Texte établi par Société Saint-Augustin, Desclée de Brouwer & Cie (p. 74-83).

CHAPITRE VIII


guillaume couillard, chef de la famille. — il continue ses travaux de culture. — il introduit au canada l’usage de la charrue. — la famine à québec. — les sauvages causent de grandes inquiétudes. — la colonie menacée par les anglais. — la famine.


À la mort de Louis Hébert, Guillaume Couillard devint chef de la famille. Depuis son mariage il avait partagé constamment les travaux de son beau-père. Couillard était passionné pour l’agriculture. Il s’appliqua avec courage au défrichement de ses terres. De tous les colons de Québec, Couillard fut le seul jusque-là avec Louis Hébert à tirer sa subsistance de la culture.

M. de Champlain prenait plaisir à cultiver un jardin près de l’Habitation ; les Récollets et les Jésuites avaient aussi commencé des défrichements, mais tous les autres colons, soit qu’ils en fussent encore empêchés, soit qu’ils préférassent la chasse à la culture, n’avaient pas même un pouce de terre défrichée. La Société des Marchands, d’après M. de Champlain, n’avait pas déserté un arpent et demi de terre. Ces hommes imprévoyants, nous l’avons dit plus haut, s’appliquaient à retirer des revenus de la chasse et de la traite des pelleteries sans vouloir se mettre en peine de fournir à leurs employés les provisions nécessaires à leur entretien.

Une si coupable imprévoyance devait être funeste. M. de Champlain, pour obvier à cet inconvénient, avait ouvert des défrichements sur la côte de Beaupré, près du Cap Tourmente. Il y avait fait construire une maison assez spacieuse pour loger une famille, et il en avait confié la garde à Pivert, qui y demeura avec sa femme et sa nièce.

Le 27 avril 1627, il se produisit à Québec un événement insignifiant en lui-même, mais fort important au point de vue du progrès de la culture au Canada. Pour la première fois depuis la fondation de la colonie la terre fut labourée à l’aide de la charrue. Jusque-là, Louis Hébert et Couillard s’étaient servis de la bêche pour bouleverser le sol. On peut juger de la somme de travail qu’il fallait accomplir pour ensemencer une dizaine d’arpents de terre. Cet événement marque donc une époque importante dans l’histoire de l’agriculture canadienne.

M. de Champlain, qui nous rapporte cet incident, ne nomme pas celui qui, le premier, imagina de venir ainsi en aide aux premiers agriculteurs de notre pays, mais il paraît hors de doute que ce fut Guillaume Couillard. Ce colon entreprenant possédait dans sa ferme des bestiaux, et, comme il avait une dizaine d’arpents de terre en valeur, il dut chercher le moyen d’accomplir plus d’ouvrage en moins de temps. M. de Champlain fut singulièrement réjoui par cette innovation, car, comme il le déclare dans ses mémoires, elle montrait à ceux qui auraient désormais le courage de se livrer à la culture, qu’ils pouvaient le faire avec tout autant de facilité que dans la mère-patrie.

Cependant durant de longues années encore peu de colons imitèrent la conduite de Guillaume Couillard. Cette incurie de tant d’hommes qui auraient pu employer leur temps d’une manière utile fut la cause de la perte de la Nouvelle-France.

Durant l’hiver de 1627, la famine commença à se faire sentir. Les vaisseaux envoyés par la Compagnie subirent des retards extraordinaires. Les vivres destinées au soutien des habitants étaient en grande partie consumés pendant la traversée. À l’arrivée des vaisseaux il ne restait presque rien pour Québec. Chez les sauvages la situation n’était pas plus encourageante. Leur récolte de blé d’Inde n’avait pas été considérable, et eux-mêmes venaient chercher des provisions au fort. Guillaume Couillard, grâce au produit de ses champs, fut heureux d’aider ses compatriotes si éprouvés, et il resta l’unique espoir de ces pauvres affamés. C’est à ce moment que l’on commença à comprendre que l’agriculture était la vraie source de richesse pour la colonie. À ces inquiétudes qui attristaient M. de Champlain, d’autres aussi fondées s’ajoutèrent bientôt. Les sauvages, ennemis des Français, ne craignaient plus de les attaquer sans raison. Ils rôdaient autour des établissements de Québec et jetaient la terreur partout. Deux Français furent tués près du Cap Tourmente ; l’un d’eux, appelé Magnan, était originaire de Lisieux. Les Iroquois menaçaient de se lever en masse pour anéantir la colonie qui se trouvait dans une situation précaire.

