ne leur répondait que par des lieux communs bien maniés.

Tourmenté par la nécessité de donner le soir même une réponse décisive, il alla dîner seul, car il fallait parler et être aimable à la maison ou bien il pleuvait des épigrammes, et l’usage était de n’épargner personne.

Après dîner, Lucien erra sur le boulevard et ensuite dans les rues ; il craignait de rencontrer des amis sur le boulevard, et chaque minute était précieuse et pouvait lui donner l’idée d’une réponse. En passant la rue de***, il entra machinalement dans un cabinet de lecture mal éclairé et où il espérait trouver peu de monde. Un domestique rendait un livre à la demoiselle du comptoir ; il lui trouva une mise d’une fraîcheur charmante et de la grâce (Lucien rentrait de province).

Il ouvrit le livre au hasard ; c’était un ennuyeux moraliste qui avait divisé sa drogue par portraits détachés, comme Vauvenargues : Edgar, ou le Parisien de vingt ans.

« Qu’est-ce qu’un jeune homme qui ne connaît pas les hommes ? qui n’a vécu qu’avec des gens polis, ou des subordonnés, ou des gens dont il ne choquait pas les intérêts ? Edgar n’a pour garant de son mérite que les magnifiques promesses qu’il se fait à soi-même. Edgar a reçu l’éducation la plus distinguée, il monte à cheval, il mène admirablement son cabriolet, il a, si vous l’exigez, toute l’instruction de Lagrange, toutes les vertus de Lafayette, qu’importe ! Il n’a point éprouvé l’effet des autres sur lui-même, il n’est sûr de rien ni sur les autres ni, à plus forte raison, sur soi-même. Ce n’est tout au plus qu’un brillant peut-être. Que sait-il au fond ? Monter à cheval, parce que son cheval n’est pas poli et le jette par terre s’il fait un faux mouvement. Plus sa société est polie, moins elle ressemble à son cheval, moins il vaut. Laisse-t-il s’enfuir ces rapides années de dix-huit à trente ans sans se colleter avec la nécessité, comme dit Montaigne, il n’est plus même un peut-être ; l’opinion le dépose dans l’ornière des gens communs, elle cesse de le regarder, elle ne voit plus en lui qu’un être comme tout le monde, important seulement par le nombre de billets de mille francs que ses fermiers placent sur son bureau.

« Moi, philosophe, je néglige le bureau chargé de billets, je regarde l’homme qui les compte. Je ne vois en lui qu’un être jaune, ennuyé, réduit quelquefois par son ineptie à se faire l’exagéré d’un parti, l’exagéré des Bouffes et de Rossini, l’exagéré du juste milieu se réjouissant du nombre des morts sur les quais de Lyon, l’exagéré de Henri V répétant que Nicolas va lui prêter deux cent mille hommes et quatre cents millions. Que m’importe, qu’importe au monde ? Edgar s’est laissé tomber à n’être qu’un sot !

« S’il va à la messe, s’il proscrit autour de lui toute conversation gaie, toute plaisanterie sur quoi que ce soit, s’il fait des aumônes bien entendues, vers cinquante ans les charlatans de toutes les sortes, ceux de l’Institut comme ceux de l’archevêché, proclameront qu’il a toutes les vertus ; par la suite, ils le porteront peut-être à être l’un des douze maires de Paris. Il finira par fonder un hôpital. Requiescat in pace. Colas vivait, Colas est mort. »

Lucien relisait chaque phrase de cette morale deux et même trois fois ; il en examinait le sens et la portée. Sa rêverie sombre fit lever le nez aux lecteurs du Journal du soir ; il s’en aperçut, paya avec humeur, sortit. Il se promenait sur la place Beauvau, devant le cabinet littéraire.

« Je serai un coquin », s’écria-t-il tout à coup. Il passa encore un quart d’heure à bien tâter son courage, puis appela un cabriolet et courut à l’Opéra.

— Je vous cherchais », lui dit son père qu’il trouva errant dans le foyer.

Ils montèrent rapidement dans la loge de M. Leuwen père, ils y trouvèrent trois demoiselles, et Raimonde en costume de sylphide.

« They can not understand. (Elles ne comprendront pas un mot à ce que nous dirons ; ainsi, ne nous gênons pas.)

— Messieurs, nous lisons dans vos yeux, dit mademoiselle Raimonde, des choses beaucoup trop sérieuses pour nous ; nous allons sur le théâtre. Soyez heureux, si vous le pouvez, sans nous.

— Eh bien, vous sentez-vous l’âme assez scélérate pour entrer dans la carrière des honneurs[2] ?

