Lucien Leuwen (ed. Martineau)/Seconde partie

Texte établi par Henri MartineauLe Divan (IIp. 229-231).


SECONDE PARTIE.


Lecteur bénévole,


En arrivant à Paris, il me faut faire de grands efforts pour ne pas tomber dans quelque personnalité. Ce n’est pas que je n’aime beaucoup la satire, mais en fixant l’œil du lecteur sur la figure grotesque de quelque ministre, le cœur de ce lecteur fait banqueroute à l’intérêt que je veux lui inspirer pour les personnages. Cette chose si amusante, la satire personnelle, ne convient donc point, par malheur, à la narration d’une histoire. Le lecteur est tout occupé à comparer mon portrait à l’original grotesque, ou même odieux, de lui bien connu ; il le voit sale ou noir, comme le peindra l’histoire.

Les personnalités sont charmantes quand elles sont vraies et point exagérées, et c’est une tentation que ce que nous voyons depuis vingt ans est bien fait pour nous ôter.

« Quelle duperie, dit Montesquieu, que de calomnier l’Inquisition ! » Il eût dit de nos jours : « Comment ajouter à l’amour de l’argent, à la crainte de perdre sa place, et au désir de tout faire pour deviner la fantaisie du maître, qui font l’âme de tous les discours hypocrites de tout ce qui mange plus de cinquante mille francs au budget ? »

Je professe qu’au-dessus de cinquante mille francs la vie privée doit cesser d’être murée.

Mais la satire de ces heureux du budget n’entre point dans mon plan. Le vinaigre est en soi une chose excellente, mais mélangé avec une crème il gâte tout. J’ai donc fait tout ce que j’ai pu pour que vous ne puissiez reconnaître, ô lecteur bénévole, un ministre de ces derniers temps qui voulut jouer de mauvais tours à Leuwen. Quel plaisir auriez-vous à voir en détail que ce ministre était voleur, mourant de peur de perdre sa place, et ne se permettant pas un mot qui ne fût une fausseté ? Ces gens-là ne sont bons que pour leur héritier. Comme rien d’un peu spontané n’est jamais entré dans leur âme, la vue intérieure de cette âme vous donnerait du dégoût, ô lecteur bénévole, et bien plus encore si j’avais le malheur de vous faire deviner les traits doucereux ou ignobles qui recouvraient cette âme plate.

C’est bien assez de voir ces gens-là quand on va les solliciter le matin.

Non ragioniam di loro, ma guarda e passa.