La fermeté de M. de Champlain sauva la Nouvelle-France. Poussés par la famine, les sauvages vinrent un jour demander des secours au fort. M. de Champlain reçut les envoyés avec bienveillance, mais il leur reprocha leur ingratitude, et les accusa d’avoir commis le meurtre des Français.

En témoignage de leur regret, les envoyés promirent de livrer l’assassin, puis ils offrirent au fondateur trois petites filles sauvages qu’il pourrait élever à l’Habitation s’il daignait les y recevoir.

M. de Champlain fit mettre au cachot le sauvage meurtrier, et accepta avec empressement les trois petites filles auxquelles il donna pour nom : Foi, Espérance et Charité.

Les premiers mois de l’année 1628 se passèrent tant bien que mal ; au mois de juin des canots arrivèrent de Tadoussac pour chercher des pois.

Afin de soulager la colonie de quelques bouches inutiles, M. de Champlain résolut d’envoyer une vingtaine de personnes à Gaspé, situé à cent-trente lieues de Québec. Parmi celles qu’on destinait pour le voyage se trouvaient deux familles de dix personnes « qui n’avaient poussé de terre pour se nourrir, étant entretenues des vivres du magasin. » M. de Champlain désirait les reconduire en France.

Mais il fallait entreprendre ce voyage dans une mauvaise barque, et l’on se trouvait sans brai, sans voile, sans cordage. M. de Champlain pria Couillard de réparer la barque et de la conduire à Gaspé. Couillard était bon matelot, charpentier et calfeutreur. Sa conduite courageuse lui avait gagné l’amitié de tous. M. de Champlain avait compté sur lui pour ce voyage.

Cette fois Couillard ne crut pas devoir se rendre à ce désir. Persuadé qu’il était inutile de s’exposer au danger d’un voyage si long, dans une telle embarcation, et craignant de tomber entre les mains des sauvages, il consentit à réparer la barque mais refusa de la conduire à Tadoussac.

Dix jours plus tard une flotte anglaise fut signalée au Cap Tourmente. C’étaient les frères Kertk, huguenots français, passés au service de l’Angleterre, qui arrivaient pour s’emparer de la colonie.

Bientôt l’on apprit que les Anglais avaient brûlé l’habitation du Cap Tourmente, tué le bétail et fait prisonniers trois hommes, Pivert, sa femme, et leur nièce. M. de Champlain, malgré sa détresse ne voulut rien négliger pour mettre la colonie sur un pied de défense.

Le 18 juillet David Kertk lui envoya une sommation pour l’obliger à rendre la place. À la réception de cette lettre, le fondateur de Québec réunit les principaux de l’Habitation et il répondit avec assurance : « Qu’il ne doutait pas de la commission que David Kertk avait obtenue du roi d’Angleterre, ni de la prise des sieurs Noirot et de la Tour qui apportaient des provisions… Plus il y a de vivres dans une place de guerre, dit-il, mieux elle se maintient… Il ajouta qu’il avait assez de grains et de blé d’Inde, de pois, de fèves, sans compter les produits du pays pour les nourrir ; bien plus qu’en se rendant dans la situation où ils se trouvaient les Français auraient mérité les reproches du roi et un châtiment de Dieu. Qu’il préférait mourir honorablement en combattant et qu’il attendait les Anglais de pied ferme… »

M. de Champlain, par cette réponse habile, déconcerta les Kertk. La vérité était qu’il n’y avait presque plus de provisions, ni poudre à canon, ni mèches pour allumer… M. de Champlain retarda la chute de la colonie. David Kertk crut plus prudent de laisser à la famine le soin de vaincre les habitants qui s’obstinaient à se défendre.

L’ennemi qui restait à combattre pour les pauvres colons de la Nouvelle-France était aussi terrible que les Anglais. La famine, en effet, se déclara plus affreuse que jamais. Malgré le soulagement que leur apporta Couillard en leur donnant une part de ses récoltes tous endurèrent les tourments de la faim. Le temps de la pêche aux anguilles arriva, mais les sauvages les vendaient à un prix très élevé ; ils exigeaient un beau castor pour dix anguilles. Les colons vendaient même leurs habits pour en avoir. À l’automne Couillard, qui restait comme l’unique espoir de ses compatriotes, ne put donner à chacun, par semaine, qu’une écuellée d’orge et de blé d’Inde pesant environ neuf onces et demie. « Ainsi, dit M. de Champlain, fallut-il passer la misère de ce temps où je pâtissais assez. »

Durant l’hiver les hommes furent employés à couper du bois de chauffage et à le traîner sur la neige plus de mille pas. Les sauvages donnèrent bien quelques cerfs, mais il n’y en eut pas assez pour tout le monde. Bien plus les chasseurs envoyés de l’Habitation furent encore moins généreux. Ils en tuèrent un très gras et très gros et ils se mirent à le dévorer comme des loups ravissants ; ils n’en apportèrent que vingt livres.