— Je serai sincère avec vous, mon père. L’excès de votre indulgence m’étonne et augmente ma reconnaissance et mon respect. Par l’effet de malheurs sur lesquels je ne puis m’expliquer, même avec mon père, je me trouve dégoûté de moi-même et de la vie. Comment choisir telle ou telle carrière ? tout m’est également indifférent, et je puis dire odieux. Le seul état qui me conviendrait serait d’abord celui d’un mourant à l’Hôtel-Dieu, ensuite peut-être celui d’un sauvage qui est obligé de chasser ou de pêcher pour sa subsistance de chaque jour. Cela n’est ni beau ni honorable pour un homme de vingt-quatre ans, aussi personne au monde n’aura jamais cette confidence…

— Quoi ! pas même votre mère ?

— Ses consolations augmenteraient mon martyre ; elle souffrirait trop de me voir dans ce malheureux état… »

L’égoïsme de M. Leuwen eut une jouissance qui l’attacha un peu à son fils. « Il a, se dit-il, des secrets pour sa mère qui n’en sont pas pour moi. »

« … Si je reviens à la sensibilité pour les choses extérieures, il se peut que je me trouve étrangement choqué des exigences de l’état que j’aurai choisi. Une place dans votre comptoir pouvant se quitter sans scandaliser personne, je devrais peut-être le choisir.

— Je dois vous mettre en possession d’une donnée importante : vous serez plus utile à mes intérêts comme secrétaire du ministre de l’Intérieur que comme chef de correspondance dans mon bureau. Vos qualités comme homme du monde me seraient inutiles dans mon bureau.

Lucien fut adroit pour la première fois depuis son cocuage (c’était le mot qu’il employait avec une amère ironie, car, pour torturer davantage son âme, il se regardait comme un mari trompé et s’appliquait la masse de ridicule et d’antipathie dont le théâtre et le monde vulgaire affublent cet état. Comme s’il y avait encore des caractères d’état ![3])

Lucien allait conclure pour la place au ministère, principalement par curiosité : il connaissait le comptoir, et n’avait pas la moindre idée de l’intérieur intime d’un ministre. Il se faisait une fête d’approcher M. le comte de Vaize, travailleur infatigable et le premier administrateur de France, disaient les journaux, un homme qu’on comparait au comte Daru de l’Empereur.

À peine son père eut-il cessé de parler :

— Ce mot me décide, s’écria-t-il avec une fausseté naïve qui pouvait donner de l’espoir pour l’avenir. Je penchais pour le comptoir, mais je m’engage au ministère sous la condition que je ne contribuerai à aucun assassinat comme le maréchal Ney, le colonel Caron, Frotté, etc. Je m’engage tout au plus pour des friponneries d’argent ; et enfin, peu sûr de moi-même, je ne m’engage que pour un an.

— C’est bien peu pour le monde. On dira : « Il ne peut pas tenir en place plus de six mois. » Peut-être aurez-vous du dégoût dans les commencements, et de l’indulgence pour les faiblesses et les friponneries des hommes six mois plus tard. Pouvez-vous, par amitié pour moi, me sacrifier six mois de plus et me promettre de ne pas quitter les bureaux de la rue de Grenelle avant dix-huit mois !

— Je vous donne ma parole pour dix-huit mois, toujours à moins d’assassinat, par exemple si mon ministre engageait quatre ou cinq officiers à se battre en duel successivement contre un député trop éloquent, incommode pour le budget.

— Ah ! mon ami, dit M. Leuwen en riant de tout son cœur, d’où sortez-vous ? Allez, il n’y aura jamais de ces duels-là, et pour cause.

— Ce serait là, continua son fils fort sérieusement, un cas rédhibitoire. Je partirais à l’instant pour l’Angleterre.

— Mais qui sera juge des crimes, homme vertueux ?

— Vous, mon père.

— Les friponneries, les mensonges, les manœuvres d’élections ne rompront pas notre marché ?

— Je ne ferai pas les pamphlets menteurs…

— Fi donc ! Cela regarde les gens de lettres. Dans le genre sale, vous dirigez, vous ne faites jamais. Voici le principe : tout gouvernement, même celui des États-Unis, ment toujours et en tout ; quand il ne peut pas mentir au fond, il ment sur les détails. Ensuite, il y a les bons mensonges et les mauvais ; les bons sont ceux que croit le petit public de cinquante louis de rente à douze ou quinze mille francs, les excellents attrapent quelques gens à voiture, les exécrables sont ceux que personne ne croit et qui ne sont répétés que par les ministériels éhontés. Ceci est entendu. Voilà une première maxime d’État ; cela ne doit jamais sortir de votre mémoire ni de votre bouche.

— J’entre dans une caverne de voleurs, mais tous leurs secrets, petits et grands, sont confiés à mon honneur.

— Doctement. Le gouvernement escamote les droits et l’argent des populations tout en jurant tous les matins de les respecter. Vous souvenez-vous du fil rouge que l’on trouve au centre de tous les cordages, gros ou petits, appartenant à la marine royale d’Angleterre, ou plutôt vous souvenez-vous de Werther, je crois, où j’ai lu cette belle chose ?

— Très bien.

— Voilà l’image d’une corporation ou d’un homme qui a un mensonge de fond à soutenir. Jamais de vérité pure et simple. Voyez les doctrinaires.

— Le mensonge de Napoléon n’était pas aussi grossier, à beaucoup près.

— Il n’y a que deux choses sur lesquelles on n’ait pas encore trouvé le moyen d’être hypocrite : amuser quelqu’un dans la conversation, et gagner une bataille. Du reste, ne parlons pas de Napoléon. Laissez le sens moral à la porte en entrant au ministère, comme de son temps on laissait l’amour de la patrie en entrant dans sa garde. Voulez-vous être un joueur d’échecs pendant dix-huit mois et n’être rebuté par aucune affaire d’argent ? Le sang seul vous arrêterait ?

— Oui, mon père.

— Eh ! bien, n’en parlons plus[4].

Et M. Leuwen père s’enfuit de sa loge. Lucien remarqua qu’il marchait comme un homme de vingt ans. C’est que cette conversation avec un niais l’avait mortellement excédé[5].

Lucien, étonné d’avoir pris intérêt à la politique, regardait la salle de l’Opéra.

« Me voici au milieu de ce qu’il y a de plus élégant à Paris. Je vois ici à profusion tout ce qui me manquait à Nancy. »

À ce nom chéri, il tira sa montre.

« Il est onze heures. Dans nos jours de confiance intime ou de grande gaieté, je prolongeais jusqu’à onze heures ma visite du soir. »

Une idée bien lâche, qu’il avait déjà repoussée plusieurs fois, se présenta avec une vivacité à laquelle il ne put résister :

« Si je campais là le ministère, et re- tournais à Nancy et au régiment ? Si je lui demandais pardon du secret qu’elle m’a fait, ou plutôt si je ne lui parlais pas de ce que j’ai vu, ce qui est plus juste, pourquoi ne me recevrait-elle pas comme la veille de ce jour fatal ? En quoi puis-je être offensé raisonnablement, moi qui ne suis point son amant, de rencontrer la preuve qu’elle a eu un amant avant de me connaître ?

« Mais ma façon d’être avec elle serait-elle la même ! Tôt ou tard, elle saurait la vérité ; je ne pourrais m’empêcher de la lui dire si elle me la demandait et là, comme il m’est déjà arrivé plusieurs fois, l’absence de vanité me ferait mépriser comme un homme sans cœur. Serai-je tranquille avec le sentiment que si l’on me connaissait l’on me mépriserait, et surtout moi ne pouvant pas lui en faire confidence ? »

Cette grande question agitait le cœur de Leuwen, tandis que ses yeux s’arrêtaient avec une sorte d’attention machinale sur chacune des femmes qui remplissaient les loges à la mode. Il en reconnut plusieurs, elles lui semblèrent des comédiennes de campagne.

« Mais, grand Dieu ! je deviens fou à la lettre, se dit-il quand sa lorgnette fut arrivée au bout du rang des loges. J’appliquais absolument le même mot de comédiennes de campagne aux femmes qui remplissaient le salon de mesdames de Puylaurens ou d’Hocquincourt. Un homme opprimé par une fièvre dangereuse peut trouver amère la saveur de l’eau sucrée ; l’essentiel est que personne ne s’aperçoive de ma folie. Je ne dois dire absolument que des choses communes, et jamais rien qui s’écarte le moins du monde de l’opinion reçue dans la société où je me trouverai. Le matin, une grande assiduité dans mon bureau, si j’ai un bureau, ou de longues promenades à cheval ; le soir, afficher une passion pour le spectacle, fort naturelle après huit mois d’exil en province. Dans les salons, quand je ne pourrai absolument éviter d’y paraître, un goût démesuré pour l’écarté. »

Les réflexions de Lucien furent interrompues par une obscurité soudaine : c’est qu’on éteignait les lampes ou becs de gaz de toutes parts.

« Bon, se dit-il avec un sourire amer, le spectacle m’intéresse tellement, que je suis le dernier à le quitter. »


[Dans le fait, il était moins malheureux. Dix fois par jour, la pensée de Nancy était remplacée par celle-ci : « À quel genre de besogne est-ce qu’ils vont me mettre ? » Il lisait tous les journaux avec un intérêt bien nouveau pour lui. Le seul indice politique qu’il eut fut celui-ci : sa mère lui dit :

— Tu écris bien mal ; tu ne formes pas tes lettres.

— Il n’est que trop vrai.