Pour comble de malheur la provision de légumes s’épuisait malgré l’économie qu’on en faisait : « Je pensais, dit M. de Champlain, qu’il valait mieux mourir tout doucement de la faim que de manger tout à la fois pour mourir ensuite. » Au mois de mai, c’était un spectacle lamentable de voir quelques familles chargées d’enfants, de les entendre, pressées par la faim, crier et demander du pain à leurs parents, qui ne pouvaient trouver assez de racines pour les rassasier ; à peine en trouvaient-ils assez pour apaiser la moitié de leur faim, même en s’enfonçant dans l’épaisseur des bois à quatre ou cinq lieues de l’Habitation, et souffrant encore de l’incommodité des moustiques et de celle du temps.

Au mois de juin, les pois manquèrent tout à fait. Champlain fut obligé de délivrer le prisonnier qu’il retenait depuis quatre mois n’ayant plus rien pour le nourrir. Le pauvre malheureux était si exténué qu’on fut obligé de le porter, il ne pouvait se soutenir.

Dans cette extrémité, pour soulager Québec, M. de Champlain envoya chez les sauvages trente personnes ; il n’en retint que treize au fort. Plusieurs demandaient à repasser en France et, dans leur impatience de partir, ils se seraient embarqués dans une vieille barque qui menaçait de faire eau de toutes parts. Il chargea ainsi Boulé, son beau-frère, de se rendre à Gaspé. Arrivés à Tadoussac vingt passagers débarquèrent à cet endroit, dix seulement voulurent courir les périls de la traversée.

Tous cependant attendaient la moisson avec bon courage. Les uns à l’exemple de M. de Champlain se mirent à semer des navets, tandis que les autres, au milieu des bois, allaient chercher des racines à six ou sept lieues avec une peine et des fatigues extrêmes

On aurait voulu pêcher, mais il n’y avait plus ni filets, ni hameçons. Pour comble d’infortune la poudre manquait. M. de Champlain préféra endurer la faim que de consumer à la chasse le peu qui lui restait. Au mois de juillet, dix-sept personnes revinrent à Québec avec les Pères de Brébeuf et Massé. Elles apportèrent quatre à cinq sacs de farine d’environ cinquante livres chacun. Ces sacs appartenaient à des particuliers, deux seulement furent vendus. Les Récollets en achetèrent un ; Dupont-Gravé acheta l’autre. M. de Champlain ne reçut pour sa pitance qu’une écuellée de farine.

Couillard avait sept arpents ensemencés et il assista les colons de son mieux : « quoiqu’on lui témoignât peu de reconnaissance et que lui-même, ainsi que ceux qui étaient au Fort avec lui, fussent des plus mal partagés. » Les Jésuites avaient ensemencé juste ce qu’il leur fallait pour leur entretien. Les Récollets avaient quatre arpents de terre en culture, et ils promirent de donner le surplus qui leur resterait aux habitants après avoir mis de côté leurs provisions pour l’année.

Que de souffrances la Compagnie des Marchands aurait épargnées aux pauvres colons, si elle leur eût permis de se livrer à la culture ! Il y avait plus de vingt ans que Québec était fondé et tout restait à faire. Les familles de Mme Hébert et de Couillard rendirent de précieux services à leurs compatriotes dans cette année de famine. Celles d’Abraham Martin, de Desportes, de Langlois et de Pivert, partagèrent les mêmes peines. Si chacune d’elles avait pu cultiver, la Nouvelle-France n’aurait pas subi de pareilles épreuves. Mais les grandes œuvres voulues de Dieu doivent, avant de prospérer, passer par le creuset des tribulations : la colonie fut fortement marquée du sceau divin. Ce ne fut qu’après vingt-trois ans de luttes et de souffrances qu’elle put enfin être établie sur des bases solides. La famille du premier colon canadien a essuyé toutes ces épreuves ; elle a assisté aux difficultés des commencements de la colonie ; elle a contribué pour sa part à la faire triompher des obstacles qui semblaient s’accroître au lieu de se dissiper.