— Eh bien ! si tu vas rue de Grenelle, écris encore plus mal, que jamais ton écriture ne puisse passer sous les yeux du roi sans être recopiée, cela te sauvera de l’ennui de transcrire des pièces secrètes et, ce qui vaut mieux, ton écriture ne restera pas attachée à des choses qui peuvent être un souvenir pénible dans dix ans. Grâce à Dieu, mon cher Lucien, tu as trente-huit ans de moins que le roi. Vois les changements qui ont eu lieu en France depuis trente-huit ans. Pourquoi l’avenir ne ressemblerait-il pas au passé ? La révolution est faite dans les choses, dit toujours ton père pour me tranquilliser. Mais une ambition effrénée n’est-elle pas descendue dans les rangs les plus infimes ? Un garçon cordonnier veut devenir un Napoléon.

Une conversation politique ne finit jamais, celle-ci se prolongea à l’infini entre une mère femme d’esprit et un fils inquiet de ce qu’on allait faire de lui. Pour la première fois, le fantôme importun de Nancy ne vint pas emporter l’attention de Leuwen.]

Huit jours après l’entretien à l’Opéra, le Moniteur portait l’acceptation de la démission de M. N…, ministre de l’Intérieur, la nomination à cette place de M. le comte de Vaize, pair de France, des ordonnances analogues pour quatre autres ministères, et beaucoup plus bas, dans un coin obscur :

« Par ordonnance du… MM. N…, N…, et Lucien Leuwen ont été nommés maîtres des requêtes. M. L. Leuwen est chargé du bureau particulier de M. le comte de Vaize, ministre de l’Intérieur. »

  1. Contradiction.
  2. Stendhal avait quelques jours auparavant déjà écrit cette scène entre le père et le fils, mais moins poussée. Il garda les deux se réservant de choisir. Voici la première. N. D. L. E.
        [— Je ne vois que ce moyen pour acquérir de l’expérience et me colleter avec la nécessité ; mais une plaisanterie comme celle de Caron ou du duc d’Enghien me ferait fuir au bout du monde…
        — Vous voyez bien que M. N*** vit encore, dont le système actuel ne mène les hommes que par l’argent.
        — Et la prison préventive ?
        — Cela ne regarde pas votre ministère et, j’espère, ne vous regardera pas, dit M. Leuwen père de ce ton dégagé et bon enfant qui met fin aux conversations. Je vais donner ma parole et la vôtre. Amusez ces demoiselles.
        L’une d’elles (la sylphide) avait été du souper donné par Lucien huit mois auparavant. Elle essaya de lui parler avec gaieté.
        — Ma petite Raimonde, vous êtes plus jolie que jamais, lui dit Lucien ; mais j’ai perdu la vue. Actuellement, je n’aime plus que les chevaux et la chasse ; les femmes m’ennuient.
        Ce qu’il prouva en regardant uniquement le théâtre, où l’on donnait Don Juan.
        — Parlez, riez, absolument comme si je n’y étais pas, ajouta-t-il, voyant qu’elles se gênaient.
        — Je ne suis pas dupe, dit Raimonde. Ce ne sont ni les chevaux, ni la chasse qui nous enlèvent le plaisir de vous entendre, ce sont les emprunts espagnols…
        — Monsieur aurait-il des coupons de l’emprunt Guébart ? dit Mlle Séraphie, en prenant un petit ai grave.
        Lucien ne répondit pas, et bientôt elles jasèrent et s’amusèrent entre elles comme s’il n’eût pas été dans la loge.
        Lucien regardait la salle.
        « Me voici au milieu de ce qu’il y a de plus élégant à Paris. » ]
  3. Longueur, peut-être.
  4. Cette conversation est peut-être un peu longue, mais M. Leuwen père voulait être bien clair, bien explicite, pour qu’une fois initié dans les affaires de télégraphe, son fils ne vînt pas à déranger la machine par dégoût.
  5. [Et M. Leuwen père s’enfuit de sa loge, où bientôt affluèrent les belles demoiselles et à leur suite deux ou trois viveurs de tous les âges, comme M. Leuwen père. Tout le monde était bien venu à lui adresser une épigramme ; il répondait s’il pouvait, et ne se fâchait jamais ; mais, à moins d’être provoqué, personne chez lui ne se serait hasardé à lui parler de choses sérieuses. Lucien voyait fort bien cet usage. Pendant que tout Paris parlait de la démission des cinq ministres et de la formation d’un nouveau ministère, Lucien, voyant sans cesse une des personnes le mieux instruites, par dignité n’osait pas lui parler politique. Plusieurs fois, les jours suivants, il fut tenté de parler politique à son père. « Mais j’aurais l’air de revenir sur notre marché », pensa-t-il. Et il se tut.]